Morphologie du lien traditionnel . lettre ouverte à J.C Michéa, IV.



(Tokyo 1946)




Il est possible de méditer sur trois exemples de liens traditionnels : le Maître et le disciple, le mariage, le seigneur et le vassal,Tristan et Iseult . Le lien traditionnel n'est pas contractuel selon le modèle libéral qui nous semble évident . Il n'est pas contractuel car il n'est pas conditionnel, mais inconditionnel, lié à l'essence et non à l'accidentel . Il peut engager ou non au départ la volonté, mais ne peut être rompu à volonté . Ainsi chez Tristan et Iseult la volonté est jouée par le philtre . Que l'on pense à cette célèbre maxime du Hagakure : « la mort est l'essence du Bushido », c'est à dire de la relation du vassal à son seigneur . Entre autres, une telle parole est l'expression d'un lien inconditionnel, que l'on peut comparer à cette parole du mariage traditionnel, « jusqu'à ce que la mort nous sépare ».

Que l'on réfléchisse sur la différence entre « l'homme, animal politique » d'Aristote, qui pose que le lien politique est essentiel à l'homme, et la théorie libérale du contrat social, qui pose que l'homme est par nature un atome qui se lie de sa propre volonté . La différence est bien que dans le premier cas le lien appartient comme puissance à l'essence de l'homme, tandis que dans la théorie du contrat le lien est accident, donc contingent . Cette contingence du lien humain, mes amis, est évidemment une foutaise, un conte qui doit justifier un état . Car sans lien l'homme ne peut pas être homme, pas plus qu'il ne peut être vivant sans se nourrir . Penser les devoirs envers l'être humain oblige à progresser vers une pensée de l'essence de l'homme . C'est aussi le travail de Heidegger .

Un observateur attentif fera remarquer que l'ontologie alternative qui fait du lien un élément nécessaire de l'essence, ou du moins la puissance du lien, n'est pas identique à l'ontologie de la puissance autrefois proposée sur ce site . Car je posais que l'essence n'était que par les déterminations que posaient les relations, que toute détermination est l'effet d'un lien . Aristote connaissait les êtres premiers, êtres en soi, et les êtres seconds, qui n'étaient que par relation . Par exemple, un animal pour le premier ; le froid pour le deuxième, ou l'avant . Pour savoir ce qu'est l'avant il faut savoir le présent du récit, l'après de l'avant . Que serait un avant le temps?

La pensée moderne tend à assimiler les derniers aux premiers, et les êtres premiers à des choses, à ne voir que des essences, comme dans son idéalisation du « progrès », sans précision, qui en fait un être premier pourvu d'une essence, alors que le progrès pour être pensé doit être référé à un antérieur et à un jugement, donc à un sujet, c'est à dire est un être second . Je proposais l'inverse pour voir, d'affirmer que les liens sont antérieurs aux essences, qui ne deviennent dans cette optique qu'un terme commode mais illusoire pour désigner la définition sémantique- linguistique . Par là je supprimais l'essence, comme par exemple sur la question de la féminité, qui ne peut être posée que dans la polarité sexuelle, comme pôle et non comme essence . Mais cela peut être fait de deux manières : soit il n'est pas d'essence de la féminité, juste une polarité qui se réactualise dans le lien, une puissance . Dans cette optique un acte sexuel crée une féminité sexuelle ; une adoption peut créer une maternité sociale . C'est à dire que cette ontologie rejoint la queer théory . Chacun par ses actes crée librement son genre .

Soi par contre on pose une essence de la féminité qui contient en soi une puissance de polarité avec le principe masculin, alors la féminité existe comme essence portant en involution, obscurément, la masculinité, et réciproquement . Le genre n'appartient pas à la puissance du sujet, il est une réalité subie par lui, un corset de fer . Et c'est bien le cas : le choix du genre est illusoire .

Les différences d'implication des deux ontologies ne peuvent être suivies dans leurs linéaments ici, mais elles sont essentielles . J'aborde cette différence au plan politique-social .

