Illusions de l'authenticité 1 : le phénoménal comme abysses.

(Salomé par Bonnaud)


Un grand penseur moderne, et anglais, oxymorons redoutables, a écrit justement : « la vie est un théâtre ». Auguste, à sa mort, eu comme dernier mots dans sa bouche édentée de providence morte, « la pièce est jouée ». Que dit de plus Tartre quand il oppose l'être humain authentique et concret, qu'il appelle du doux nom d'« existence », à l' « essence » inauthentique et abstraite garçon de café, et proclame que l'existence précède l'essence ? (On se sent tout de suite rassuré par le caractère plus concret que le platonisme de ces déclarations péremptoires . Comme le montre Hegel dans la Phénoménologie, l'homme n'est jamais si abstrait que quand il prétend saisir l'ici et maintenant, le singulier) Car l'acteur joue une apparence, prend la forme d'un autre que lui-même ; et ainsi les spectateurs se prennent au jeu, mais savent au fond d'eux même à sa « fausseté », à sa « superficialité » . Le rôle est ainsi comme un voile (le garçon de café) jeté sur une réalité (l'homme) qui est pensée plus consistante, authentique, « plongée dans la merde et le sang » dit la nausée, dans un louable souci d'engagement . On sait bien que le roi de théâtre n'est pas le roi, pas plus que le spectre n'est un vrai revenant . Tartre ne dit rien de plus . Telle est l'idéologie courante du spectacle : le spectacle n'est pas pleinement sérieux, comme telle protectrice du sérieux du siècle, de la sagesse du monde .

Mais sommes nous bien assurés que le personnage que va redevenir le roi à la fin de la pièce est plus authentique que celui qu'il joue ? Le drame joué ne permet-il pas de révéler au contraire un être plus profond que la personne de l'acteur ? L'acteur n'est-il pas rien d'autre que la puissance de plusieurs destins, la manifestation de la plus grande puissance de l'homme, celle de surmonter son destin mortel ? Molière n'est-il pas plus le Misanthrope que le bouffon du roi ? Hamlet n'est-il pas plus authentique que la plupart des hommes authentiques ? Lear plus authentiquement illusionné de son propre illusionnisme que la plupart des modernes ? Le père Ubu n'est-il pas parfaitement vivant ?

Comme les enfants dans les histoires, on se rassure : c'est « pour rigoler », pour faire « comme si » . Car penser que ce n'est pas « pour rigoler », c'est penser le théâtre comme symbole du monde, jeter la suspicion sur le caractère authentique de toute vie humaine moderne . La « personnalité » serait-elle un voile, capable d'orner plusieurs corps ? Une stratégie contingente de présence au monde pour une psyché ? La vie serait-elle vanité ? La douleur, la rage et le désespoir de carton pâte des personnages tragiques rien de moins que notre douleur ? Le fond du dépressif, du malheureux, la compassion de l'homme moral, du tartuffe, rien de plus que celles du père noël est une ordure ? La conscience rien de plus que le contenu de la valise d'Ubu ? De telles « horribles » questions ne se posent pas aux jeunes filles . Il est correct de dire et de penser que l'apparence est superficielle, masque la personnalité profonde, et ne doit pas prêter à conséquence, même si nous savons tous que c'est une connerie, et qu'il ne faut pas le dire : « elle n'a pas un physique facile, mais elle est très intéressante... ». Si notre profond même n'était qu'apparence redoublée, si nous étions fantômes de l'Hadès ?

Relevé par la moraline, l'écart au paraître de la sagesse du monde fera rechercher l'authenticité dans le refus du jeu, de la représentation sociale, à la manière des cyniques grecs, dans le sauvage, le nu, le brut, le poilu . C'est pour cela que le naturisme est si lié au puritanisme protestant, qui est une étape de désymbolisation . Mais plus l'on s 'éloigne de la représentation, plus il s'avère que l'on représente le refus de la représentation, et que l'on forme le spectacle de l'authenticité . La photo d'actrice en paysanne, portant des légumes dans sa jupe longue Chanel ? Tel écologiste quittant sa voiture avec chauffeur à cent mètres de l'Assemblée pour arriver en vélo devant les caméras ? Tel philosophe « s'abritant des balles » derrière un mur sur lequel, assis, paressent des spectateurs tranquilles même pas intrigués ?

