La pensée de l'insurrection à venir .

(Dali, prémonition de guerre civile .)


La Révolution Française-modèle récent de l'insurrection- a souvent reçu des interprétations économiques ou politiques . Ces interprétations sont aveugles . L'Europe moderne, celle des monarchies absolues, n' a pas été balayée par des évolutions économiques . D'ailleurs, ce simple mot d'économie est stupide . Le lien féodal est-il économique, politique, juridique, personnel ? La constitution d'une sphère de l'économie-corrélative d'une sphère autonome de la politique- n'est pas un fait de nature, comme s'illusionne l'histoire économique, dont le principe de possibilité même est l'existence originaire d'une sphère autonome de l'économie, ou de la puissance de cette autonomie ; Loin d'être de nature, la constitution et l'autonomisation de cette sphère sont un moment fonctionnel du projet moderne du monde humain . Cela permet de placer les liens les plus inégaux, les plus aliénants, les plus violents, en dehors de la sphère de protection du droit politique, voire même du droit tout court qui dépasserait le simple établissement fictivement contractuel de lois d'airain .

Les libéraux doctrinaires ne veulent-ils pas tout simplement la disparition du droit du travail ? Le droit politique peut être aussi généreux que l'on désire, il n'est qu'un fantôme projeté de l'utopie . Ce monde, notre monde, est une tyrannie pratique qui se nie explicitement comme telle au nom de ce fantôme imperceptible . La liberté fictive du domaine politique est étouffée par la réalité dite "économique", exemptée de fait des règles du droit du citoyen . Combien plus souvent notre vie est celle du salarié, du consommateur, du contribuable ! Comme sont loin de nous la liberté, l'égalité, la fraternité ! Notre société de la dissociation a délégué à la sphère économique le sale boulot de la coercition, a délégué à la faim et à la peur de l'exclusion le sale boulot de la force physique, laissant à la fiction la sphère de la liberté politique, quand la fin des guerres mondiales a ôté sa légitimité à la mobilisation totale d'inspiration militaire et nationaliste . De ce fait, elle ne cesse de secréter des doubles contraintes, du genre : "nous savons que s'opposer à nous fait partie de la règle du jeu, nous apprécions cela" ; du genre gagnez plus, c'est à dire soyez plus libre dans l'optique sociale, mais travaillez plus ; du genre "affirmez votre liberté", "j'aime quand tu affirme ta liberté" . Une telle position de double contrainte est totalement perverse, puisqu'elle prétend poser que l'autorité manipulatrice d'une personne sur soi peut être libératrice .

La vie de citoyen, qui occupait l'essentiel du temps humain du citoyen antique, occupe d'infimes moments de la vie ordinaire, le temps du vote, pour ceux de plus en plus rares qui s'y livrent ; la vie au travail, ou la recherche du travail, occupe pour nous cette part essentielle ; et cette part essentielle dévore les libertés politiques les plus reconnues . Aucune des libertés fondamentales n'est reconnue en pratique au travail . Le pouvoir réel qui ordonne la vie humaine est purement oligarchique . La démocratie moderne est un fantôme et rien de plus . Quand on attaque ce fantôme, on vous répond sur les principes incontestables, d'autant plus qu'ils sont virtuels, jamais sur l'existence, l'application réelle, sinon avec la plus totale mauvaise foi . Bien sûr, on peut soutenir que l'immunité principielle ou effective d'une personne ne viole pas le principe d'égalité en droit, on peut soutenir que tout citoyen peut demander à un ministre des comptes de son administration, ou enfin que le secret des correspondances et des communications est un principe unanimement respecté, quand des salariés sont licenciés pour le contenu espionné de leur mels, et ce sans le moindre scandale . Bien sûr que si, va vous dire DSK, président du FMI, la liberté politique est prioritaire dans l'Union européenne- voyez l'incarcération de la Grèce, voyez l'admiration de la tyrannie chinoise qui suppure de partout . Le monde réel est toujours plus asservi, sous les couleurs du libéralisme, et de l'affirmation de la liberté individuelle . Le monde libéral est une tyrannie sans visage, une tyrannie qui avance masquée-voilà l'évidence du monde moderne .

