Yi King . N°55, Fong . Le lien d'égalité comme lien d'exception. Tonnerre et éclairs. Lucidité.


(http://inqconnections.com/styleblog/?m=200903)


Pour écrire, le penseur doit chercher toujours la lucidité et les conditions authentiques de sa révolte . S'il est un penseur tragique, il sait qu'il cherche l'intensité toujours plus haute, au risque suprême, qu'il est sans cesse entre extase et mélancolie, accro à l'adrénaline . Cela doit saigner toujours autour de lui car il ne peut vivre, admettre de vivre, la médiocrité de la vie moderne . Il cherche une stimulation qu'il ne risque de trouver que dans les situations les plus artificielles, fournies par le Système, ou dans les paradis artificiels .

Dans Mars, de Fritz Zorn, l'auteur se déclare heureux d'être en guerre totale ; et Jünger, dans un texte célèbre, parle de sa joie du déclenchement de la grande guerre . Je réfute absolument qu'une telle attitude soit un phénomène à traiter par la psychiatrie ; c'est bien la tendance moderne de considérer que tout désir de grande vie humaine relève de la psychiatrie, qui devra un jour recevoir une explication physiologique, liée à l'épuisement et à la domestication de l'homme, vainqueur incontesté des bêtes les plus féroces de la terre, et bête féroce entre toutes . Un peu aigle, un peu loup, un peu panthère, un peu hyène, un peu renard, un peu requin et un peu fourmi, machine mécanique...C'est grâce à cette cruauté inépuisable de la volonté de puissance que l'homme peut atteindre à la bonté et à la rédemption, non par son absence de saveur . La morale moderne est destructrice de toute haute bonté, et de toute noblesse de l'homme : un océan d'ennui obscur, une terrifiante exténuation de l'homme à qui sait voir .

L'homme noble risque alors de devenir insensiblement un Valmont, un séducteur machiavélique, un être cruel et manipulateur, qui fascinait un Baudelaire . Mais ce Valmont n'est qu'un pont sur un abîme d'angoisse, l'espoir fou de maîtriser ce qu'il ne peut pas maîtriser, son destin . Ce séducteur cynique et souriant est aussi un être abandonné, perclus de souffrances enfouies, et au fond sans espoir ni indépendance, mais qui dans sa rage n'attend ni soutien ni pitié . Sans espoir ni indépendances autres que celles qu'il peut conquérir par violence intime, et c'est justement ce désespoir et cette haine qui sont les sources profondes de sa puissance . L'homme noble se plaît à penser un monde harmonique, symphonique, donc harmonieusement hiérarchique, où chaque chose et chacun ait trouvé son havre, le lieu où vivre et planter ses racines, et croître sous les lumières versicolores des mondes . Mais pour cela il faut trancher le noeud gordien et chercher la refondation du monde et du bonheur.

Ainsi nous devons chercher les relations égales du combat pour fonder l'harmonie hiérarchique . Rien ne peut être à sa place .

Cette situation particulière de l'homme noble est cyclique ; elle lui donne une lucidité de fer, car on ne dit jamais autant de conneries que lorsqu'on est heureux . Mais elle est aussi un aveuglement sur les relations nobles . La méfiance et le cynisme, la sensation de ne pouvoir engager sa confiance envers un homme ou une femme, reviennent au premier doute . Et au fond pour des raisons symétriques . L'homme noble de l'Âge de fer est l'homme des masques, des masques de masques, des miroirs . Toute personne de valeur est porteuse de masques, sauf exceptions . L'homme noble de l'Âge de fer sait bien que l'on ne peut pas compter sur lui, sur sa sincérité, si l'on n'est pas pensé comme son égal . Que doit-on à un serf ?

Mais alors, quelle dignité m'accorde-t-on à moi même dans la chambre intime du coeur ? Comment ma manifestation est-elle comprise ? Et ce que j'interprète comme masque n'est-il pas une nature, et ce qui est masque n'est-il pas aimé comme nature ?

Et comment se livrer, sinon avec méfiance et prudence, de peur que les pourceaux ne se retournent contre vous et ne vous dévorent ? Nietzsche ne dit-il pas quelque part qu'une femme qui se sait aimée montre le fond du tonneau ? Le Hagakure ne dit il pas que les amours inavoués jusqu'à la mort sont les plus hauts ?