Du point de vue social, la théorie ontologique de la puissance, appliquée à l'homme, donne le résultat suivant . Il n'existe rien de tel que « l'homme », mais que des déterminations à l'intérieur de l'anthropopoièse de chaque civilisation . « les hommes » n'étant qu'un homonyme spécifique, légitimé par le biologique, pour désigner des réalités étrangères, fermées sur elles mêmes . Ces réalités fermées sur elles-même ne peuvent réellement se comprendre ; la partie la plus essentielle de leur langues, de leurs œuvres spirituelles, etant intraduisible dans le langage des autres réalités humaines concrètes . Les mondes humains ne se touchent nulle part . Chaque civilisation déployant ses valeurs spécifiques, elle est naturellement portée à condamner les autres, qui ont par nature des valeurs autres, donc antagonistes ; ainsi les civilisations sont-elles politiques, puisqu'elles déterminent l'ami et l'ennemi .


Le seul dépassement du point de vue naïf étant la neutralité axiologique, le refus de condamner des valeurs ou des pratiques de civilisations autres, refus de condamner par exemple ce qui dans sa civilisation propre est condamné chez les autres, comme l'esclavage . L'œuvre de Babel est absolue .

Cette perspective est la perspective, résolument culturaliste, de la nouvelle droite, ou du culturalisme anglo-saxon . Je pense malheureusement que l'intégrisme obtus présente parfois une maladroite confirmation de cette approche, par sa condamnation brutale des autres civilisations .

Si la par contre l'essence de l'homme déploie ses potentialités dans un horizon qui lui permet la réalisation de ses puissances de liens, humains et symboliques ; alors le même homme peut participer de plusieurs civilisations, car leur fondement essentiel est Un . De même, il existe des analogies entre chaque systèmes symboliques qui permettent à ceux qui le peuvent de comprendre l'intime spirituel d'une civilisation étrangère, et les sages peuvent ainsi voir en l'étranger même éloigné leurs frères humains . Il paraitra clair par mon exposition que j'ai une préférence : je crois que les langues et les civilisations peuvent se connaître et se reconnaître . Ajoutons même que des croyances et des pratiques extrêmement éloignées phénoménologiquement peuvent être les manifestations de la même volonté de puissance, de la même essence, telle la proximité de l'ascète, du séducteur et de l'aventurier, illustrée par Marie Madeleine .

La relation est ainsi pensée comme l'acte commun de ses pôles, sur le modèle de la relation de connaissance ; pour parler un langage moderne, un lien traditionnel pose une nouvelle entité émergente une, non-analysable, non réductible à la somme de ses parties . La conception contractuelle du lien, qui pose son caractère contingent, est ainsi falsifiée . Une relation crée un être nouveau, qui pose des droits à l'existence supérieurs aux personnes qui en font partie, c'est à dire qui en sont des parties fonctionnelles ; la relation transcende l'homme qui y est entré . Cette position est résolument contraire au narcissisme de la personnalité de base moderne, puisque l'identification ne se fait pas sur moi, mais sur plus que moi, plus élevé que moi ; par contre les limites du moi, et sa consistance, sont alors dans le même temps clairement déterminées .

Cela signifie aussi que le lien traditionnel pose une autorité extrapersonnelle qui garantit la pérennité du lien . Et cette garantie peut être déléguée à un des pôles du lien, quand le lien est de nature hiérarchique .

Si on analyse maintenant le contenu du lien traditionnel, on trouvera qu'il est fondé sur une puissance d'échange, don et contre don, ou droits et devoirs, mais ces devoirs étant essentiels ne sont pas référés uniquement aux pôles du lien, les hommes éphémères ; ils sont référés aussi aux garants symboliques du lien, le Principe, et la Cité humaine . Le lien traditionnel entre deux personnes est intermédié ; la transcendance à la volonté des deux parties prenantes se manifestant symboliquement par une tiercéité, d'ailleurs horizontale et verticale, horizontale selon la Cité humaine, et verticale selon le Principe . Ce référent, ce garant, d'aspect biface, est voilé et dévoilé par sa forme symbolique . Le lien traditionnel est consciemment plus que ses parties, tout simplement ; il est intégration à la société humaine et élévation de l'homme .

