Lune.

(Araki)

La lune
Comme une main gauche
Au plus haut des cieux
Reflet du puissant Soleil
Et son reflet sur les rosées
Aurores
Fragmentées d'images de
Ma vie
Et son reflet dans les flaques d'eau sur
Le bitume de la ville
Entre chewing gum préservatifs mal fermés et seringues
Ensanglantées inévitables
Désir immense de mort

A cause du
cauchemar des
Rêves à vendre
Mon père est mort
En néons et
Écrans de lumière
Douces
Que je vous hais
De désir

J'ai aimé et servi la mort des jours
Abominé les mines des adultes
Leur morale les pieds dans la merde
La bêtise au front de taureau qui profère toujours
Tu dois

J'ai caressé le serpent
La morsure des nuits
Les pas qui arpentent les rues
Le rythme de tes pas
Et la lune larme
Sous l'œil ténébreux du Dieu
Se dérobant dans
Les obscures clartés
Des astres
Impassibles

Et je crois je sais
Tu sais
Que je te cherchais

Le soleil brulant est main droite étendue sur le jour
L'azur
Les limites découpées par la lame
Le feu des mondes
L'accablement du grand Midi
Sous le signe du Chien
Sueur fureur folie
Au son lancinant des insectes en
Lutte
Je m'involue dans les forêts
D'ombres
De l'âme
Mauvaises comme
Les mers hurlantes
Au naufragé
Errant parmi les îles
inconnues

Et par miroir par réflexion par signe
Par la présence qui se creuse au cœur du vide
La lumière qui s'involue dans les ténèbres
Et le rythme de tes pas la nuit
De tempête
Comme les vagues déchirées de chair qui soulèvent et re-soulèvent le
Reflet de la lune

De la fin de la terre
Du pays de la disparition
Brume et marins perdus en mer
Sentiers indéfinis longeant les roches et l'estran
Sans frontières sans fin blessures sur l'indéfini
Avides de mélancolie de lumière
Et d'horizon
Du sable eau brouillards rocs varechs
L'effacement des pas et des hommes
Les amis le vent les
Emporta comme
Il effaça nos mots tracés sur le sable
Je t'ai heurté sur le chemin
D'une mienne blessure
Je ne peux ni ne veux
Enjamber
Ton corps
Des yeux noirs
De Lune
Du puits de l'abîme
Ces yeux
Seigneur

Et l'homme en exil de monde et la Lune ont tissé
Un chèvrefeuille diffusant
Au dessus des tombes silencieuses
Le chant parfumé des anciens mondes
Les anciens mondes sont devenus vivants
Évoqués par les mots des serments passés
Telle l'alliance d'Adam autrefois
Sur la poussière
Devant la femme adultère
Par bienveillance
Figure non du crime mais
De l'homme même
Ecce homo
Caïn

Dieu d'Abraham d'Isaac de Jacob
Dieu de l'obscure ardence du cœur
Par Salomon
Tu évoqua la vigne de l'aimée
La fontaine scellée
L'Alliance et la réconciliation fruits du ventre de
La grande guerre
La concaténation de l'âme par grand'douleur de mort
Et la douceur du réveil sous l'Arbre
Sous l'arbre où fut évoquée Ève
Je mange et bois à ta chair comme un fruit de soleil
Au verger des grenades
Et retrouve la Science de
L'Antique Serpent .

Comprenne qui pourra
La clef est parmi le livre des clefs
Étudie et je regarde aussi
Et qu'importe celui qui veut arriver sans
Cheminer.

Car arriver est vain
Pour celui qui ne sait pas où il est
Il ne sait pas qu'il est arrivé
Il ne sait pas qu'il est parti .
Partir est arriver
Tu ne me chercherais pas si tu ne m'avais déjà trouvé .

Et je crois je sais
Tu sais
Que je t'avais toujours déjà trouvée

Divine CoMédie.

(St Michel)

Sur les flancs des mondes s'écoulent les fleuves du paradis
Quatre fleuves, quatre et non trois, quatre et non cinq .
Sur les flancs des mondes, une colline est sommée d'un jardin scellé
D'une fontaine

Les flancs des mondes se reflètent sur ton flanc
Le soleil du Haut désir s'y abîme d'un regard brulant
Dans l'océan translucide

L'Un, le Seul, qui veut et ne veut pas être nommé
Se liquéfie en quatre fleuves
Miroirs par les nuits calmes ils sont
Images du ciel dans sa nudité
Étendue aux vallées ténébreuses
Du monde

Ainsi l'Un apparaît au creux de ton ventre
Nous nous liquéfions
Fleuves
Étendus nus
Au Jardin des délices
Je repose sur tes parfums
Peau contre peau
Et les larmes font le quatrième

Moi qui chevauche tristesse et mélancolie
La joie s'élève à tes côtés
Tu me fais Roi et Maître
Par tes soleils
Princesse
L'être et la félicité nous portent
La Tristesse insinuée sous le sol de ma chair
La Source des anciens crimes
Rejaillit dans les flots du regard
En transparence de la source et
Dans le bouillonnement des sirènes
A l'étrange regard d'émeraude.

La folie devient douce
Le sang légitime
L'angoisse s'apaise comme le soleil au crépuscule des étés torrides
La peine et les larmes sont joies
Les cauchemars du passé courbent la tête
Devant les éternités de tes lèvres.

Hier on chantait l'amertume
Et l'amour de demi brume
Le ciel descend
On y pressent
Un long destin de sang-

Hier on tuait les enfants
Mécaniquement par milliers
Rien n'a changé vraiment
Si ce n'est la peine
Et cette peine que nul n'abolit
Et l'empreinte de ce sang s'imprima
Dans mon âme
Définitivement


Tes yeux sont les boucliers de ma peine
Ton souffle est le vent sur la roseraie silencieuse sous la lune
Il n'est d'ici à l'Orient des songes
De fruit ou de suc qui puisse le contenir
Ne serait-ce que l'effleurer
D'une aile
De feu

Ceci est le mémorial de mes mots
Pour la splendeur que tu me donna
Parce que c'était toi
Parce que c'était moi
Par les nuits et les nuits
De l'an des ténèbres deux mil dix
Dans Dreamland

Le monde des morts .

