L'idéologie comme instrument de la domination totale .

(Big Brother)

Le confinement bureaucratique change l'idéologie racine d'innovation, c'est à dire d'indépendance fonctionnelle, de liberté qu'elle était dans son histoire ancienne, particulièrement à l'époque des Lumières, en incarcération . La construction idéologique issue des « Lumières » peut être mécanisée et son aspiration fondamentale à la liberté occultée par un Système de domination totale .

Mais que font dans et face au Système les autres hommes, non les hommes « normaux », comme on dit en notre âge, car la norme doit être la plus élevée, mais les hommes de la masse de notre âge ? Il vivent dans un milieu de vie crée par la bureaucratie, un monde de fictions, ou encore de spectacle selon le mot de Debord .

Dans la construction de la « vie individuelle » faite de quotidienneté vide tellement caractéristique de l'Âge se rencontrent des réactions qui sont autant de signatures de types humains . Cette vie ordinaire est faite des obligations de la société liées aux fonctions organiques de l'homme : l'hygiène, à laquelle une pièce est dédiée, les courses, le travail « pour gagner sa vie », qui nécessitent avant tout de la soumission et de la conformité, même aux niveaux d'encadrement . Cette vie est réglée par la montre, c'est à dire ramenée à l'organique . Le tempo de ce monde, le rythme cardiaque, est celui des bureaucraties géantes des entrprises comme des États . Cette vie battue par un temps mécanique est le règne d'un ennui imperceptible et écrasant .

Le temps qualitatif est cyclique, et constitué par analogie et explication du mystère ; il est explication des ténèbres, et déroulement . Il est le temps que tout homme peut vivre aujourd'hui dans le suspense, l'attente fiévreuse, insupportable et extatique de la catharsis ; le temps qualitatif est passion, passion absolue . Boire trente et un cafés crème en attendant une femme est une douleur, mais aussi une intensité qui se vrille dans la mémoire et me constitue homme, pourvu d'abîmes de folies et de désir, et non animal domestique . Elle est douce la souffrance de l'amant, et le poignard de la passion est aussi la mousse sous les pieds nus à l'approche de la source, à la fin d'une marche en plein midi, propice à la folie caniculaire et à l'aveuglement . Et c'est cela, toi, le miroir de ce qui aurait pu être, ce sourire qui aurait pu être le mien, ce creux d'une main et d'un bras où se lovent des cheminements, ce rythme des pas et de coeur que je pourrais reconnaître . Tout ces déroulement des temps comme des lierres sur ton front sont le temps de la vie même .

Ce tempo tout d'abord est mécanique et ramène l'homme à l'organique . Ce sont les nourrissons qui ont le plus besoin d'horaires, et le temps linéaire est la négation du temps qualitatif, qui sépare le temps de la mélancolie du temps créatif chez l'artiste, le temps du repos de la terre et le temps de la moisson, le temps de la guerre sanglante et le temps de l'amour, de l'odeur des corps et l'entrelacement des bras . Nous savons qu'un instant de notre vie peut être plus que la vie entière ; que l'instant est la manifestation de l'éternité dans le monde, que si cet instant n'est pas vécu, la vie ne peut être vécue . Mais le temps mécanique énonce, fatal : un temps vaut un temps, une heure est une heure à tout instant .

Dans cette vie désertique faite de cases temporelles fonctionnelles, il existe des « temps de sociabilité », des soirées, des bars, des boîtes, etc...mais je l'ai dit à propos du lien dans le cas d'exception, une rencontre authentique est si rare qu'elle en devient précieuse, étrange, et source d'angoisse car source de transformation encore obscure, potentiellement menaçante . A tel point que la loi peut être introduite dans les relations humaines pour en exclure la possibilité sous le nom de harcèlement sexuel, ou par l'interdiction implicite ou explicite de lier des liens dans l'entreprise . Le système promeut explicitement une sociabilité égale pour tous, c'est à dire formatée et superficielle, sans les engagements graves que suppose la construction de tout lien authentique . Au contraire, l'ingénierie juridique du Système construit les liens sur le modèle du contrat précaire, posant que seuls les pôles d'un lien ont quelque consistance, étant antérieurs et souverains sur les liens . La méfiance et le calcul sont devenus le mode dominant des relations humaines y compris les plus intimes, entre « adultes consentants » (pesez en ces mots le calcul et la méfiance !) comme entre parents et enfants, où le parent est celui qui offre des biens de consommation à un enfant insatiable, l'enfant tyran, représentant de la Tyrannie floue au même titre que la jeune fille, et dont on théorise les « droits » . Cet enfant ne laisse plus voir beaucoup d'humanité, et ce qu'il en montre risque d'être le plus réprimé comme « prise de risques », alors que l'engagement de la vie organique est l'essence même de la consistance ontologique de la vie, qui est confrontation au danger, à l'amour et à la mort . L'enfant tyran est un maître illusoire et hurleur victime d'un enfermement dans son désir unidimensionnel sans issue, selon une logique autodestructrice . La vérité oblige à dire que sans lien souverain, il ne peut rien éclore de grandeur humaine, l'homme étant écarté de l'extase, de dépassement de soi, et renvoyé à lui même comme sa propre prison . Il n'est pas de plus efficace incarcération qu'en soi-même .