Il n'existe pas de sphères autonomes de la société, de la politique ou de l'économie sans qu'elles soient constituées par le droit et les catégories de la pensée .
L'Europe moderne a été balayée par les Lumières, en tant qu'idéologie racine constituante de monde . Elles sont apparues, ont structuré le fonctionnement spirituel des hommes, et ceux-ci se sont retournées vers cette Europe, leur patrie devenue étrangère, et ont déclaré : c'est le passé archaïque, c'est l'Ancien Régime . Voilà, et tous ces hommes vivants sont devenus des fantômes, des blooms . Les structures symboliques de l'Ancien Régime se sont effondrées comme une charpente dévorée de l'intérieur par les termites . L'ordre bourgeois a pu commencer à naître . La Révolution de 1789 est l'explication, la manifestation de ce creusement souterrain . Rien de plus, rien de moins, la nécessité unique, la mort . Pensez-y .

La pensée des Lumières...à la base d'un tel mouvement se trouve la production collective d'une matrice combinatoire conceptuelle, apte à tisser indéfiniment la vie humaine . Cela n'a rien de la vision idéologique de l'intellectuel désincarné . Ce dont il est question, c'est le tissu de la vie même de l'homme moderne, la nôtre . Croire que les mots n'y sont pour rien, qu'il n'y a jamais que des faits incontournables dans cette vie, c'est ce que la propagande ne cesse d'affirmer sous tous les tons-oubliant volontairement que la propagande est justement la preuve, pour qui sait voir, qu'il n'est pas plus de faits incontournables dans notre monde que dans le III Reich-les faits sont rendus incontournables par une organisation violente de la répression, et non par nature . Il n'y a pas besoin de pôle respiration, ou de pôle vue, ou de pôle amour, et il y a un pôle emploi, des structures d'orientation...

La perception du monde, de soi, de sa biographie...tout est chez l'homme structuré par le Verbe . Même chez celui qui n'a que peu de mots, qui est stupide, qui est muet . Plus l'homme est démuni, plus le monde structuré par le Verbe lui est destin, enfermement . Les structures des mondes humains sont des dires, et un jugement d'existence, et plus encore d'existence de nature, n'est autre que la position d'un dire qui se pose comme référence, comme norme . Pour autant je ne nie pas qu'il y ait des normes naturelles, issues de la puissance humaine de dire l'être .

Prenons une bande d'hommes du lumpenprolétariat . Si l'un deux interprète un geste ou un mot comme un défi, il peut se tourner vers un proche et lui dire viens, on va se faire respecter . En clair, le geste symbolique en face est classé il se fout de ma gueule, et il détermine une réaction standardisée de contre agression, se faire respecter . Tout cela est codifié par des figures linguistiques . La communication suppose le partage des signes, et exerce donc un effet de conformation . La pression à se conformer à cette structuration du monde est très forte, puisque ne pas l'accepter dans le quartier signifie l'exclusion -il ne se fait pas respecter-et l'agression . Pour ne pas rentrer dans la logique culturelle des mots du quartier, il faut être assez fort, assez armé - ainsi Ghost Dog- pour entendre à son sujet : lui, il ne fait pas partie de bandes, mais quand il s'énerve ça fait mal . Celui qui dit cela a des yeux rêveurs, un demi sourire .

Le changement idéologique ne change la société que si une masse significative des acteurs partage le changement de construction du monde qu'il produit . A petite échelle, on a la secte ; au delà le groupe, puis la religion conquérante, comme le christianisme dans l'empire romain . Dans tous les cas le début du processus est une séparation . Des hommes connaissent la matrice combinatoire générale d'une civilisation, mais ils n'y adhèrent plus et se rattachent à une autre . S'ils entraînent leur monde, ils sont une avant garde ; s'ils ne l'entraînent pas, ils sont un groupuscule, qui sera peut être étudié par les historiens .