Attente sur l'horizon des montagnes .

(Spitzer, Cantiques des cantiques . Galerie Célia B.Guedj à Lyon)

L'attente est mortelle et ne doit pas nous tuer .

Nous regardons l'horizon, et loin, très loin, nous voyons des colonnes de fumée se lever comme une aube d'été des montagnes de l'horizon . Le signe du feu annonçant l'arrivée d'autres choses, du convoi de la Reine de Saba, du Prêtre Jean, la fin des labyrinthes de rêves de Merlin-la mort du Duc de Cornouailles, la jouissance d'Uther Pendragon .

Les colonnes de fumées des armées des trois mondes en marche, du feu dévorant la paille des mondes vides et secs construits par la main des pères . La puissante trompette frappera le monde-le kairos est là, toujours déjà présent . La vie humaine est, dans l'attente, d'une amertume infinie, et si grande . L'essence de l'homme est aussi cette attente . La vie est en soi comme être, conscience, félicité, toujours déjà présente . Et j'attends ce toujours déjà présent, comme un a-venir, un monde à naître de cette aube sur les montagnes de l'horizon . Est-ce ignorance, aveuglement, ou déroulement, explication du Serpent du temps, dont les spires se rejoignent dans l'Ouroboros des cieux étoilés, giflés par la queue scintillante du Dragon ? J'attends, alors que chaque grain du sablier céleste est tissé d'éternité . Mais je t'attends, je viens doucement vers toi .

Être au grand midi du kairos, c'est être plus en un instant que n'importe quel organisme centenaire de forme humaine, à la peau de tortue et au cerveau de reptile rassis de lâchetés et d'aveuglements, le modèle moderne de l'immortalité : le rentier centeniais-re, le vieillard baveux, impuissant, inepte, plein de gratitude pour son infirmière . Ce que l'État voudrait être, l'infirmière du plus grand nombre, de tous ceux qui n'attendent plus rien que d'attendre encore, en glissant lentement dans la poussière des linceuls . Attendre ? Mais quoi, sinon le Progrès ? C'est à dire la mort oui, mais l'euthanasie, la mort dans le bonheur du plus blanc que blanc, de l'hygiène, du politiquement correct- Chers clients de la Clinique de la Mer, chaque vie humaine est également précieuse pour nous...comment le pourraient-elles, quand la mort de mon ennemi me réjouit, et que je mourrais de ta mort ? Les floraisons de centenaires tremblotants comme des flammes de bougie au vent du siècle à venir ne sont pas une attente, mais la manifestation du caractère pathétique et vide du Progrès dans le Système .

Le monde de la sécurité que nous connaissons a des fondations, des pôles aussi vides, illusoires et fragiles que le monde de la sécurité d'avant 1914, et les puissances de destruction sont tellement, tellement plus développées . Notre monde de la sécurité est gonflé de vide, de vent . Et le rien perce toujours davantage, creuse toujours davantage . Notre monde est une danse macabre silencieuse, invisible, couverte par les images des poteaux de couleur où la vie humaine est clouée . Un monde aussi monstrueux en son essence peut s'involuer indéfiniment, mais il ne peut durer, il ne peut être .

Pourtant il nous permet de vivre . La vie doit continuer, alors que nous voyons ces colonnes au loin qui la nient comme continuation, qui annoncent la grande guerre . Alors que la singularité se rapproche qui rendra le monde de la sécurité monde passé, perdu, éperdu dans ses illusions, la sécurité mythe passé, la folie et la destruction réalité massive et déjà présente .

La vie est vidée de sa substance intime, n'est plus crédible, la vie est comme un dessin naïf en noir et blanc, mais qui reste le support matériel de la vie, car ce qui est fatalement en cours n'est pas arrivé jusqu'ici . C'est vivre alors que la vague monte, qui inéluctablement, s'abattra . Mais il faut vivre, c'est la loi des hommes . C'était déjà l'expérience de la mort soudaine de l'homme travailleur, avec son plan épargne retraite . De la mort soudaine de l'homme ambitieux, avec son plan de carrière . Salomon dit : et cela aussi est vanité et poursuite du vent .

L'art philosophique véritable est d'écrire un chant à la lyre alors que dans Rome se déchaîne l'incendie . Néron était peut être ce grand poète qu'il voulait être - D'écrire une lettre d'amour alors que Moscou brûle . D'écrire un roman ironique et léger sur des cartes à jouer pendant les affres de la retraite de Russie...ou un roman sur Jésus sous le règne du Soleil trompeur, Staline...de tisser un lien d'amour pendant la guerre civile mondiale...d'aimer comme Juliette un homme de la maison ennemie pendant des désordres civils...de sauver des hommes au coeur des massacres, au péril de sa sécurité et de son épargne retraite...d'appeler au goût des roses blanches en enfer... oui, quels hommes c'étaient !

Rien n'est plus grand qu'un baiser de ta bouche . Rien n'est plus follement, terriblement humain, vertigineux, solaire . Qu'importe alors Rome et ses incendies ! Qu'importe la prise de Rome par Alaric, les barbares déferlant au siège de l'Empire du monde si la Cité de Dieu est sur ta bouche... Pascal le disait lui-même, la vie doit commencer par l'amour . Elle peut continuer par l'ambition . L'ambition est un pis aller .

Nous continuons à devoir agir comme si le monde était éternel pour survivre, alors que sa destruction est en cours de manière visible et invisible . Grande est la tentation de perdre pied dans ce monde, et cela ne nous aidera en rien pour affronter ce qui arrive .

Funambules, nous marchons sur un fil de plus en plus fin et élevé, riant au dessus des abîmes . Mais comment ne pas continuer ?

Rire au dessus de l'abîme est la grandeur du Dandy-rire de sa propre mort, rire des hommes, et boire les rayons de l'Aube au dessus de l'horizon, avec des larmes dans les yeux . Embrasser l'Ange aux ailes de feu qui paraît au delà des ténèbres .

Sol Invictus .

Les Avant Gardes comme lieu authentique de la philosophie .