Le don inconditionnel de soi est une volonté brûlante d'une acceptation inconditionnelle de soi par l'autre . Mais est-il alors encore inconditionnel ? N'est-il pas alors une volonté de puissance qui se dissimule en amour ? Mais peut-on aimer sans désirer vaincre ?

Voilà toutes les questions qui se posent à l'homme noble qui rencontre un être porteur d'un même puissant désir, d'une même détermination à vivre, à dépasser l'existence dans la brûlure de la vie . A la fois ton regard est pour moi brûlant comme le soleil, tes bras mortels comme ceux de la déesse du soleil, et à la fois je te soupçonne comme moi, d'être au fond un feu dévorant, un loup du monde, avide d'odeurs et de chairs, et sans pitié pour lui même comme pour les autres, par sens du combat . Avec pour seule exception la chair de notre chair, de ce qui est pour chacun de sa chair et de son sang, et qui peut totalement se revendiquer de nous .

Cette absence de pitié volontaire est la culture intime d'une excès de pitié, de la lutte désespérée dans les mâchoires de l'angoisse de la pitié, de la vue des horreurs chez tant et tant d'hommes .

Pourtant je ne peux attendre que le voile ne se déchire seul, au risque qu'il ne devienne un départ sans lever le mystère . Je dois le déchirer, oublier une fois de plus la prudence . C'est la pure vérité que peu d'hommes prennent de tels risques . S'exposer à la déception en amour est un acte de courage mental comme s'exposer à la violence . Certains hommes préfèrent s'exposer à la violence qu'à cette déception suprême .

Pourtant, peut-on accepter qu'un don grave soit traité avec légèreté ? L'artiste peut-il admettre un « oui, c'est assez joli? » devant une œuvre qui lui a coûté du sang ? Grande est alors la tentation indigne du mépris . La perplexité doit cesser .

La consultation du Yi King (voir le lien AFPC) apporte encore une clef . Fong, n°55 . L'abondance.

« Tchen est le mouvement, Li, la flamme dont la propriété est la clarté. Clarté au-dedans, mouvement au-dehors produisent grandeur et abondance. Ce que représente l'hexagramme est une époque de haute civilisation. Toutefois le fait qu'il s'agisse d'un sommet entraîne l'idée que cet état extraordinaire d'abondance ne pourra se maintenir de façon durable . »

Ce fut un bref printemps, mais qui fut plus qu'une vie entière . L'antinomie entre notre lâche désir de sécurité, hérité de l'enfance et considérablement renforcé par la culture du Siècle, et la soif inextinguible qui permet de mourir de soif auprès de la fontaine, est ici évidente . La guerre est le fait d'assumer l'abandon de la sécurité dans son domaine de détermination : ainsi les guerres métaphysiques, et les délicieuses et dures guerres de l'amour, du cœur .

« Ceux qui dans l’univers se correspondent sympathiquement ne sont générale­ment pas rigoureusement égaux et équivalents ; cela est visible, par exemple, dans la cor­respondance sympathique entre la négativité et la positivité, dans la mollesse se plaisant à suivre l’énergie, dans la propension de l’inférieur à s’adjoindre au supérieur. Si les deux objets étaient rigoureusement égaux, pourquoi voudraient‑ils se suivre l’un l’autre ? » (Philastre, AFPC)

La règle ordinaire de l'harmonie, la complémentarité hiérarchique, n'est pas universelle . On retrouve cette idée fondamentale de l'exception à la règle comme précipice mais aussi sommet de la règle .

