Illusions de l'authenticité, 3. De la classe dominante comme classe révolutionnaire .


(Gérôme)


« L'élite dominante ne peut ainsi adhérer à l'idéologie-racine sans difficultés, ni restrictions mentales, ce qu'Hannah Arendt note dans les cas de l'Allemagne Nazie et du Stalinisme . Aussi la tyrannie deviendra-t-elle de plus en plus l'authenticité des modernes, une tyrannie donnant le spectacle de la liberté : nous avons tout loisir de nous moquer de ce qu'était la réalité de l'URSS, cette « vie devenue meilleure », proclamant la liberté d'expression dans sa constitution pendant la grande Terreur . »

C'est aussi pourquoi l'élite dominante, ou plutôt une partie, peut être la meilleure alliée d'un mouvement révolutionnaire : les cas à étudier étant la conversion de la haute noblesse française à la philosophie des lumières avant 1789, et l'abjuration massive du marxisme par la nomenklatura de l'URSS dans les années 80 . La structure de la propagande moderne fragilise les idéologies dominantes, car la force n'impose que le spectacle de l'assentiment . Alors l'ordre symbolique humain est détruit par les interstices béants que crée la prolifération cancéreuse du mensonge dans les aspects les plus intimes de la vie, puisque même les mots les plus quotidiens deviennent manipulés ou interdits .

Les grands mots se démonétisent d'abord, et la propagande cherche alors les champs où la parole a encore une valeur pour les investir . Mais loin de redonner à l'idéologie -racine la vigueur des frontières de conquête, ces lieux fascinants pour le monde moderne, ces nouvelles frontières de l'extension et de l'intensification, au stade ultime où nous sommes, ultime intensif du déchainement totalitaire après l'ultime extensif de l'impérialisme, ne font que déterminer l'étouffement de toute forme de vie humaine supérieure . La vie humaine est alors désertique, envahie par la manifestation multiforme de la nostalgie impensée de l'être, les activités compensatoires les plus diverses fournies par le Système, le donjuanisme, la mélancolie, la haine de soi, et des pathologies sociales comme les addictions se développent, ainsi l'alcoolisme massif en URSS . Notre monde gère mieux cet aspect, puisque c'est la pharmacie, de meilleur aspect, qui a pris le relais de l'alcool . L'alcool a été le premier grand médicament de l'Âge de fer .

En passant, la Bretagne du XXème siècle, celle des fils ne pouvant comprendre leurs grands pères et les regardant avec horreur et mépris, les suicides par pendaison dans la grange, de l'alcoolisme, comme nombre de peuples détruits dans leur racines, a connu silencieusement un sort comparable . Quel étrange sort de malédiction, pour un peuple, que de perdre une de ces croyances fondamentales qui permettent de vivre comme être humain, celle de la transmission du Sacré à ses fils et à ses filles . Étrange destinée que celle de se retrouver face à ses enfants comme face à des étrangers, qui ne parlent plus la même langue, et vomissent toute votre vie, qui leur a donné naissance . Cela bien sûr n'est pas une violence symbolique, non : c'est le progrès dans le récit archétype renouvelé pour tant de peuples de l'idéologie-racine . Amis de tous les peuples vaincus, il faut cesser de croire cette version de l'histoire pour revivre dans ses racines, condition semblable aux hommes, qui les portent avec eux, et aux arbres, et surmonter la souffrance des pères . Et là où l'arbre meurt, l'homme paraît encore vivre, mais est à peine humain . Méfiez-vous, amis : le Système vous prend vos enfants comme aux bretons, et vous risquez de ne pouvoir suivre leur « consommations culturelles », si vous manquez la plus grande vigilance . Nous risquons tous d'avoir des enfants étrangers à leurs pères par le « progrès » : souvenez vous ! Un tel effondrement n'est pas la lente dérive légitime des civilisations, qui affrontent des temps toujours nouveaux ; c'est la rupture volontaire de toute possibilité de transmission, le risque de la perte de l'essence de l'homme, qui est transmission non seulement de corps et de sang, mais aussi d'esprit et de vérité, cela même qui fut appelé civilisation . .

Dans une telle vacuité les élites bureaucratiques ont autant que les autres hommes besoin d'un récit archétype pour donner du sens à leurs vie de calculettes . L'établissement de l'ordre libéral n'est pas seulement ce récit horrifié des opposants, le grand bond en arrière selon les penseurs authentiques de la gauche, c'est aussi l'Exode, la glorieuse sortie de la route de la servitude, que se racontent les héritiers de la Société du Mont Pèlerin, les uns comme un bond en arrière, les autres comme un bond en avant, structurellement un et même . L'obscur dit : « le chemin vers le haut et le chemin vers le bas : un et même ». Ainsi même ironiquement, le veilleur du pouvoir peut-il être cité fraternellement par l'opposant .