Par contre la jouissance débridée, quantitative et phallique, soigneusement mise en scène comme instrument symbolique de pouvoir, reste celle du chef de la horde . Mais cette jouissance mécanique, qui était déjà celle des Césars Romains, sans cesse plus complexe, violente et perverse, dans une surenchère inavouable, produit le spectacle de la satisfaction mais ne permet pas d'arriver à la satisfaction . Être César, un homme d'ambitions et de conquêtes, est plus qu'être Tibère, ou Göring, cet homme dépressif, intoxiqué, obèse et lourdement maquillé, usant avec délices malsains de sa toute puissance sur la vie humaine dans des palais vides d'humanité, et kitsch, c'est à dire envahis par une pompe vide, en désespoir d'une désymbolisation que la plus féroce puissance matérielle et le pillage des collections d'art européennes ne peuvent masquer à son être . Par sa folle mélancolie, Göring est plus humain que les père Ubu de notre cycle, qui ne semblent même pas ressentir de faille, malgré leurs cérémonies pharaoniques, leur fards, leur faces transformées en masques immobiles par leurs chirurgiens, l'accumulation de mensonges pour justifier des mensonges . Nos césars valent les Tibères, les Nérons et les Caligula, il ne leur manque que la liberté des Suétone pour exister . Le fond de leur apparence n'est guère plus que l'amertume précoce de l'enfant tyran, dont ils ont usé du pouvoir avec l'horizon de l'âge adulte .

Le vide désertique produit activement par la désymbolisation du temps est un instrument de pouvoir de la tyrannie floue . Le lien humain y est extraordinairement formel et compassé . Les rencontres sont codées et restent des frôlements d'égo en déshérence . Dans la vie ordinaire, le sens a été soigneusement évacué, dans les moindres détails : tout est fonctionnel au sens du Système . L'examen peut être prolongé dans l'usage de l'esthétique et l'usage de l'espace .

Dans une grande entreprise, l'esthétique est au service de l'entéléchie . Observez l'architecture géométrique, comme les moindres détails, les niveaux hiérarchiques exprimés par des matériaux et des tailles (le cuir, la taille des pièces, y compris dans les toilettes, les salles « communes » séparées etc), les angles de vue, le remplacement de la cafetière qui nécessite une coopération minimale par la machine à café, les informations légales sur la surveillance du « personnel » . Le Système s'exprime dans l'infime comme dans le global, dans le matériel mieux encore que dans le verbe . Ce monde enserré dans un filet arachnéen est encore percé d'interstices, de vide ; sans open space, il n'est pas une grande entreprise ou administration où un cadre ne puisse disparaître un moment de la journée sans que personne ne s'en aperçoive . Avec open space, on peut réciter et construire des spectacles de fonctionnalité . Et en général la disparition d'une personne y est comme pour le marin mort en mer, sans aucune trace sur l'estran, et sans aucune mémoire, sillage infime des oiseaux de mer se posant dans leurs rêveries aériennes .

Un homme a été chargé de rédiger l'historique sur trois ans d'un projet : un des postes a vu deux titulaires, le premier étant une jolie femme pourtant, et très souriante et sympathique, une voix et une personnalité ; il l'avait oubliée, et a dû demander à des collègues ; pire encore, il n'arrive même plus à la visualiser précisément . Quelqu'un que l'on oublie si vite existe-t-il vraiment, en dehors des codes et des veines électroniques qui attestent son existence ?

D'où cette fascination du Système pour l'évaluation, et pour la surveillance et l'attestation des bureaucrates, qui ne sont rien d'autres que les préposés à la conformité entéléchique . Dans le Système tel qu'il est, la suffisance et la ténacité les plus bornées sont une vertu essentielle, et la gestion bornée du temps vaut la gestion bornée et indéfiniment prévisible de la décoration et de l'ameublement . Que quelqu'un puisse faire en deux heures une innovation ou un dispositif qui remplace des années de répétitions stériles d'un process inutile, et mérite d'être payé pour des milliers d'heures en deux heures, et puisse ne pas avoir d'horaires, c'est ce qui étouffe le bureaucrate .


Qu'une utilisation de l'espace, qu'une décoration inhabituelle puisse être proposée, et le voilà mal à l'aise pour des années . Le créatif et la création emmerdent le bureaucrate, prenez cette phrase comme il vous plaira . La bureaucratie au fond ne peut comprendre la recherche, et la hait pour ce qu'elle en voit .