(http://lia.univ-avignon.fr/fileadmin/documents/Users/Intranet/chercheurs/torres/cuentos/cuentos/sorciere.htm-vu comme sacrifice de l'Europe)


Le Cantique des Cantiques, composé par Salomon .

Qu'il me baise des baisers de sa bouche
Car tes caresses sont plus délicieuses que le vin .
Tes parfums sont suaves à respirer;

Une huile aromatique qui se répand

Est ton nom et ton essence .


Le Cantique des Cantiques répond aux baiser des baisers ; il est manifestation dans le chant d'une essence parfumée, un arôme essentiel des mondes, celui de l'Éros . Et cet amour essentiel est ivresse couronnée de vigne, ivresse divine . L'embrassement de l'homme et l'embrassement de Dieu se répondent, cantique au cantique, baiser au baiser . Et comme le parfum, son essence est ivresse et insaisissable, un nom qui ne peut être prononcé, analogue au Tétragramme en son ordre .

Car le nom est parfum, non pas le mot, mais bien la puissante odeur d'ivresse charnelle et d'huile que le terme dénote . Comme les lettres sont couleurs, rose des vents, musiques, images, fleuves porteurs de mondes charriés dans leurs eaux qui reflètent les splendeurs de la nuit lactescente . Ainsi le nom en parfum ne peut être dit, mais signifié dans le secret de l'âme, comme la couleur et la matière en musique, dans le rythme de l'amour, s'écoulant comme l'eau d'une fontaine, qui se liquéfient avec et sous moi .

Celui qui connaît une chose précieuse, indéfiniment précieuse, plus que toute vie humaine biologique, que toute principauté de ce monde, que toute fortune hors l'absolu Soleil du Saint - peut la cacher dans une caverne secrète, ou la faire connaître au monde, mais il veut aussi, s'il sait pouvoir la perdre, en dresser un mémorial, tant pour son souvenir que pour le souvenir des hommes . Qu'un baiser soit aussi bon que le vin, qu'un amour soit ivresse absolue, amplitude et exaltation, divine porte du Ciel, alliance du temps et de l'éternité dans le vertige définitif des falaises ensoleillées - voilà ce qu'est le Cantique, ce mémorial d'un amour devenu le mémorial des tous les vivants qui vivent de ce Dieu d'une âpre saveur, cruel comme le fer du couteau enfoncé dans les tripes, ténébreux, brûlant, destructeur et pourtant lumineux comme un bloc de métal chauffé au rouge qui sort du four pour le sorcier, le forgeron . Ce dieu est le fils, et la lumière, et la chaleur des souterrains des mondes .

Il n'est pas ascète, celui qui devant lui baisse la tête et pleure, et rit ; il n'est pas ascète, il est un carnassier dévorant le chair, comme l'amour est un feu dévorant . Il n'est pas ascète et il est le frère du renonçant . Comme lui sauvage, en dehors et au dessus des lois, comme lui pensif, méditatif, comme lui absorbé dans les océans d'éternité dont chaque facette reflète le soleil invaincu . Il n'est pas ascète, aime l'ordre et la beauté, le luxe, le calme et la volupté ; il aime le parfum des cheveux de corbeau, qui évoquent comme le goémon des routes de la baleine, les aromates indéfinies des mers du Sud, le feu de la poudre et du Rhum, des sabres chauffés à blanc cautérisant les plaies . Il n'est pas ascète, car il est corsaire sur les lignes de routes des Zones Autonomes Temporaires, des archipels de pensées qui se tissent sur le réseau et dans les mots des hommes d'aventure, l'aventure de la pensée dans les sentiers écartés des forêts de l'âme .

L'aventure, le voyage, ne sont plus de ce monde depuis longtemps, malgré l'immensité des espaces . La mutinerie, le Bounty, l'île de Pitcairn sont des images de ce qui aurait pu être, un monde à part, les boucles du temps et de l'espace fermées, retiré du Système et de ses contraintes de fer masquées en sourires forcés et en pacotilles de libertés échangées contre de fers par trop concrets .

Or l'amour est l'image même de la liberté-la liberté authentique, qui est de mettre en premier l'essence, le parfum, le Nom, avant toutes les puissances terrestres, aussi grandes soient-elles .

En vain, pour satisfaire à nos lâches envies,
Nous passons près des rois tout le temps de nos vies

A souffrir les mépris et ployer les genoux
-
ce qu'ils peuvent n'est rien

(Malherbe)


Le roi m'a conduite dans ses appartements, mais c'est en toi que nous cherchons joie et allégresse; nous prisons tes caresses plus que le vin: on a raison de t'aimer . Le Roi peut m'emprisonner, j'ai raison ; telle est la figure divine de la liberté du fidèle d'amour . Telle fut la Rose Blanche . Ce n'est pas ses gestes qui le classent comme malfaisant ou bienfaisant, ou ses pensées comme mal-pensant ou bien-pensant . De ce qu'il est ivre de sa Grâce, il cherche en toutes ses folies . Aussi est-il, comme Tristan-Tantris, comme Iseult, chassé dans les forêts, livré aux lépreux . Son existence est prophétique comme celle de l'Ermite, en ce que sa légitimité est la manifestation de l'illégitimité essentielle de l'ordre du monde humain, des mensonges et des hypocrisies qui rendent possible l'ordre des familles et des mondes de la société, de leur manque de courage et de rigueur, de leur propension naturelle à collaborer, à dénoncer, à livrer-le petit monde venimeux des notables, ce nid de vipères vieillies, pâlies, sans venin, empestant le formol, l'anesthésique et l'odeur aigre de la peur . Ce monde laïque, sécurisé, loti, c'est à dire étranger au Saint, à la grandeur, à la solidarité de l'homme, à l'amour fou qui ne peut qu'y étouffer .