Le spectacle et le mensonge sont proportion de la nostalgie que dégage la négativité extrême du Système . La Tyrannie floue, comme les totalitarismes modernes, ne joue pas seulement avec la veulerie et la haine, mais bien plus encore avec les sentiments, les espoirs et les désirs les plus élevés des hommes . Elle se fonde sur la nostalgie de l'être . Aussi les plus hauts représentants de l'esprit ont-ils pu servir les tyrannies les plus destructrices, entre la haine de soi et la haine destructrice du Système, quand ils imaginaient que le nazisme ou le bolchevisme le détruirait jusqu'à la racine, définitivement . De même, la tyrannie actuelle en devenir, lentement produite par l'entéléchie, ne rentrera en scène complètement, comme Moby Dick, que quand elle n'aura plus besoin de voiles, de prétexte et de fins pour régner . En attendant elle trouve des esprits pour croire à ses images multiples et versicolores, et y lire le récit archétype politiquement correct de la libération qu'ils y veulent . Tout cela va nourrit la naïveté de ceux qui préfèrent attendre, puis va aux poubelles de l'histoire . Qui a cru que les réseaux informatiques créeraient une nouvelle démocratie d'entreprise ? Que la mondialisation préparait un nouveau paradis d'égalité, un empire ? Ainsi se préparent de nouvelles étapes de plus en plus « décomplexées », où la propagande est ouvertement dénoncée par les propagandistes eux-mêmes .

La seule réalité que reconnaît le Système est la puissance matérielle ; non la supériorité culturelle, pour laquelle on a des tas de respect, non la supériorité morale, sauf pour les autres, pour leur donner un peu d'émotion . C'est cela, être décomplexé : le maître de l'Âge de fer peut être un jouisseur inculte, qui se moque absolument de la grandeur, du destin, de la beauté hiératique, de la Nation, de la justice et de l'ordre, sinon comme moyens de sa puissance, elle même moyen de sa jouissance, et il n'en a plus honte . Contrairement à Adam, il ne cherche plus à se cacher : il triomphe . Quant au peuple, comme le peuple romain, il ne peut être qu'ambivalent, parce que tous les êtres bornés produits par le Système donnent raison, au fond, à leur chef : il fait ce qu'il veut, il fait ce qu'ils veulent faire, ils le font à travers lui, et ils l'aiment comme eux même, sans être capable de se voir tels qu'ils sont, non le miroir du chef, mais ses victimes, qui détournent les yeux de leur destin pour s'identifier massivement à l'agresseur . L'aliénation du peuple est non seulement consentie, elle est désirée, désespérément . Les petits chaperons rouges veulent croire, désirent croire aux paroles du loup . Plutôt moins de douleur et moins de science, plus de cirque et d'illusion . Car le savoir ne donne dans le Système aucune autre récompense que la peine . « il n'est rien de l'ordre du mal à ce qui peut être enduré », dit le Hagakure, mais une telle vérité demeure cachée . La vérité est si inavouable et moche – Oscar Wilde disait que c'est la dernière des choses à dire à une jeune fille bien élevée – que seule une certaine cruauté, ou le désespoir, ou la folie, peuvent rendre passionné par la lucidité . Le chef de horde n'a pas besoin de la vérité, de la « culture », personne n'en veut vraiment – voyez Coetzee sur l'EDS . Et ils aimeraient tant être chefs de la horde, tous ces petits chefs minables, avec leurs costumes gris à deux balles, leurs chaussures pointues, leurs voitures bien lavées et leurs blondasses ; comme ceux qui veulent être 50 cent, avec leur uniforme, ou encore ceux qui veulent être Olivier Besancenot ; ils aimeraient tant qu'ils se la jouent sans cesse, et ne peuvent cesser . Richard Roman – Carrère a eu raison de penser sa vie comme symbole – n'est pas une exception, mais le cas extrême qui éclaire crument la règle occulte . Voyez tous ces enfants qui portent des vêtements à d'autres noms que les leurs, qui jouent à être, comme les mafieux de Gomorra, Tony Montana . Ressembler à quelqu'un pour ne pas ressembler à rien, tel est le destin du peuple formé et vidé par la propagande . Voilà le fond de toutes les « tribus » modernes : il faut identifier celui qu'ils imitent . Une tribu moderne est un regroupement nominaliste par un seul critère, une catégorie vide qui rapproche les débris épars d'un naufrage .

Une note de lucidité en passant, pour les apprentis chefs de horde : si tu veux évaluer la dominance de quelqu'un, regarde la femme qui l'accompagne . L'exercice peut déprimer, ou dérider . (Dédié à Oscar Wilde).

Mais que font dans et face au Système les autres hommes, non les hommes « normaux », comme on dit en notre âge, car la norme doit être la plus élevée, mais les hommes de la masse de notre âge ?

Nous poursuivrons notre route dans la Galerie des glaces de l'Âge de fer, vers les banlieues pavillonnaires, les massacres du Hibou de la Nuit, et les trains, la nuit, à travers la plaine . A bientôt, frères humains, et n'ayez les cœurs contre nous endurcis par nos manifestations de cruauté : il y en aura d'autres !

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Nu

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Zinaida Serebriakova