Les chances de succès de ces groupes sont liées en partie à la compatibilité de leur matrice particulière à l'ordre social de leur société de départ, où à leur détermination à prendre le pouvoir . Le changement idéologique, en tant que changement de l'ordonnancement du monde, entraîne des changements de liens sociaux . Ils peuvent être minimisés- c'est le cas de la christianisation de l'Empire romain, ou du passage de l'URSS du communisme au libéralisme, qui a permis dans ce dernier cas aux membres les plus vifs de la nomenklatura de devenir les propriétaires des ressources qu'ils contrôlaient déjà . Ces changements sociaux par contre peuvent être profonds-c'est le cas de la Révolution française, et encore de la Révolution russe . Des groupes humains entiers sont alors liquidés au profit des autres . Que des situations de domination pratique facilitent ou ralentissent des phénomènes de diffusion idéologique, cela ne fait aucun doute . L'échec à survivre du manichéisme réside en grande partie dans sa condamnation principielle de la domination . Mais ce qui est certain, c'est que d'autres phénomènes interviennent, liées aux outils communs de la pensée . L'idéologie racine d'une époque ne doit pas contredire l'expérience commune, sous peine progressivement de perdre sa crédibilité . Que les dirigeants s'éloignent dans leur vie du discours qui soutient leur pouvoir est un signal de délitement du monde construit par l'idéologie . L'état lamentable du clergé régulier au XVIIIème siècle, ou la corruption du Pape Alexandre Borgia, sont pour le peuple des manifestations de fausseté du langage idéologique qui pose la sainteté de fonction du Pape et du Clergé . Ce sont des justifications de la Réforme, ou de la Révolution .

Comment, aujourd'hui, voir autrement que des mensonges commodes la démocratie, le droit au refuge, le progrès, la justice sociale, la lutte contre les discriminations, alors que la réalité de la puissance sociale n'est plus élective, ni même véritablement scolaire, que des réfugiés désespérés sont rejetés en masse, que l'avenir du plus grand nombre paraît très sombre, que les inégalités les plus crues s'affichent massivement, sans que la justification par le mérite ne tienne un instant ? La propagande du Système s'intensifie, et cette propagande sait parfaitement que tout est langage chez l'homme . Mais l'idéologie de la propagande trouve parfois son déni face aux masses des signes et des interprétations issues du monde vécu .

Pourtant la plupart des hommes prennent ce constituant culturel comme nature ; peu comprennent qu'ils peuvent intervenir sur la structure même du monde . Les Lumières furent, sont encore le prêt à penser, à vivre, de l'Europe . Mais elles sont de plus en plus vides, sèches, sans sève, sans liens à la réalité vécue . Leur caractère intensément tyrannique, le cul de sac qu'elles représentent pour la vie humaine ne cesse de se manifester sous des formes de plus en plus graves . Les Lumières sont devenues incapables de nous faire vivre . Les périls qui naissent dans le monde de progrès, de production matérielle des Lumières ne peuvent pas être résolus par les idées qui ont fait germer et naître ces périls . La matrice combinatoire issue des Lumières peut être schématiquement décrite ainsi :

En tant que matrice d'histoires, de storytelling, la pensée des Lumières est progressiste . Le progressisme est une nécessité locale des Lumières, en tant que pensée nouvelle ; une nouveauté qui se pose comme bonne pose le passé comme mauvais . Le progressisme cependant est une pensée absurde à la limite, puisque tout instant T est nécessairement voué au vide, à la destruction ; ou encore, la pensée humaine ne peut toucher que des idées toujours déjà passées . Une telle pensée ne peut tenir aucun repère juridique ou culturel fermement, ne peut penser une position qu'en terme d'arbitraire et de dépassement . Au fond de son tunnel réside le désir de la toute puissance la plus délirante . On pose que délier, fragmenter, morceler, la grande folie des modernes est l'atteinte d'un idéal-que la schizophrénie est une norme-n'est ce pas le propos même de Deleuze ? Une telle pensée ne peut poser des repères, des limites, ne cesse de s'avancer vers l'illimité quantitatif, la toute puissance humaine de se transformer soi-même . La limite de ce processus, et son secret, est un mélange de créativité et de destructivité, extrêmes, au total destructeurs - la psychologie des créateurs les plus liés à cet ordre du temps, les créateurs liés à la mode, est marquée de cette destructivité .