L'ancienne Europe a été sacrifiée, éventrée . Et ceux qui lui ont succédé ne veulent pas restaurer ce que les grands massacres ont détruit . Ceux qui aujourd'hui règnent sur l'Europe agonisante sont complices de ses crépuscules, de ses ténèbres, de ses vides, de ses tyrannies, du totalitarisme flou qui l'envahit comme une eau chargée de limons et d'hydrocarbures gluants, étouffant tout espoir et toute vie dans le goudron et les plumes, volées aux oiseaux du ciel . Ce n'est pas l'argent qui manque en Europe, c'est la lumière, la démesure, la flamboyance, la beauté . C'est ce monde qui aujourd'hui règne sans partage - le monde pour qui rien n'est plus important que la coupe du monde, le monde qui s'extasie devant le mensonge bien pensant de l'Afrique du Sud réconciliant les peuples - et c'est contre ce monde que la guerre des Avant-Gardes est toujours déjà présente . Les Avant-Gardes du passé sont le dernier espoir métaphysique de l'Europe, le projet d'une totalité entre la vie, l'art et la métaphysique . Ces Avant-gardes de l'Europe Orientale, Russie, Pologne, entre autres, balayées par la iejovtchina, par le nazisme, par la glaciation soviétique, ont largement sombré dans l'oubli . Lentement, ces œuvres immenses, ces projets réapparaissent au jour . L'Europe sans les slaves était l'Europe de l'Union Européenne, l'Europe sans manque, misérable et nue, en soi un crime passé sous silence, un tas de vieux Claudius sur un tas d'or ; l'Europe de nos jours connaît l'Aube d'une possible renaissance, une renaissance basée selon une cyclicité courte sur les œuvres de Baudelaire, d'Apollinaire, mais aussi de Russes et de Polonais disparus dans les convulsions et les horreurs de notre guerre de cent ans, de la guerre civile mondiale dont parlait Taubes .

Je cite Gérard Conio, dont je découvre l'œuvre avec émotion - par ce petit livre d'abord, les Avant Gardes entre métaphysique et histoire- parlant des Avant gardes russes au commencement de l'ordre bolchevik :

"On pourrait dire que les courants dits "de gauche"se sont adaptés à une situation de fait, ont accepter d'entrer dans le jeu politique pour réaliser leurs objectifs qui correspondaient à une nouvelle conception de l'art total héritée de leurs aînés symbolistes et qui invitaient à fondre l'art et la vie . La synthèse des arts apparaissait comme une voie obligée pour atteindre ces objectifs, une condition préalable à la synthèse entre l'art et la vie (...)dans (la) guerre contre l'utilitarisme, issu de l'économisme capitaliste, véritable perversion de l'économie au sens plein, juste et religieux du terme, les artistes et les poètes se référaient à une vision du monde synthétique et eschatologique qui, pour restaurer l'unité perdue entre l'homme et Dieu, s'appuyait sur les interactions entre les modes d'expressions ."

Au delà de réserves sur une façon de parler et de poser le monde qui n'est pas purifiée des scories de l'idéologie racine, il n'en demeure pas moins que nous avons dans nos esprits, dans nos âmes, dans les puissances érotiques qui nous traversent, les clefs d'une Europe réconciliée - la fleur unique et qui ne peut faillir, peut être, percera la glace des rires des derniers hommes .

Viva la muerte !

Maître.

( Frida Kahlo, Sin esperanza)


A l'époque le monde fut fasciné par la puissance
Le surhomme d'or fut érigé et ils l'adorèrent
Son nom fut progrès

A l'époque tu
Es le silence de la mer
L'attention portée
L'inquiétude du phare pour l'homme du large
Dans la nuit

A l'époque le monde fut vide de mots
Les images proliférèrent
Et l'attention à l'infime des mots
Fut perdue
Avec le deuxième livre
Les secrets des portes
Le murmure des clefs

Tu gardes les mots comme le feu
Vestale des poèmes
Vierge livrée aux désirs
Quelle grandeur dans ta simplicité
La royauté
Telle que
Vivante comme le serpent des mondes

Dans l'embrassement j'aspire ton souffle
Le Maître qui ne dit ni ne dédit mais fait signe
J'aspire la vie
Des lignages des peuples
Dans les délices de ta langue tournoyante
L'or de ta peau
L'âpreté du désir,
Avide de vent comme le loup

La sueur le sperme les arbres
Ne s'enlacent pas comme
Nous nous enlaçâmes

A l'époque le monde fut fasciné par la puissance
Le surhomme
Porteur de mort
La mère insultait et humiliait le père
Le père se pendait dans un lieu
Vide de toute humanité
La folie hantait mes saisons
Je chérissais l'implacable
L'impitoyable
Pour ne pas pleurer sur mes pleurs
Le secret

Sans humanité ni concession quelconque
Je désirais tuer pour ne pas mourir
Ne t'aurais pas tuée sans
Savoir
L'horreur de ma haine dévorante
Je regardais sans faiblir
Ces images qui me font devenir de sang et de larmes
A l'époque
Ne t'aurais-je pas tuée

A l'époque je découvrais la bienveillance et l'alliance
Les déchirements et les larmes
La douleur enfermée muette en moi
Insensible
Depuis tant et tant d'hivers
Qui jaillit

J'étais un mort
Parmi les morts égaré de moi-même
Ce don que tu déposes
Cette ancienne plaie atroce
Qui s'ouvre à nouveau
Un désespoir immense
Qui me rappelle

Peut-on revenir des cauchemars
Des pays de l'Anaon
Peut-on connaître le soleil
Seulement
D'une voix qui doucement
Appelle
Les larmes

D'une aile sombre et légèrement
Sur le masque mortuaire
De la poésie
Tu verses le sang tiède
Des vivants

Honneur à toi !

La pensée de l'insurrection à venir .

(Dali, prémonition de guerre civile .)


La Révolution Française-modèle récent de l'insurrection- a souvent reçu des interprétations économiques ou politiques . Ces interprétations sont aveugles . L'Europe moderne, celle des monarchies absolues, n' a pas été balayée par des évolutions économiques . D'ailleurs, ce simple mot d'économie est stupide . Le lien féodal est-il économique, politique, juridique, personnel ? La constitution d'une sphère de l'économie-corrélative d'une sphère autonome de la politique- n'est pas un fait de nature, comme s'illusionne l'histoire économique, dont le principe de possibilité même est l'existence originaire d'une sphère autonome de l'économie, ou de la puissance de cette autonomie ; Loin d'être de nature, la constitution et l'autonomisation de cette sphère sont un moment fonctionnel du projet moderne du monde humain . Cela permet de placer les liens les plus inégaux, les plus aliénants, les plus violents, en dehors de la sphère de protection du droit politique, voire même du droit tout court qui dépasserait le simple établissement fictivement contractuel de lois d'airain .

