Le roman russe dans une perspective révolutionnaire : le salut par la littérature?

Rodtchenko, sortie de secours, Maison de la rue Myasnitskaya



La littérature russe présente un univers particulier de l'Âge de fer, un lieu de recueillement et de réflexion qui mérite une analyse.

La Russie est un pays du gouffre, de l'abîme ; sans limites clairement définies, sans stabilité sociale assurée, présentant les plus violents contrastes entre villes de l'âge industriel, industries géantes, et campagnes et forêts hors du monde. Dans cet immense pays l'éternité et la mort sont présents comme espace, la dialectique aussi ; l'histoire le traverse comme une vague puissante et destructrice. L'alternance des lumières et de la glace mordante, des saisons, oblige à une dureté et à une introspection que les europes plus heureuses ne connurent pas.

Ce pays encore, et en spiralant nous approchons du télos, est le pays de la tyrannie . Plus que la tyrannie de la monarchie décadente et bureaucratique, la tyrannie russe par excellence fut celle du prolétariat et du PCUS, la tyrannie stalinienne. Et celle ci fut terriblement ambivalente vis à vis des artistes, à la fois aveugle et cruelle, et curieusement complice . Car en cette époque heureuse, le poète était encore une figure du pouvoir spirituel, et pas un alibi ou un bibelot, du genre du plein de respect pour des tas de cultures . La littérature russe fut à la fois l'attente, l'aurore de la Révolution, et la chronique de ses ténèbres ; une leçon de ténèbres que l'homme du souterrain contemple avec un curieux sentiement de fraternité.

L'impasse révolutionnaire de la Russie d'avant 1917 n'était pas seulement la situation sociale, mais avant tout la situation existentielle de l'homme, celle qui ne peut être rachetée par aucune production matérielle . Il n'existait plus, lentement, de raison de vivre ; et ce crépuscule, comme le recul de la mer sur l'estran, pouvait être lent et insidieux, en tant que phénomène spirituel insaisissable . Chercher la raison de la vie est propre à l'essence de l'homme, et l'homme reçoit son essence, est institué dans son essence par la tradition et par le Verbe, non comme chose mais comme polarité de relations et de puissances .



L'homme n'est pas seulement un pôle de liens en puissance ; il est un complexe de liens lui-même ; et il ne décide pas, de par sa volonté, ce qu'il est en son essence, il le reçoit . Le fondement de sa puissance, son institution à l'être, est aussi le signe certain de son impuissance, de n'être rien de plus qu'un échouage jeté par la mer . L'affaiblissement de cette transmission et de ces puissances, insensiblement, est le premier phénomène qui tisse les oeuvres de Tolstoï et de Dostoievski.



L'essence de l'homme devient évanescence, disparition comme la mer bue par les grains de sable, envahissant le champ de l'être . Quel peut être le bonheur de les retrouver dans toute leur sève dans Guerre et Paix grâce à une réaction nationale, qui fait retrouver l'âpre saveur des liens de coeur et de sang, à travers le combat . La recherche de l'authenticité par Tolstoï n'est rien d'autre que le désir d'un retour à l'essence, a un fondement et à une institution qui se retirent du monde, dans un crépuscule non pas des dieux, mais bien des mondes . Le crépuscule des dieux est un triomphe illusoire de l'homme, qui bientôt se retrouve et vide, et pitoyable, et nu : corps coupable, viellissant et mourant, viande même, et matière première pour l'industrie .



Aussi ce bonheur de ressentir une vie pleinement humaine dans le combat fraternel, laisse bientôt place à la tristesse et à la quête désespérée d'une authenticité juste, de la Justice ; et devant l'évidence répétée de l'échec, la rage et l'envahissement du vide si évidents dans les démons . La révolution, les révolutionnaires sont pour le monde un symptôme du mal qui le ronge, comme la jambe d'ivoire d'Achab dans Moby Dick : elle porte encore artificiellement ce qui devrait tomber, elle bat un rythme démoniaque, mais en elle même est blanche, lisse et immaculée.

Grâce à ce passé spirituel, les hommes de la Tyrannie totalitaire placèrent l'enjeu de leur vie la où il doit être : la résistance spirituelle, existentielle, à l'envahissement démoniaque du vide et du mensonge, de la maximisation de la production matérielle.

Boulgakov, dans la Garde Blanche, est le peintre de l'attente russe d'un fantôme de neiges et de glaces, de l'attente d'un boulversement en la personne de l'ataman Petlioura . Avec le Maître et Marguerite, il atteint au sublime, en devenant l'explorateur de l'insurrection imaginaire face aux masses d'acier de la Tyrannie, insurrection à la fois extenuée et impuissante de la littérature, sous la forme d'un Maître malade, épuisé, et insurrection formidable de la puissance des ténèbres que que le Régime veut en vain anéantir, celle du Diable . Le chemin vers le haut et le chemin vers le bas est le même ; pour exister dans le coeur des hommes les puissances des ténèbres défendent le fils de Dieu .