Cette puissance d'échange est traditionnellement définie par analogie à un, ou plusieurs, archétypes fondateurs : ainsi le mariage du Ciel et de la Terre, par exemple, comme archétype des relations entre l'homme et la femme . Dans la relation de Maître à disciple, le maître est clairement analogue au Seigneur vis à vis de ses disciples ; et ce n'est que dans cette perspective que le Maître peut recevoir des honneurs comparables à ceux rendus à la statue du Dieu, comme l'onction d'huile parfumée . Les hommages divins rendus à des personnes perverses sont très clairement des dégénérescences dues à l'obscurité symbolique moderne . Car c'est cette analogie et cette intermédiation symbolique qui font la force et la subtilité symbolique du lien . Le lien inégal n'est pas un lien d'inégalité entre deux personnes humaines, parfaitement égales devant Dieu et devant la mort,-sic transit gloria mundi- mais bien l'analogon terrestre, la manifestation d'un lien hiérarchique principiel . La supériorité d'un pôle n'est pas une supériorité individuelle et personnelle qui renforcerait le narcissisme . Dans le triomphe romain originel, le général vainqueur était suivi d'un homme lui murmurant des vanités à l'oreille, et le général était lourdement maquillé, en particulier son visage était peint en rouge comme les statues des dieux ; la fonction de cet ordre étant comparable à celle du masque rituel, qui rappelle que le rite rend présent et aussi éloigne de ce qui n'est qu'un support l'archétype céleste .

Michéa cite quelque part ( dans l'empire du moindre mal je crois) le cas de chefs traditionnels qui doivent dans leur position éminente multiplier les bienfaits, et sont ainsi utiles à tous ; mais il le tort moderne d'interpréter cela comme une « gestion des personnalités narcissiques ». Bien plutôt, comme les hauts magistrats municipaux de l'Antiquité, le « chef » éminent, de manière analogique, , doit être corne d'abondance, manifestation de la générosité du Principe, et c'est de sa générosité que le chef véritable peut tirer son orgueil, car c'est elle qui le rend véritablement éminent . L'Empereur lui même devait offrir du pain et des jeux au peuple romain, car cette règle n'était pas complètement oubliée à l'époque historique . La richesse noble traditionnelle est liée à la démesure dionysiaque et pas à l'épargne .

La supériorité traditionnelle est une supériorité très déterminée car symbolique, très lourde d'exigences, qui aggrave la faute et l'injustice de celui qui ne s'y conforme pas . Sa jouissance n'est pas narcissique, mais de théophanie opérante : c'est pourquoi elle est sans blâme, sans culpabilité .

L'ordre dominant, le clergé, était normalement lié à des vœux très lourds de conséquences, célibat, voire pauvreté, chasteté et obéissance ; et les membres les plus éminents du clergé ont à coup sûr globalement respecté leurs vœux pendant des siècles . L'appartenance à la noblesse était liée de manière directe à la participation à la guerre, très fréquente, et exposant le corps à la morsure du fer, et à la mort .

Le Roi traditionnel est garant par sa justice de la fertilité de la Terre ; il ne peut absolument pas se comporter comme une « star moderne ». Louis XVI encore, dans une monarchie dégénérée, a été rendu responsable de mauvaises récoltes .

Les positions éminentes sont d'autant plus élévation qu'elle sont exposition à la malédiction ; c'est l'ambivalence symbolique traditionnellement figurée par Janus, et ainsi les insignes de l'évêque dans l'Église médiévale sont-ils symboles de Dieu comme montrés en Enfer...et on a bien des cas historiques de ruines ou de « démission » mondaine de puissants traditionnels .