Le risque le plus grand est posé avec l'obsolescence de l'homme dans la radicalisation progressiste . On pose au nom de la liberté, du droit à l'enfant, que la filiation ne ressort que de l'arbitraire du législateur, que la sexuation ne relève que de cet arbitraire...sans comprendre le potentiel absolument tyrannique de telles positions . Car il appartient alors à l'État seul de me donner l'être, l'essence, le nom, la liberté : un pôle tout puissant terrifiant doit édicter ma liberté toute puissante, selon une structure analogue à la psychologie des Seigneurs SS . Notre société ressemble étrangement au totalitarismes, et ce n'est pas une vue de l'esprit polémique : de nombreux aspects de l'hygiénisme contemporain ont été initiés dans l'Allemagne nazie . Une telle œuvre est terriblement dangereuse . Car à ce jeu, les hommes ont trouvé la sauvagerie du nazisme, de l'homme nouveau stalinien, de l'euthanasie, de l'eugénisme... et on ne peut saisir le nouveau et le produire techniquement, car on ne le connaît pas, alors que la production technique ne peut que produire que ce qu'elle connaît, que re-produire indéfiniment : l'eugénisme ne produit pas Mozart ou Einstein, mais Heydrich . On passe à la production technique et industrielle de l'humain, du corps, de la vie et de la mort, manifestant que l'outil, la technique, n'est pas le moyen de fins humaines, mais bien la fin même de l'activité qu'il suscite .

Dernier point sur le progressisme de l'idéologie racine : cette perspective rend radicalement impensable la réalité des grands massacres du XXème siècle, pourtant au terme d'une longue période de croissance économique et de progrès technique et scientifique . Les progressistes devraient être cohérents et affirmer le caractère accidentel, inessentiel, des guerres mondiales ou pire, de la Shoah . Nous devons être férocement clairs : la Shoah est le fruit essentiel d'une certaine histoire de l'Europe bureaucratique, scientifique et technique - tu reconnaitras l'arbre à ses fruits-et un grand nombre des conditions qui ont rendu possible cette manifestation sur la terre des visions infernales d'un Jérôme Bosch sont encore parfaitement vivantes - nous autres européens, nous nous devons de regarder avec méfiance notre propre monde, cet enfant du cauchemar, qui résonne encore de tant de morts et de hurlements égarés . Dans une gare de transfert des convois de l'Est, les riverains tremblaient en entendant les hurlements inhumains des hommes, des femmes, des enfants, chaque nuit . Qui peut vraiment affronter cette horreur sans fond ? Qui peut affronter la question qu'il se pose, savoir s'il aurait trouvé en lui la puissance d'être un juste ?

En tant que matrice ontologique - terme qui, en programmation informatique, désigne la forme logique des entités, ou objets, admis par le programme ; ce que l'on peut noter X, Y, etc, ou variables ; à cela s'ajoute la syntaxe logique, c'est à dire le système des articulations formellement possibles entre les objets- en tant que matrice ontologique donc, les Lumières pensent l'objet matériel dans l'espace comme modèle de l'entité possible, existante ; les liens sont pensés comme seconds . De ce fait, les Lumières éprouvent les plus vives difficultés à penser l'être des objets mathématiques, ce qui est peu important, et des objets collectifs, les systèmes, les liens, les amours, les sociétés, ce qui a de très lourdes conséquences sur l'impuissance du monde moderne à produire une civilisation, une culture . Les théories du Contrat Social sont directement issu de ce paradoxe de penser un être humain complet isolé sans origines, sans langue, sans histoire-impossibilité, utopie caractéristique de l'idéologie racine, là encore source de toutes les puissances de Terreur politique . Car la pensée des Lumières voit la société comme un tas d'hommes, et la société comme la conciliation a minima des désirs individuels souverains . La société ne peut ainsi entrer dans aucun art du tissage . Les piles de cadavres des camps sont l'objectivation de cette pensée . Là encore, n'y voyez pas simple caricature polémique : la réduction des corps à l'objet de la technique industrielle est inscrite dans l'histoire idéologique qui méthodiquement, a voulu tout considérer, l'homme individuel y compris, comme des choses, des objets potentiels de l'arraisonnement technique - et rien de plus .