C'est le monde imaginal et l'essence de l'homme et du monde, la vérité, qui sont les armes infimes des temps . Cette situation existentielle de l'artiste demeure la description authentique de la situation mondiale, et la tyrannie vécue demeure, en écho d'ombres à la tyrannie du passé . Boulgakov est notre frère, hommes de résistance désarmés que nous sommes, face à l'énorme puissance du Système tout puissant installé sur le trône de Dieu, décidant de la vie et de la mort, et pire encore, décidant du destin lui-même .



Comme Boulgakov, Pasternak montre un homme perdu dans les sombres méandres du Styx, des eaux noires qui charrient des miliers et milliers de destins dans la révolution et la guerre, symptômes du crépuscule général du monde sur la rive duquel nous nous trouvons, assistant aveuglés à un spectacle grandiose et menaçant, mais tellement immatures au fond, tellement incapables de méfiance, que nous le regardons sans le voir . Ainsi à l'arrivée de la vague, les touristes la regardaient-il en riant, en la photographiant, sans voir que les animaux étaient partis depuis longtemps .



Comme Boulgakov, Pasternak montre l'humanité encore vivante dans l'amour, dans cette vie privée qui n'existe plus pour la révolution : "plus personne n'a de droit à une vie privée en Russie", dit Strelnikov. Face à la Tyrannie qui balaye les hommes et les destins comme des feuillles mortes, Jivago retrouve le mythe tristanien, en se réfugiant dans des lieux isolés des exigences totalitaires de la révolution, et en trouvant et en vivant l'authenticité de la vie humaine dans l'amour passionné, destinal . Cette authenticité, toutes les traditions la connaissent, même si sans doute très peu d'hommes ont cette richesse et ce malheur inévitables . Mais ce qui est le plus fort de tout, ce n'est pas l'immense puissance matérielle de l'histoire, de la guerre mondiale ou de la tyrannie ; c'est la nécéssité humaine de vivre une vie pleinement humaine, et donc de risquer le sacrifice de sa vie .

Je ne saurais trop le répéter : la résistance ne peut être de fer que si elle pose que des conditions de la vie humaine sont plus importantes que la vie organique, que l'institution de l'humain dépasse et sursume la vie corporelle . Tôt ou tard tout homme devra trancher en son fort intime, devant le destin, si pour lui un chien vivant vaut mieux qu'un lion mort, ou s'il vaut mieux mourir debout que vivre comme un chien . Le dernier grand roman russe que je connaisse, Vie et Destin, de Vassili Grossman, est justement le livre même qui pose cette question . Face à l'écrasante pression de Stalingrad, des hommes simples prennent conscience que leur fraternité est plus que le Système qui les enchaînent au grand combat . Face à cette pression, d'autres comprennent lentement qu'ils se battent devant un miroir, que le Nazisme et le Stalinisme sont les deux faces de la même terrifiante machoîre . J'affirme, ô mes amis, que le libéralisme est encore un avatar de cette mâchoire de ténèbres, mais comme dans le conte, le loup a trempé sa surface dans la farine pour le rendre blanc, d'un aspect virginal . Plus encore, il ne se déguise qu'en nous même, passant pour absent et souriant .

C'est là toute l'actualité inactuelle du Roman russe : il est l'ombre et le brouillard de notre monde, et sans cesse dans sa grandeur il nous parle de nous comme appellés à la grandeur et à la dignité qui sont notre part en ce monde, et dont la moindre est la capacité et le sens du péché et de la rédemption . La race des innocents est éteinte depuis longtemps : c'est avec nos complicités, nos lâchetés, que nous pouvons, hors de toute contrainte par la situation sociale et matérielle, témoigner de l'injustice intime du siècle . La révolte de généraux allemands, ou celle de Jünger contre le Nazisme vaut la révolte de Grossmann contre le totalitarisme soviétique, comme la mort en résistant du lieutenant-colonel de la Rocque, chef de la ligue factieuse des Croix de Feu vaut celle de Jean Moulin .

"Un homme peut par essence parler au nom de tous les hommes. Un homme peut par essence proclamer l'injustice et la fausseté de tous les autres hommes, sans pour cela faire preuve de présomption. Un tel homme fait usage de sa liberté. Cet usage n'entraîne pas de souveraineté temporelle, en ce qu'il est un pouvoir spirituel sauvage, typique de l'âge de fer.
Tout homme de gnose sait obscurément la vérité, et sait la reconnaître quand elle est dite. Même dans un langage de monde étranger. L'expression de la vérité est un grain de sable dans la machine de ténèbres. Ainsi dans les temps de ténèbres, une poignée d'hommes qui rendent témoignage à la vérité sont-ils un danger pour toutes les tyrannie" DDÊH.


La littérature, plus que la pensée, est peut être un vortex de l'insurrection à venir, une insurrection d'abord intérieure contre le crépuscule de l'humanité, où le porc destiné à nourrir le riche est mieux traité que les hommes qui n'ont ni argent, ni propriétaires . Rien n'est à sa place et nous cherchons une sortie de secours, si vertigineuse soit-elle . Pour la fraternité des hommes de combat,

Viva la muerte!

Aucun commentaire:

Nu

Nu
Zinaida Serebriakova