L'oubli progressif des obligations collectives et symboliques des ordres éminents a été le chemin vers la constitution, bien avant 1789, d'une oligarchie ploutocratique dégagée de tout sentiment du devoir, et ne conservant que la jouissance des privilèges : mais ce n'est pas une situation régulière du lien traditionnel . Le lien d'exploitation camouflé en lien symbolique dont parle Marx n'est pas une réalité atemporelle, mais la dernière phase de la décomposition des sociétés traditionnelles, tant en Europe qu'en dehors de l'Europe ; alors le symbolique est temporairement, dans une société encore attachée à lui, instrumentalisé au profit de l'entéléchie générale du Système, qui, comme le savait Braudel, était déjà en marche, à son échelle, au XV ème siècle - voyez Las Casas au siècle suivant, ne décrit-il pas une situation moderne d'exploitation nue et brutale, où dans un pays en paix les dominants se conduisent comme des soldats en guerre en pays ennemi, pour reprendre les mots d'Arendt?

Par ailleurs la justice du lien n'est pas liée à l'égalité du lien, mais à son équilibre . Avec un point d'appui bien placé, Archimède peut soulever le monde : la justice est à sa juste place au centre d'équilibre de la relation, qui est l'analogon du centre de tout lien . Symétrique mais non égalitaire . Le lien est pensée comme complémentarité, harmonie . Si le symbolique est renvoyé au néant, alors il ne reste que l'intérêt nu : ainsi dans les formes dégénérées des sociétés traditionnelles .

Cette conception moderne du lien, d'une exténuation radicale, résulte aussi d'une cosmologie unidimensionnelle . La cosmologie, ou science de la pluralité des mondes, est en quelque sorte l'ordre supérieur à celui des ontologies, la méta-ontologie ; chaque monde définissant une ontologie intramondaine . Dans une conception cosmologique hiérarchique, un lien hiérarchique peut recevoir une légitimité verticale que la cosmologie unidimensionnelle ne peut penser . Le lien hiérarchique valable est communication de mondes .

Le rapport systématique entre le matérialisme, c'est à dire une cosmologie unidimensionnelle liée à l'ontologie de la chose, par exemple sous la forme d'un atomisme, et la pensée binaire du lien humain comme soit égalitaire soit injuste mais pas les deux, le rejet de toute forme complexe de symétrie me semble donc bien fondé : ni Dieu, ni Maître . Mais le rejet du Maître par les anarchistes est le rejet d'une figure réellement mauvaise, et donc une réaction saine quoique aveuglée par l'absence de souvenir .

Cette fondation dans l'idéologie racine de la pensée moderne du lien n'est pas une conséquence logique mais une symétrie, une homologie structurale ; le lien entre les hommes est pensé dans les structures de pensée de l'atomisme . Cette idéologie du lien n'est pas une libération pour l'homme, elle est un enfermement carcéral et destruction de l'œuvre principale de l'humain, qui est la production de l'homme, par le tissage de liens subtils et différenciés .

Je me répète et résume pour être clair, et je prend un exemple . Si la pensée moderne du lien est juste, alors toutes les variétés de tissage symbolique de lien entre les sexes dans les différentes civilisations, ne sont que le masque illusoire de l'exploitation brutale . Dans cette optique, l'anarchisme et le libéralisme sont curieusement en accord . Quand le colonisateur supprimait ces liens au nom du progrès, il avait alors parfaitement raison ? Ma position est que le tissage des liens étant systémique, il s'ensuit que ce tissage subtil créait une société civilisée, une culture de civilité globale ; et qu'une « innovation »aussi désirable soit-elle « abstraitement », c'est à dire en pratique dans la culture du colonisateur, introduite brutalement de l'extérieur ne peut que détruire la totalité culturelle sans rémission . Cette destruction est par contre parfaitement conforme à l'entéléchie du Système .

La question des liens pose dans la foulée la question du droit et de la morale . La morale, voilà un autre nœud gordien de l'idéologie moderne .

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Zinaida Serebriakova