Les libéraux doctrinaires ne veulent-ils pas tout simplement la disparition du droit du travail ? Le droit politique peut être aussi généreux que l'on désire, il n'est qu'un fantôme projeté de l'utopie . Ce monde, notre monde, est une tyrannie pratique qui se nie explicitement comme telle au nom de ce fantôme imperceptible . La liberté fictive du domaine politique est étouffée par la réalité dite "économique", exemptée de fait des règles du droit du citoyen . Combien plus souvent notre vie est celle du salarié, du consommateur, du contribuable ! Comme sont loin de nous la liberté, l'égalité, la fraternité ! Notre société de la dissociation a délégué à la sphère économique le sale boulot de la coercition, a délégué à la faim et à la peur de l'exclusion le sale boulot de la force physique, laissant à la fiction la sphère de la liberté politique, quand la fin des guerres mondiales a ôté sa légitimité à la mobilisation totale d'inspiration militaire et nationaliste . De ce fait, elle ne cesse de secréter des doubles contraintes, du genre : "nous savons que s'opposer à nous fait partie de la règle du jeu, nous apprécions cela" ; du genre gagnez plus, c'est à dire soyez plus libre dans l'optique sociale, mais travaillez plus ; du genre "affirmez votre liberté", "j'aime quand tu affirme ta liberté" . Une telle position de double contrainte est totalement perverse, puisqu'elle prétend poser que l'autorité manipulatrice d'une personne sur soi peut être libératrice .

La vie de citoyen, qui occupait l'essentiel du temps humain du citoyen antique, occupe d'infimes moments de la vie ordinaire, le temps du vote, pour ceux de plus en plus rares qui s'y livrent ; la vie au travail, ou la recherche du travail, occupe pour nous cette part essentielle ; et cette part essentielle dévore les libertés politiques les plus reconnues . Aucune des libertés fondamentales n'est reconnue en pratique au travail . Le pouvoir réel qui ordonne la vie humaine est purement oligarchique . La démocratie moderne est un fantôme et rien de plus . Quand on attaque ce fantôme, on vous répond sur les principes incontestables, d'autant plus qu'ils sont virtuels, jamais sur l'existence, l'application réelle, sinon avec la plus totale mauvaise foi . Bien sûr, on peut soutenir que l'immunité principielle ou effective d'une personne ne viole pas le principe d'égalité en droit, on peut soutenir que tout citoyen peut demander à un ministre des comptes de son administration, ou enfin que le secret des correspondances et des communications est un principe unanimement respecté, quand des salariés sont licenciés pour le contenu espionné de leur mels, et ce sans le moindre scandale . Bien sûr que si, va vous dire DSK, président du FMI, la liberté politique est prioritaire dans l'Union européenne- voyez l'incarcération de la Grèce, voyez l'admiration de la tyrannie chinoise qui suppure de partout . Le monde réel est toujours plus asservi, sous les couleurs du libéralisme, et de l'affirmation de la liberté individuelle . Le monde libéral est une tyrannie sans visage, une tyrannie qui avance masquée-voilà l'évidence du monde moderne .

Il n'existe pas de sphères autonomes de la société, de la politique ou de l'économie sans qu'elles soient constituées par le droit et les catégories de la pensée .
L'Europe moderne a été balayée par les Lumières, en tant qu'idéologie racine constituante de monde . Elles sont apparues, ont structuré le fonctionnement spirituel des hommes, et ceux-ci se sont retournées vers cette Europe, leur patrie devenue étrangère, et ont déclaré : c'est le passé archaïque, c'est l'Ancien Régime . Voilà, et tous ces hommes vivants sont devenus des fantômes, des blooms . Les structures symboliques de l'Ancien Régime se sont effondrées comme une charpente dévorée de l'intérieur par les termites . L'ordre bourgeois a pu commencer à naître . La Révolution de 1789 est l'explication, la manifestation de ce creusement souterrain . Rien de plus, rien de moins, la nécessité unique, la mort . Pensez-y .

La pensée des Lumières...à la base d'un tel mouvement se trouve la production collective d'une matrice combinatoire conceptuelle, apte à tisser indéfiniment la vie humaine . Cela n'a rien de la vision idéologique de l'intellectuel désincarné . Ce dont il est question, c'est le tissu de la vie même de l'homme moderne, la nôtre . Croire que les mots n'y sont pour rien, qu'il n'y a jamais que des faits incontournables dans cette vie, c'est ce que la propagande ne cesse d'affirmer sous tous les tons-oubliant volontairement que la propagande est justement la preuve, pour qui sait voir, qu'il n'est pas plus de faits incontournables dans notre monde que dans le III Reich-les faits sont rendus incontournables par une organisation violente de la répression, et non par nature . Il n'y a pas besoin de pôle respiration, ou de pôle vue, ou de pôle amour, et il y a un pôle emploi, des structures d'orientation...

La perception du monde, de soi, de sa biographie...tout est chez l'homme structuré par le Verbe . Même chez celui qui n'a que peu de mots, qui est stupide, qui est muet . Plus l'homme est démuni, plus le monde structuré par le Verbe lui est destin, enfermement . Les structures des mondes humains sont des dires, et un jugement d'existence, et plus encore d'existence de nature, n'est autre que la position d'un dire qui se pose comme référence, comme norme . Pour autant je ne nie pas qu'il y ait des normes naturelles, issues de la puissance humaine de dire l'être .