Le bureaucrate veut avant tout conserver, car c'est cette conservation tatillonne et vide de structures et de règles, ayant perdu leur sens originel par l'exténuation de la figure où elles ont pris naissance et s'inséraient, qui est à la base de la reconnaissance dont il profite pour exister, d'une existence qui est la totalité de sa consistance ; aussi la moindre innovation est-elle pour toute bureaucratie d'entreprise un stress majeur . Elle pourrait montrer que le bureaucrate indispensable et puissant ne sert à rien, sinon à symboliser l'ordre . Rien ne ressemble plus à un bureaucrate qu'une horloge géante, collective . Cette question, celle de son rôle authentique si difficile à saisir, ne se pose pas au bureaucrate, qui se pense en auto-suffisance : c'est lui qui mesure sa convenance et son utilité, et celle des autres . La suffisance est si importante que les cadres l'ont nommée estime de soi, et sont formés pour l'acquérir, avec des épreuves de « culture générale », ou un grand oral, qui permet au candidat de découvrir avec reconnaissance qu'a partir de l'idéologie-racine, il est possible de débiter des généralités fonctionnelles sur n'importe quel sujet, comme n'importe quel ministre . Heureusement la suffisance du bureaucrate est la plus sûre garantie du maintien intemporel de sa sottise ; s'il s'interrogeait, il pourrait s'améliorer . Le bureaucrate est l'homme réduit à sa boîte, au fonctionnel . Il est le Système, comme le Roi était le lieutenant de Dieu sur Terre .

La bureaucratie est une maladie proliférante, étouffante, comme les ronces et les orties sur les chemins . Face à cet étouffement, le Système a inventé la révolution permanente, la restructuration dans les entreprises, la privatisation, la réforme structurelle, la révision générale des politiques publiques (RGPP), dans l'État ; mais il est pensable que la bureaucratisation frappe les services chargés de débureaucratiser . La bureaucratie est encore une figure de l'authenticité et de l'illusion ; comme les bureaucraties des partis politiques chez Michels, elle prétend à une utilité sacrificielle, un être au service de, alors qu'elle assimile tout à son service ; nous croyons naïvement que les moyens alloués à une administration vont d'abord à ses objectifs, mais les objectifs sont plutôt les prétextes des moyens . Ceci rejoint la règle la plus évidente de l'Âge de fer : les fins passent au service du déploiement des moyens, les fins s'exténuent et les moyens prolifèrent (voyez l'incroyable impuissance du P.S en terme de fins, ce vide intersidéral face à des problèmes absolument primordiaux pour la communauté nationale, cette incapacité à dépasser les équilibres d'appareil) : la bureaucratie est le règne de la quantité, par son traitement quantitatif des problèmes, par son obsession de la règle universelle, par son caractère mécanique, par son fanatisme de la puissance matérielle et de la régularité temporelle . La suppression des jours fériés, cycliques et sacrés, au profit de la production matérielle est typiquement une attitude de bureaucrate . Que cette initiative ai reçu le soutien d'évêques au nom d'une finalité morale, règle typique de l'äge de fer, montre le caractère bureaucratique de l'Eglise moderne . L'évolution naturelle de la bureaucratie est l'inflation dans tous les domaines : c'est la leçon de l'URSS .

La solution à la bureaucratie est peut être de dire ce qu'elle est et de comprendre à quoi elle sert . Outre l'encadrement entéléchique du Système, elle est l'assurance de la domination du type d'homme unidimensionnel propre au Système, dont Eichmann est juste une manifestation du caractère monstrueux (Arendt) ; elle sert à remplacer la société organique, en créant les cadres de la fiction donnant à chacun une place dans le monde, en échange d'une soumission totale au Système . Pour exister, chaque être humain doit laisser mourir ou tuer une part de lui-même ; et cette part ne cesse d'être toujours plus dévorante .


C'est cette situation existentielle qui rend la guerre inévitable : la vie est en cause, le combat est le combat du désespoir dans les mâchoires de la mort .

L'utilité sociale de la bureaucratie est ainsi bien au delà de sa fonction affichée ; mais cette utilité ne doit pas laisser oublier que le Souverain lucide doit, comme devoir moral, laisser des vides suffisants dans le maillage bureaucratique pour permettre la vie humaine . Les règles bureaucratiques ne peuvent s'imposer à tous, en réalité .

C'est là que réside le danger de la technologie moderne de gouvernement bureaucratique, qui permet de vérifier réellement l'application des règles par tous : elle est le triomphe de la bureaucratie, triomphe mortel, car la sottise bureaucratique n'a survécu que par son perpétuel dépassement . C'est la sottise bureaucratique de l'armée française qui a produit juin 40, et De Gaulle n'a réussi que par le mépris des normes de morale politique républicaine, qui sont le mandat, le respect des limites du mandat, etc...Ce triomphe mortel devient si insupportable qu'il doit s'accompagner d'une propagande toujours plus omniprésente : la vie est devenue meilleure !