En tant que matrice de construction de l'image de soi- ce qui relève du domaine de la description psychologique ou analytique- les Lumières tendent à penser le sujet comme un objet, c'est à dire comme totalité close, limitée, dotée d'une identité - l'identité n'étant justement pensable que par la clôture . Une relation de domination, qui pose une clôture, est très exactement ce qui donne et exige une identité, assigne un lieu et un temps, une gamme de manifestations acceptables ou inacceptables . Dit autrement, le discours de l'idéologie racine sur les hommes est fortement identitaire, enfermant, et étroitement lié à des dispositifs de contrôle social qui font de notre monde la tyrannie qu'elle est, malgré tous ses masques .

Très paradoxalement, à cet ego doté d'une identité fermée, l'idéologie racine accorde une toute puissance absolue, une liberté fondamentale de constituer l'ordre du monde à partir du chaos, de poser ou refuser ses liens, de choisir la couleur de son pull, et même la marque ; l'immaturité égotique , pulsionnelle, est le caractère le plus massif de l'anthropologie culturelle moderne . Le modèle humain que promeut réellement l'idéologie racine, son homme nouveau, est en pratique un être fort amoindri, entre l'inflation démesurée de son ego, et la nullité pratique de son existence . Cet homme nouveau est, d'une certaine manière, le bloom .

D'un point de vue historique, l'idéologie racine des lumières est issue de l'ontologie du bas moyen âge, qui pose avec Duns Scot le caractère réel dans la chose de toute distinction de raison - ce qui entame un processus de dissolution, de dissociation ontologique, puisque tout ce qui peut être distingué est réellement distingué, et que tout ce qui au contraire peut être lié par la raison n'est lié que de manière accidentelle . Avec le nominalisme de Guillaume d'Occam,les noms d'objets deviennent des signes arbitraires, tout étant devient une totalité close isolée que le langage humain classe ou ne classe pas dans ses catégories arbitraires . En clair, n'existent qu'un immense tas d'objets séparés, un chaos codé arbitrairement (librement, selon le libre arbitraire tout puissant) par l'intelligence, divine d'abord, puis humaine .

Cette pensée est incapable de penser l'unité du monde, la communication, l'interdépendance, le caractère non spatial des régularités (la loi de pesanteur vaut en tout point de l'Univers, etc) . Cette pensée rend l'être et l'intelligence, le bien et l'intelligence, le désir et la science, étrangers l'un à l'autre, voire même antagonistes, incompatibles . Les liens entre la pensée (la théorie, etc) et la réalité devenant problématiques-voués à l'étude épistémologique, avec l'antithèse scolastique indéfiniment reprise de l'impossibilité du cas singulier, de l'expérience, de valider la théorie universelle, thème que Popper systématise dans la Logique de la Découverte Scientifique- et liens entre la pensée et le réel voués à l'exténuation, à la dissolution, dans l'épistémologie contemporaine qui se veut "pluraliste", "anarchiste"chez Feyerabend et Rorty par exemple . Mais entre ces auteurs et les positions d'un Heidegger existe un fond de convergence spécifiquement moderne qui les rend les uns et les autres incapables d'expliquer pourquoi les complexes spéculations d'Einstein peuvent aboutir au soleil noir d'Hiroshima - ce que ni l'épistémologie pluraliste, ni Heidegger de son propre aveu, je ne sais pas -ne peuvent comprendre .

A titre d'exemple, le scandale que fit vers 1900 la thèse du caractère matériel du cerveau, support de l'âme, tire son origine que les partisans comme les adversaires du parallélisme psycho-physique étaient aveuglément persuadés que le reconnaître était une humiliation pour l'être humain, "la suite du décentrement galiléen" pour les progressistes, après l'humiliation suivante fut sa descente de l'arbre des singes avec Darwin, et enfin la "découverte de l'inconscient", cette lente émergence mythique de l'homme rejeté du centre du monde par la science, jeté à bas de son piédestal, idée parfaitement stupide des modernes . Pourquoi le parallélisme serait-il une humiliation ? Et quel lecteurs de la Bible ignorait ce décentrement originaire ?