Prenons une bande d'hommes du lumpenprolétariat . Si l'un deux interprète un geste ou un mot comme un défi, il peut se tourner vers un proche et lui dire viens, on va se faire respecter . En clair, le geste symbolique en face est classé il se fout de ma gueule, et il détermine une réaction standardisée de contre agression, se faire respecter . Tout cela est codifié par des figures linguistiques . La communication suppose le partage des signes, et exerce donc un effet de conformation . La pression à se conformer à cette structuration du monde est très forte, puisque ne pas l'accepter dans le quartier signifie l'exclusion -il ne se fait pas respecter-et l'agression . Pour ne pas rentrer dans la logique culturelle des mots du quartier, il faut être assez fort, assez armé - ainsi Ghost Dog- pour entendre à son sujet : lui, il ne fait pas partie de bandes, mais quand il s'énerve ça fait mal . Celui qui dit cela a des yeux rêveurs, un demi sourire .

Le changement idéologique ne change la société que si une masse significative des acteurs partage le changement de construction du monde qu'il produit . A petite échelle, on a la secte ; au delà le groupe, puis la religion conquérante, comme le christianisme dans l'empire romain . Dans tous les cas le début du processus est une séparation . Des hommes connaissent la matrice combinatoire générale d'une civilisation, mais ils n'y adhèrent plus et se rattachent à une autre . S'ils entraînent leur monde, ils sont une avant garde ; s'ils ne l'entraînent pas, ils sont un groupuscule, qui sera peut être étudié par les historiens .

Les chances de succès de ces groupes sont liées en partie à la compatibilité de leur matrice particulière à l'ordre social de leur société de départ, où à leur détermination à prendre le pouvoir . Le changement idéologique, en tant que changement de l'ordonnancement du monde, entraîne des changements de liens sociaux . Ils peuvent être minimisés- c'est le cas de la christianisation de l'Empire romain, ou du passage de l'URSS du communisme au libéralisme, qui a permis dans ce dernier cas aux membres les plus vifs de la nomenklatura de devenir les propriétaires des ressources qu'ils contrôlaient déjà . Ces changements sociaux par contre peuvent être profonds-c'est le cas de la Révolution française, et encore de la Révolution russe . Des groupes humains entiers sont alors liquidés au profit des autres . Que des situations de domination pratique facilitent ou ralentissent des phénomènes de diffusion idéologique, cela ne fait aucun doute . L'échec à survivre du manichéisme réside en grande partie dans sa condamnation principielle de la domination . Mais ce qui est certain, c'est que d'autres phénomènes interviennent, liées aux outils communs de la pensée . L'idéologie racine d'une époque ne doit pas contredire l'expérience commune, sous peine progressivement de perdre sa crédibilité . Que les dirigeants s'éloignent dans leur vie du discours qui soutient leur pouvoir est un signal de délitement du monde construit par l'idéologie . L'état lamentable du clergé régulier au XVIIIème siècle, ou la corruption du Pape Alexandre Borgia, sont pour le peuple des manifestations de fausseté du langage idéologique qui pose la sainteté de fonction du Pape et du Clergé . Ce sont des justifications de la Réforme, ou de la Révolution .

Comment, aujourd'hui, voir autrement que des mensonges commodes la démocratie, le droit au refuge, le progrès, la justice sociale, la lutte contre les discriminations, alors que la réalité de la puissance sociale n'est plus élective, ni même véritablement scolaire, que des réfugiés désespérés sont rejetés en masse, que l'avenir du plus grand nombre paraît très sombre, que les inégalités les plus crues s'affichent massivement, sans que la justification par le mérite ne tienne un instant ? La propagande du Système s'intensifie, et cette propagande sait parfaitement que tout est langage chez l'homme . Mais l'idéologie de la propagande trouve parfois son déni face aux masses des signes et des interprétations issues du monde vécu .

Pourtant la plupart des hommes prennent ce constituant culturel comme nature ; peu comprennent qu'ils peuvent intervenir sur la structure même du monde . Les Lumières furent, sont encore le prêt à penser, à vivre, de l'Europe . Mais elles sont de plus en plus vides, sèches, sans sève, sans liens à la réalité vécue . Leur caractère intensément tyrannique, le cul de sac qu'elles représentent pour la vie humaine ne cesse de se manifester sous des formes de plus en plus graves . Les Lumières sont devenues incapables de nous faire vivre . Les périls qui naissent dans le monde de progrès, de production matérielle des Lumières ne peuvent pas être résolus par les idées qui ont fait germer et naître ces périls . La matrice combinatoire issue des Lumières peut être schématiquement décrite ainsi :

En tant que matrice d'histoires, de storytelling, la pensée des Lumières est progressiste . Le progressisme est une nécessité locale des Lumières, en tant que pensée nouvelle ; une nouveauté qui se pose comme bonne pose le passé comme mauvais . Le progressisme cependant est une pensée absurde à la limite, puisque tout instant T est nécessairement voué au vide, à la destruction ; ou encore, la pensée humaine ne peut toucher que des idées toujours déjà passées . Une telle pensée ne peut tenir aucun repère juridique ou culturel fermement, ne peut penser une position qu'en terme d'arbitraire et de dépassement . Au fond de son tunnel réside le désir de la toute puissance la plus délirante . On pose que délier, fragmenter, morceler, la grande folie des modernes est l'atteinte d'un idéal-que la schizophrénie est une norme-n'est ce pas le propos même de Deleuze ? Une telle pensée ne peut poser des repères, des limites, ne cesse de s'avancer vers l'illimité quantitatif, la toute puissance humaine de se transformer soi-même . La limite de ce processus, et son secret, est un mélange de créativité et de destructivité, extrêmes, au total destructeurs - la psychologie des créateurs les plus liés à cet ordre du temps, les créateurs liés à la mode, est marquée de cette destructivité .