N'oubliez jamais cela, amis : exactement comme en URSS, le soin de l'idéologie racine est confié à des bureaucraties géantes, entreprises, partis, associations, organisations supranationales . La surveillance générale de l'opinion est la projection sur la politique des méthodes bureaucratiques de gestion des ressources humaines dans les entreprises géantes . Les cadres dirigeants des associations politiquement correctes sont issus des cadres des grandes entreprises, et usent des mêmes méthodes d'évaluation et des mêmes concepts, analogons locaux de l'idéologie racine . Cette haute bureaucratie veut devenir Empire, absorber les États et leur services au service de l'expansion maximale de la puissance matérielle comme finalité immanente, au profit de sa domination comme finalité vécue .

Voilà pourquoi elle est « libérale », et lutte contre les « discriminations », c'est à dire contre toute les différences qu'elle n' a pas posées de sa souveraineté qui se rend témoignage à elle même . Différence non validée par l'administration : telle est la définition authentique de la discrimination . Et l'administration veut maximiser sa puissance, et donc rendre au maximum les hommes interchangeables, le poste ( la place fonctionnelle) étant plus que la personne . L'interchangeabilité maximale célèbre le sacrifice de la personne au poste . L'être humain authentique est sacrifié quotidiennement au Système . Et comme toujours, le pouvoir entéléchique s'appuie sur les catégories dominées pour les « libérer », les « protéger », en détruisant les protections statutaires des « privilégiés » . Toute différence au statut d'esclave, d'outil animé du Système devient ainsi un « privilège ». Il est certain que le « sans papier » remplacera un jour la femme dans ce rôle fonctionnel de « libérable » . Le statut du « sans papier », de l'homme nu, avec tolérance de résidence permettant l'exploitation maximale, et la sortie légale des règles légales du travail, sera un jour celui de nombre de salariés interchangeables, déracinés de leur propre pays, comme les émigrés mexicains aux États Unis, comme c'est massivement le cas en Chine . Mais la gauche le fera, et ce sera un « progrès ».

La conformité entéléchique de la vie nue sera ainsi garantie, de même que son origine « démocratique », comme la RDA était « démocratique » . Le confinement bureaucratique change l'idéologie racine d'innovation, c'est à dire d'indépendance fonctionnelle, de liberté qu'elle était dans son histoire ancienne, particulièrement à l'époque des Lumières, en incarcération . La construction idéologique issue des « Lumières » peut être mécanisée et son aspiration fondamentale à la liberté occultée par un Système de domination totale : telle est l'évidence que le Système s'emploie à nier .


Et quand la survie de la bureaucratie est en cause, ce qui est le cas, avec l'exténuation de l'élan qui a permis et justifié sa construction, elle planifie la répression, impitoyablement, car sa répression est aveugle et paperassière . Son caractère impitoyable, comme celle du grand requin blanc, ne vient que de sa suffisance et de son détachement absolu de la vérité . La vérité lui devient progressivement incompréhensible, mais cette victoire est le sommet du totalitarisme systémique et l'annonce de son autodestruction, par perte de contrôle sur ce qu'elle appelle l' « environnement ». Ce temps est sans doute pas si éloigné, en années, décennies ou pire .

Au plan cyclique, notre époque du monde est à la réaction bureaucratique ce que l'automne du Moyen Âge est à la réaction des grands féodaux, le déchainement de la violence répressive pour conserver ce qui s'évanouit dans les mains qui veulent le saisir . La guerre civile mondiale dont parle Jakob Taubes est notre guerre de Cent ans ; et elle est si éloignée de la guerre classique que, comme la guerre d'Algérie, nous ne la nommons pas, sinon comme une bigarrure d'« évènements » épars .

Pour vivre nu, et non exister, l'homme noble doit mener cette guerre, c'est pourquoi elle ne peut que s'étendre . La première étape est de l'identifier, de comprendre ce fait éclatant mais aveuglant que je martèle : La construction idéologique issue des « Lumières » peut être mécanisée et son aspiration fondamentale à la liberté occultée par un Système de domination totale . Nous y sommes, amis !

Viva la muerte !

2 commentaires:

fromageplus a dit…

Avez-vous lu "Citadelle" de Saint-Exupéry ?

lancelot a dit…

Non, mais je l'ai commandé grâce à vous!...je vais publier très rapidement un extrait de lui que vous devez connaître : il a lui aussi dit des choses essentielles.

A bientôt, et courage, je parle pour moi.

Nu

Nu
Zinaida Serebriakova