C'est la voie – et on jugera l'arbre à ses fruits- de la recherche de l'authenticité par le dépouillement du symbolique : le redoublement du vide spectaculaire, en tant que spectacle symbolique mensonger du dépouillement du symbolique exténué comme représentation, elle même exténuée comme mensonge, dans la voie de l'entéléchie moderne .

Pour être clair, le symbolique est la présentification d'un archétype à un être fini ou à une communauté : l'archétype n'est pas représenté, mais présent dans le symbole et la symbolisation . Il est présence, image et ressemblance dans un miroir . La symbolique est théurgie . L'ordre symbolique est le maximum d'intensité de la vie humaine, ou encore la figure même de l'authenticité humaine . Yerma, de Garcia Lorca, est manifestation réelle de la stérilité moderne, nœud gordien d'une vie étriquée enfermée dans l'identité unidimensionnelle, et présence de l'art, de la sensualité sauvage et de l'amour, encore indispensables à la vie mais niés et perdus de vue, révélation de la puissance sacrée du diabolique social, seule puissance capable de bouleverser l'incarcération tragique des hommes dans l'enfer produit par leur propre activité, leur auto-production toute puissante, illusoire . Dans l'Âge de fer, le diabolique social, le réprouvé, manifeste l'ordre divin sous la forme du bal du Diable, de la nuit du Shabbat : telle est l'économie de Yerma, comme du Maître et Marguerite . L'origine de la tragédie est le mystère, la liturgie . La voie de la main gauche est la liturgie de l'ordre nocturne, la hiérogamie ou voie des fidèles d'amour . La liturgie authentique est théurgie, expression la plus haute du Saint . Alors le spectacle transcende les acteurs, comme la liturgie transcende ceux qui l'accomplissent, et fait advenir la poiésis dans le réel, expression la plus haute de l'activité humaine .

A ceux qui parlent de duplication symbolique (entre le symbole et le symbolisé) et réduisent cette duplication à la représentation, rappelons que le simulacre n'est pas une signature de l'absence, puisqu'aucune présence ne se passe d'image, ne s'atteste sans image . Ce que manifeste sensiblement le symbole n'est pas sensible, ce qu'il manifeste comme forme n'a pas de forme ; le symbole est la puissante manifestation d'une puissance . La simple écriture d'un nombre est un cas de ce genre . Le chiffre du nombre le rend sensible, permet de le manipuler et de communiquer des opérations en elles même insensibles . Comme l'arc en ciel noachique, le symbole est un pont entre des mondes .

Le symbolique s'exténue comme représentation, ou comme sémiotique, c'est à dire quand il est pensé comme absence « réelle », simple signe de ce que de ce fait il « représente ». Une telle réduction se produit dans une ontologie unidimensionnelle, où ce qui est non-manifesté est soit absent ici et maintenant, soit inexistant, fictif . Car ne peut être que ce qui est situé dans le temps et l'espace . Et la représentation s'exténue comme mensonge, quand, de cette apparence de présence à cette absence « réelle », on conclut au mensonge et à l'hypocrisie . Ce mensonge et cet hypocrisie doivent être interprétés dans l'ordre unidimensionnel : ils le sont sur le mode du complot, de la manipulation maligne, ou encore de l'auto-production psychique, ou de la folie . Ainsi naît le concept de fantôme chez Stirner, ou l'opium du peuple . Un exemple historique de ce processus est celui de la présence du corps et du sang du Christ dans les espèces consacrées . On est passé de la « présence réelle sous les espèces du pain et du vin », à l'idée d'un signe dans les Églises protestantes, puis d'une tromperie, par exemple chez Diderot .