Le risque le plus grand est posé avec l'obsolescence de l'homme dans la radicalisation progressiste . On pose au nom de la liberté, du droit à l'enfant, que la filiation ne ressort que de l'arbitraire du législateur, que la sexuation ne relève que de cet arbitraire...sans comprendre le potentiel absolument tyrannique de telles positions . Car il appartient alors à l'État seul de me donner l'être, l'essence, le nom, la liberté : un pôle tout puissant terrifiant doit édicter ma liberté toute puissante, selon une structure analogue à la psychologie des Seigneurs SS . Notre société ressemble étrangement au totalitarismes, et ce n'est pas une vue de l'esprit polémique : de nombreux aspects de l'hygiénisme contemporain ont été initiés dans l'Allemagne nazie . Une telle œuvre est terriblement dangereuse . Car à ce jeu, les hommes ont trouvé la sauvagerie du nazisme, de l'homme nouveau stalinien, de l'euthanasie, de l'eugénisme... et on ne peut saisir le nouveau et le produire techniquement, car on ne le connaît pas, alors que la production technique ne peut que produire que ce qu'elle connaît, que re-produire indéfiniment : l'eugénisme ne produit pas Mozart ou Einstein, mais Heydrich . On passe à la production technique et industrielle de l'humain, du corps, de la vie et de la mort, manifestant que l'outil, la technique, n'est pas le moyen de fins humaines, mais bien la fin même de l'activité qu'il suscite .

Dernier point sur le progressisme de l'idéologie racine : cette perspective rend radicalement impensable la réalité des grands massacres du XXème siècle, pourtant au terme d'une longue période de croissance économique et de progrès technique et scientifique . Les progressistes devraient être cohérents et affirmer le caractère accidentel, inessentiel, des guerres mondiales ou pire, de la Shoah . Nous devons être férocement clairs : la Shoah est le fruit essentiel d'une certaine histoire de l'Europe bureaucratique, scientifique et technique - tu reconnaitras l'arbre à ses fruits-et un grand nombre des conditions qui ont rendu possible cette manifestation sur la terre des visions infernales d'un Jérôme Bosch sont encore parfaitement vivantes - nous autres européens, nous nous devons de regarder avec méfiance notre propre monde, cet enfant du cauchemar, qui résonne encore de tant de morts et de hurlements égarés . Dans une gare de transfert des convois de l'Est, les riverains tremblaient en entendant les hurlements inhumains des hommes, des femmes, des enfants, chaque nuit . Qui peut vraiment affronter cette horreur sans fond ? Qui peut affronter la question qu'il se pose, savoir s'il aurait trouvé en lui la puissance d'être un juste ?

En tant que matrice ontologique - terme qui, en programmation informatique, désigne la forme logique des entités, ou objets, admis par le programme ; ce que l'on peut noter X, Y, etc, ou variables ; à cela s'ajoute la syntaxe logique, c'est à dire le système des articulations formellement possibles entre les objets- en tant que matrice ontologique donc, les Lumières pensent l'objet matériel dans l'espace comme modèle de l'entité possible, existante ; les liens sont pensés comme seconds . De ce fait, les Lumières éprouvent les plus vives difficultés à penser l'être des objets mathématiques, ce qui est peu important, et des objets collectifs, les systèmes, les liens, les amours, les sociétés, ce qui a de très lourdes conséquences sur l'impuissance du monde moderne à produire une civilisation, une culture . Les théories du Contrat Social sont directement issu de ce paradoxe de penser un être humain complet isolé sans origines, sans langue, sans histoire-impossibilité, utopie caractéristique de l'idéologie racine, là encore source de toutes les puissances de Terreur politique . Car la pensée des Lumières voit la société comme un tas d'hommes, et la société comme la conciliation a minima des désirs individuels souverains . La société ne peut ainsi entrer dans aucun art du tissage . Les piles de cadavres des camps sont l'objectivation de cette pensée . Là encore, n'y voyez pas simple caricature polémique : la réduction des corps à l'objet de la technique industrielle est inscrite dans l'histoire idéologique qui méthodiquement, a voulu tout considérer, l'homme individuel y compris, comme des choses, des objets potentiels de l'arraisonnement technique - et rien de plus .

En tant que matrice de construction de l'image de soi- ce qui relève du domaine de la description psychologique ou analytique- les Lumières tendent à penser le sujet comme un objet, c'est à dire comme totalité close, limitée, dotée d'une identité - l'identité n'étant justement pensable que par la clôture . Une relation de domination, qui pose une clôture, est très exactement ce qui donne et exige une identité, assigne un lieu et un temps, une gamme de manifestations acceptables ou inacceptables . Dit autrement, le discours de l'idéologie racine sur les hommes est fortement identitaire, enfermant, et étroitement lié à des dispositifs de contrôle social qui font de notre monde la tyrannie qu'elle est, malgré tous ses masques .

Très paradoxalement, à cet ego doté d'une identité fermée, l'idéologie racine accorde une toute puissance absolue, une liberté fondamentale de constituer l'ordre du monde à partir du chaos, de poser ou refuser ses liens, de choisir la couleur de son pull, et même la marque ; l'immaturité égotique , pulsionnelle, est le caractère le plus massif de l'anthropologie culturelle moderne . Le modèle humain que promeut réellement l'idéologie racine, son homme nouveau, est en pratique un être fort amoindri, entre l'inflation démesurée de son ego, et la nullité pratique de son existence . Cet homme nouveau est, d'une certaine manière, le bloom .

D'un point de vue historique, l'idéologie racine des lumières est issue de l'ontologie du bas moyen âge, qui pose avec Duns Scot le caractère réel dans la chose de toute distinction de raison - ce qui entame un processus de dissolution, de dissociation ontologique, puisque tout ce qui peut être distingué est réellement distingué, et que tout ce qui au contraire peut être lié par la raison n'est lié que de manière accidentelle . Avec le nominalisme de Guillaume d'Occam,les noms d'objets deviennent des signes arbitraires, tout étant devient une totalité close isolée que le langage humain classe ou ne classe pas dans ses catégories arbitraires . En clair, n'existent qu'un immense tas d'objets séparés, un chaos codé arbitrairement (librement, selon le libre arbitraire tout puissant) par l'intelligence, divine d'abord, puis humaine .