Comme toute codification sémantique constituante de quelque monde, l'idéologie racine des Lumières tend de manière quasi fatale à annihiler tout ce qu'elle ne peut nommer . Annihiler, en rendant innommable, inexistant aux yeux du monde, et annihiler en pratique, en détruisant matériellement tout support symbolique, en étouffant toute expression, en enfermant la puissance, la sorcellerie, la théurgie dans la subjectivité . Naissant dans un monde tissé de codifications incompatibles, l'idéologie racine a qualifié de néant tout ce qu'elle ne pouvait assimiler, le qualifiant de superstitions - c'est la lutte des Lumières contre la superstition . Fort logiquement, excluant du pôle du monde tout ce qui n'était pas objet matériel, l'idéologie racine a renvoyé vers le sujet l'ensemble des mondes non matériels, les tolérant dans le "privé" comme "imaginaire" . La prison d'airain du monde matériel peut ainsi s'accommoder d'une dissociation totale des hommes vers les arrières mondes fantastiques du "virtuel" .

Autre grande difficultés, cette idéologie renvoie l'ordre symbolique vers le néant, processus nommé désymbolisation ou nihilisme . Or l'ordre symbolique est l'ordre constituant de l'humanité comme personne -la psyché est structurée selon un modèle symbolique- et comme communauté . Il existe une analogie étroite entre les structures matricielles de l'idéologie racine d'une époque, la structuration de base de la psyché (ou personnalité de base) et la structuration symbolique et juridique de la communauté, tant des hommes, la Cité, que celle des hommes et du monde, l'Univers . La dissociation moderne ne cesse de produire l'étrangeté de l'homme à lui-même, à la cité, à l'Univers : elle est par principe multiplicité, légion .

L'idéologie racine qui tisse notre vie est encore bâtie sur les principes des sciences issues du XIVe siècle au XVIIIe siècle ; la physique galiléenne et newtonienne, avec une pensée avant tout mécaniste et atomistique, mécanisme et atomisme dit « matérialisme » qui sont la synthèse la plus évidente de l'idéologie racine, une indéfinité d'insécables en mouvement spatial et temporel . Cette idéologie de l'être est étrangère à la physique depuis Einstein et plus encore la mécanique quantique, qui oblige à penser le lien comme plus originaire que le pôle , étrangère aux théories non linéaires, théories des catastrophes, du chaos, qui pensent un déterminisme non intuitif, non mécanique ; à la notion de fractale, qui est une reprise mathématique de la théorie de l'analogie . Quelque chose d'infime, un dessous de plume, un papillon, peut être plus puissant qu'une lourde arme industrielle . Sans parler de la théorie des Systèmes, qui invite aussi à penser le lien comme constituant du pôle .

En bref, les piliers de l'idéologie de notre Système sont pourris, mais cette idéologie est tellement indispensable qu'elle est maintenue par l'enseignement, les préjugés et la propagande . Elle est maintenue non par ce qui fait vivre la pensée, la découverte, le désir, le savoir, mais par la puissance médiatique, le catéchisme, la bêtise au front de taureau . Ivre de supériorité, l'homme moderne moyen est complètement con . Il est parfaitement fonctionnel, c'est pour dire . Le maintien de l'idéologie racine est l'enracinement de la tyrannie floue moderne, puisque plus le temps passe et moins cette idéologie ne peut se maintenir sans multiplier les moyens de coercition .

L'homme n'est pas ce tout puissant qui ordonne un monde à partir du chaos ; ce chaos est relatif, dans sa perspective, mais parler de chaos est une simple marque d'ignorance . Le monde est ordonné . Le monde est construit par le sens . L'ordre du monde est supérieur à l'homme, et il s'impose à lui malgré toutes les simagrées . On ne peut distinguer un monde perçu d'un monde réel, et ce que l'on nomme réel n'est que le monde constitué par l'idéologie racine . La physique est une description du monde, et non une construction du monde . Il ne suffit pas d'écrire sa biographie pour exister . Il ne suffit pas de dire le mur n'existe pas pour qu'il ne soit pas là . Le média n'est le message que pour les médias du Système, qui ne peuvent dire que de l'idéologique formaté . La constitution de mondes virtuels toujours plus raffinés n'est pas libératrice, elle empêche de vivre l'urgence de vivre ici, maintenant pleinement, non la vie du Système, mais une vie humaine .

Qu'est ce qu'une vie humaine, pleinement humaine, c'est la seule question urgente qui reste à poser . C'est elle qui ouvre la voie à la pensée de l'insurrection à venir .

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Nu

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Zinaida Serebriakova