Notons que l'ontologie de la chose, « res », sert de référence à ce processus : est principalement, éminemment, être, la chose, res, (une selon le principe d'individuation, pourvue d'une identité, sensible, repérable et mesurable selon la quantité), qui de ce fait se trouve archétype et mesure de l'existence . Est dit « réel » ce qui d'une manière ou d'une autre s'analogue à la chose, et d'une réalité inférieure, (selon que l'objet ne possède que certains critères d'existence de la chose, comme identité sans sensibilité, sensibilité limitée à un sens, non mesurable selon la quantité), comme le nombre, l'espèce, l'âme, l'esprit, le songe ou la relation, ou l'Ange . L'ontologie de la chose est l'enfermement carcéral en un monde, et aussi « renversement des valeurs » puisque ce qui est le plus inférieur devient la mesure des mondes . Dans cette ontologie la présentification symbolique et théurgique ne peuvent être pensées, car elles sont de l'ordre supra-individuel, et ne peuvent être mesurées par le concept de « réel » . Dans cette ontologie l'homme vivra principalement et éminemment de pain, l'homme est un objet organique, le produit d'un phylum organique . Dans le plan, l'axe vertical est le point infime, de surface nulle, autant dire rien .

Aussi la « présence réelle » est-elle comme tant d'écoles d'opposition au Système, et surtout la psychanalyse lacanienne, l'expression maladroite et intenable, dans le langage du Système, d'une résistance à celui-ci . Quoique valable, la présence réelle s'offre à la radicalisation critique de l'ontologie racine sans résistance : qu'est ce cette présence réelle où la phénoménalité se détache de la « réalité », ce qui est contradictoire avec l'ontologie même de la res où s'exprime la thèse ? Et qu'est-ce que cette mélancolie du révolté qui n'est que la frustration de choses inexistantes ou fictives comme chez Zizek ? Ou cette société humaine qui a besoin de fictions, de tiercéité fictionnelle ? Comment en défendre la nécessité quand on en exténue à ce point l'être, qu'on ne peut y adhérer soi-même ? Le symbole n'est rien, une pure fiction, un mensonge, dont nous avons besoin – voilà le message des révoltés empêtrés dans l'idéologie-racine .

Le symbole est un mensonge que si seul le monde des choses est l'être, et rien d'autre . L'implicite de la désymbolisation est une position métaphysique de l'idéologie -racine . « Seul ce que nous, nous pensons être, est . Nous sommes le sommet et la fin de l'histoire de la pensée : la pensée n'est rien, c'est la défaite de Platon » a écrit un vieux sanglier .

Une fois le symbolique exténué en mensonge, la désymbolisation se trouve valorisée en dévoilement, et la destruction iconoclaste en courage intellectuel et moral . L'image érotique du dévoilement, de la mise à nu du corps de la femme, et donc le désir et la passion sexuelles sont mises au service de ce dévoilement . Mais comme Salomé le montre, la mise à mort de l'annonciateur, de l'ordre symbolique, pour le corps d'une femme, n'est pas la perte de l'illusion, mais bien l'enfermement dans l'illusion . Il n'est rien de plus théâtral que l'amour et la passion sexuelle, que la danse de Salomé – je vous renvoie, amis, aux délicieux Ovide et Stendhal . Ovide dit que les dieux rient aux mensonges des amants . L'érotique est une symbolique, où la mise à nu est encore une symbolique ; sinon, l'érotique désymbolisée devient celle où les corps nus sont la totalité du spectacle, la réalité du sexe étant la bestialité naturelle, plus authentique dans l'idéologie-racine : la pornographie, comme sexe brut . J'ai montré ailleurs que Kant était à la métaphysique ce que la pornographie était à l'érotique .

L'entéléchie moderne porte, comme partie fonctionnelle idéologique, une ontologie dont la présentation commune de la représentation et de l'art est informée ; et cette pensée rend impossible la formulation de la puissance de l'art . L'esthétique s'en débarrassera ou restera mutilée, théorisant l'information par quantification, ou l'équivalence universelle des choses dans l'expression esthétique, régulée par le marché .

Mais s'en débarrasser est d'une grande violence spirituelle, et n'est rien d'autre que ce que propose Fritz Zorn dans Mars, « je me déclare en état de guerre totale ».

Viva la muerte !

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Nu

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Zinaida Serebriakova