Cette pensée est incapable de penser l'unité du monde, la communication, l'interdépendance, le caractère non spatial des régularités (la loi de pesanteur vaut en tout point de l'Univers, etc) . Cette pensée rend l'être et l'intelligence, le bien et l'intelligence, le désir et la science, étrangers l'un à l'autre, voire même antagonistes, incompatibles . Les liens entre la pensée (la théorie, etc) et la réalité devenant problématiques-voués à l'étude épistémologique, avec l'antithèse scolastique indéfiniment reprise de l'impossibilité du cas singulier, de l'expérience, de valider la théorie universelle, thème que Popper systématise dans la Logique de la Découverte Scientifique- et liens entre la pensée et le réel voués à l'exténuation, à la dissolution, dans l'épistémologie contemporaine qui se veut "pluraliste", "anarchiste"chez Feyerabend et Rorty par exemple . Mais entre ces auteurs et les positions d'un Heidegger existe un fond de convergence spécifiquement moderne qui les rend les uns et les autres incapables d'expliquer pourquoi les complexes spéculations d'Einstein peuvent aboutir au soleil noir d'Hiroshima - ce que ni l'épistémologie pluraliste, ni Heidegger de son propre aveu, je ne sais pas -ne peuvent comprendre .

A titre d'exemple, le scandale que fit vers 1900 la thèse du caractère matériel du cerveau, support de l'âme, tire son origine que les partisans comme les adversaires du parallélisme psycho-physique étaient aveuglément persuadés que le reconnaître était une humiliation pour l'être humain, "la suite du décentrement galiléen" pour les progressistes, après l'humiliation suivante fut sa descente de l'arbre des singes avec Darwin, et enfin la "découverte de l'inconscient", cette lente émergence mythique de l'homme rejeté du centre du monde par la science, jeté à bas de son piédestal, idée parfaitement stupide des modernes . Pourquoi le parallélisme serait-il une humiliation ? Et quel lecteurs de la Bible ignorait ce décentrement originaire ?

Comme toute codification sémantique constituante de quelque monde, l'idéologie racine des Lumières tend de manière quasi fatale à annihiler tout ce qu'elle ne peut nommer . Annihiler, en rendant innommable, inexistant aux yeux du monde, et annihiler en pratique, en détruisant matériellement tout support symbolique, en étouffant toute expression, en enfermant la puissance, la sorcellerie, la théurgie dans la subjectivité . Naissant dans un monde tissé de codifications incompatibles, l'idéologie racine a qualifié de néant tout ce qu'elle ne pouvait assimiler, le qualifiant de superstitions - c'est la lutte des Lumières contre la superstition . Fort logiquement, excluant du pôle du monde tout ce qui n'était pas objet matériel, l'idéologie racine a renvoyé vers le sujet l'ensemble des mondes non matériels, les tolérant dans le "privé" comme "imaginaire" . La prison d'airain du monde matériel peut ainsi s'accommoder d'une dissociation totale des hommes vers les arrières mondes fantastiques du "virtuel" .

Autre grande difficultés, cette idéologie renvoie l'ordre symbolique vers le néant, processus nommé désymbolisation ou nihilisme . Or l'ordre symbolique est l'ordre constituant de l'humanité comme personne -la psyché est structurée selon un modèle symbolique- et comme communauté . Il existe une analogie étroite entre les structures matricielles de l'idéologie racine d'une époque, la structuration de base de la psyché (ou personnalité de base) et la structuration symbolique et juridique de la communauté, tant des hommes, la Cité, que celle des hommes et du monde, l'Univers . La dissociation moderne ne cesse de produire l'étrangeté de l'homme à lui-même, à la cité, à l'Univers : elle est par principe multiplicité, légion .

L'idéologie racine qui tisse notre vie est encore bâtie sur les principes des sciences issues du XIVe siècle au XVIIIe siècle ; la physique galiléenne et newtonienne, avec une pensée avant tout mécaniste et atomistique, mécanisme et atomisme dit « matérialisme » qui sont la synthèse la plus évidente de l'idéologie racine, une indéfinité d'insécables en mouvement spatial et temporel . Cette idéologie de l'être est étrangère à la physique depuis Einstein et plus encore la mécanique quantique, qui oblige à penser le lien comme plus originaire que le pôle , étrangère aux théories non linéaires, théories des catastrophes, du chaos, qui pensent un déterminisme non intuitif, non mécanique ; à la notion de fractale, qui est une reprise mathématique de la théorie de l'analogie . Quelque chose d'infime, un dessous de plume, un papillon, peut être plus puissant qu'une lourde arme industrielle . Sans parler de la théorie des Systèmes, qui invite aussi à penser le lien comme constituant du pôle .

En bref, les piliers de l'idéologie de notre Système sont pourris, mais cette idéologie est tellement indispensable qu'elle est maintenue par l'enseignement, les préjugés et la propagande . Elle est maintenue non par ce qui fait vivre la pensée, la découverte, le désir, le savoir, mais par la puissance médiatique, le catéchisme, la bêtise au front de taureau . Ivre de supériorité, l'homme moderne moyen est complètement con . Il est parfaitement fonctionnel, c'est pour dire . Le maintien de l'idéologie racine est l'enracinement de la tyrannie floue moderne, puisque plus le temps passe et moins cette idéologie ne peut se maintenir sans multiplier les moyens de coercition .

L'homme n'est pas ce tout puissant qui ordonne un monde à partir du chaos ; ce chaos est relatif, dans sa perspective, mais parler de chaos est une simple marque d'ignorance . Le monde est ordonné . Le monde est construit par le sens . L'ordre du monde est supérieur à l'homme, et il s'impose à lui malgré toutes les simagrées . On ne peut distinguer un monde perçu d'un monde réel, et ce que l'on nomme réel n'est que le monde constitué par l'idéologie racine . La physique est une description du monde, et non une construction du monde . Il ne suffit pas d'écrire sa biographie pour exister . Il ne suffit pas de dire le mur n'existe pas pour qu'il ne soit pas là . Le média n'est le message que pour les médias du Système, qui ne peuvent dire que de l'idéologique formaté . La constitution de mondes virtuels toujours plus raffinés n'est pas libératrice, elle empêche de vivre l'urgence de vivre ici, maintenant pleinement, non la vie du Système, mais une vie humaine .

Qu'est ce qu'une vie humaine, pleinement humaine, c'est la seule question urgente qui reste à poser . C'est elle qui ouvre la voie à la pensée de l'insurrection à venir .

Nu

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Zinaida Serebriakova