« Il n’y a que dans le cas du premier et du quatrième traits du koua fong, que leurs effets condui­sent à s’entraider mutuellement, que leur correspondance sympathique complète l’un l’autre, de sorte que, bien qu’égaux par leur énergie positive, ils se suivent mutuellement, mais sans commettre aucune faute coupable. En effet, sans la clarté, le mouvement ne saurait où se porter ; sans le mouvement, la lumière serait sans effet. Ils s’entraident mutuellement et produisent chacun son effet ; « dans un même bateau on traverse un lac avec le même cœur » ; dans le danger commun les ennemis eux‑mêmes réunissent leurs forces : la force des choses l’exige ainsi. Ils tentent une entreprise et se suivent mutuelle­ment, de sorte qu’ils peuvent achever la grandeur de leur œuvre, et c’est pour cela que la formule mentionne qu’il y a des louanges ; il y a lieu de leur donner des louanges. Dans d’autres koua, ils ne se feraient point de concessions mutuelles et ils se sépareraient . »

L'égalité de l'énergie, l'égalité hiérarchique, risque d'apporter la guerre ; ils ne peuvent s'entendre qu'exceptionnellement, temporairement c'est à dire cycliquement , dans le cycle de la guerre civile mondiale ; leur relation sera la rencontre de deux puissants pôles, produisant le tonnerre ; l'entente, l'abondance leur sera retirée ensuite .

Citation explicative : 51, l'ébranlement, l'éveilleur, le tonnerre .

« L'hexagramme Tchen est le. fils aîné qui prend le commandement avec énergie et puissance. Un trait yang apparaît sous deux traits yin et exerce une puissante poussée vers le haut. Cc mouvement est si violent qu'il suscite l'effroi. Il a pour image le tonnerre qui jaillit de la terre et dont l'ébranlement provoque crainte et tremblement. »

Seul de tels puissants ébranlements ébranleront les bases de l'ère de la sécurité .

Revenons à Fong :

Yi-King, (trad Philastre) :

« TSHOU HI. — « Maître équivalent » désigne le quatrième trait ; le caractère dont le sens est décade est pris ici avec le sens d’égal ; cela exprime qu’ils sont tous deux positifs. Dans un moment de splendeur florissante, la lumière et le mouvement s’entraident mutuelle­ment, aussi, le premier trait nonaire, rencontrant le quatrième également nonaire ; ils conduisent, bien que tous deux énergiques et positifs, à ce sens divinatoire.

Bien que dix jours, pas de culpabilité ; au‑delà de dix jours, calamité.

TSHENG TSE. — L’homme saint suit le moment et se place selon l’opportunité ; il se conforme à la raison suivant la nature de chaque affaire. Or, lorsque la force naturelle et inhérente est égale chez deux êtres, ceux‑ci ne s’abaissent pas mutuellement l’un devant l’autre ; telle est la raison d’être générale. Mais il y en a qui, bien qu’opposés par leurs qua­lités, se complètent et s’entraident mutuellement, de sorte qu’ils s’appellent ; tel est le cas du premier et du quatrième trait, et c’est ce qui fait que, bien qu’après dix jours, il n’y a cependant pas de culpabilité. Lorsque l’on est de même force que quelqu’un et que les énergies sont égales des deux côtés, qu’on est porté à s’abaisser pour s’appeler mutuelle­ment, à réunir ses forces pour répondre aux circonstances, comme en détruisant d’abord le sentiment de sa propre personnalité pour renforcer les idées d’un supérieur, le mal doit nécessairement bientôt en résulter, aussi, la formule dit : au‑delà de « l’égalité » cala­mité. Être égal à quelqu’un et se mettre soi-même en avant, c’est enfreindre l’égalité ; si l’un des deux veut l’emporter sur l’autre, tous deux ne peuvent pas être égaux .

TSHOU HI. —
Avertissement à celui qui consulte le sort qu’il ne doit pas chercher à l’emporter sur celui qui est son égal. C’est encore une idée en dehors de la formule du trait .

Deuxième trait hexaire : l’ombre se développe ; le soleil étant au milieu de sa course voir l’étoile polaire ; en entreprenant il y aura l’inconvénient du doute ; il y a confiance et elle se manifeste ; présage heureux .

En entreprenant, il y aura l'inconvénient du doute . Là encore, soit il y a confiance et manifestation, étoile polaire en plein aveuglement diurne, soit les ténèbres de la vallée de la mort . Là encore, le goût de l'affrontement, l'attitude mentale rendant apte à porte des coups et à en recevoir doit être développée . Il faut s'engager dans la forêt obscure quand la voie droite est perdue . Pas de risque sans déception suprême !

Viva la muerte !

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Zinaida Serebriakova