Debord, 7-6 . L'avant garde comme sacre du printemps . Rôle des tendances minoritaires en période de reflux .




Debord - § 26 : Le reflux du mouvement révolutionnaire mondial, qui est manifeste quelques années après 1920, et qui va s'accentuant jusqu'aux approches de 1950, est suivi, avec un décalage de cinq ou six ans, par un reflux des mouvements qui ont essayé d'affirmer des nouveautés libératrices dans la culture et dans la vie quotidienne . L'importance idéologique et matérielle de tels mouvements diminue sans cesse, jusqu'à un point d'isolement total dans la société . Leur action (…) s'affaiblit jusqu'à ce que les tendances conservatrices parviennent à lui interdire toute pénétration directe dans le jeu truqué de la culture officielle . Ces mouvements, éliminés de leur rôle dans la production des valeurs nouvelles, en viennent à constituer une armée de réserve du travail intellectuel, où la bourgeoisie peut puiser des individus qui ajouteront des nuances inédites à sa propagande .

§ 27(…) : Cependant, tous ceux qui ont une place dans la production réelle de la culture moderne, et qui découvrent leurs intérêts en tant que producteurs de cette culture, d'autant plus vivement qu'ils sont réduits à une position négative, développent à partir de ces données une conscience qui fait forcément défaut aux comédiens modernistes de la société finissante . L'indigence de la culture admise, et son monopole sur les moyens de production culturelle, entraînent une indigence proportionnelle de la théorie et des manifestations de l'avant garde . Mais c'est seulement dans cette avant garde que se constitue insensiblement une nouvelle conception révolutionnaire de la culture . Cette nouvelle conception doit s'affirmer au moment où la culture dominante et les ébauches de culture oppositionnelle parviennent au point extrême de leur séparation, et de leur impuissance réciproque .

§ 28 : L'histoire de la culture moderne dans la période de reflux révolutionnaire est ainsi l'histoire de la réduction théorique et pratique du mouvement de renouvellement, jusqu'à la ségrégation des tendances minoritaires ; et jusqu'à la domination sans partage de la décomposition .
(…suit une longue analyse historique)


Une fois de plus il est possible de souligner à quel point l'analyse de Debord reste parfaitement actuelle . Le mouvement révolutionnaire mondial a pu développer une certaine puissance dans les années 60 et 70, mais nous sommes à nouveau dans un période marquée de reflux des puissances de négatif dans le Système . Les dates indiquées par Debord sont celles de la normalisation qui suit la révolution russe, avec la montée en puissance du stalinisme, et celles qui suivent la mort du Père en 1953 .

L'analyse que je propose n'est pas prioritairement historique ; les analogies flagrantes entre la description de Debord et notre propre situation historique me semblent indéfiniment plus substantielles .

Tout d'abord, les avant-gardes . Je garde ce terme, tout simplement pour sa force d'impact, et parce qu'il implique profondément en lui d'avenir . L'avant garde est le germe, l'implication infime qui porte en elle l'immense explication de l'avenir – à ce titre, Marx était un homme d'avant-garde, tout comme Darwin sur le Beagle . L'avant garde n'est pas vérité et raison . En effet, il ne s'agit pas, pour une entreprise de cette nature, d'avoir absolument ou relativement raison, mais de parvenir à catalyser, pour un certain temps, les désirs d'une époque .

Il faut cependant donner raison à Popper, celui de la connaissance objective . Il est (il n'existe pas comme chose) un savoir objectif, et celui-ci offre des puissances de développement, un enchaînement logique quasi fatal, comme un corps sphérique sur une forte pente . Dans le champ de la production idéologique, ce qui est logiquement possible dans le savoir objectif devient objectivement nécessaire, puisque le conséquent de ce qui est universellement accepté est indéfiniment plus facilement acceptable dans le champ des producteurs idéologiques, et dans les sous-champs spécialisés, que des discours contradictoires aux axiomes acceptés, pour ne pas dire contraires à ces axiomes de l'idéologie dominante . Il est probable que d'autres puissances intrinsèques interviennent ; toujours est-il que tôt ou tard, quelqu'un tire "les conclusions du système".

Premier exemple, la théorie de l'évolution de Darwin, dont la force principale n'est pas de rendre compte du réel de manière incontestable, mais bien d'être ontologiquement conforme à l'ontologie générale de l'idéologie racine, à tel point que Wallace a développé simultanément une théorie analogue . L'énorme succès de Darwin vient de cette conformité, de cette victoire sur le « créationnisme théologique », bien plus que de son contenu biologique, que peu de ses défenseurs, même philosophes, sont à même de valider . Deuxième exemple, l'application de la théorie économique à des domaines variés de la vie humaine, qui montre non pas la validité de cette description, mais la diffusion de la mentalité moderne – et le caractère général, abstrait donc universel de la description .

Il est en effet possible de varier indéfiniment les connotations sémantiques d'une description d'objet, si l'on conserve la forme syntaxique – pensez à « la jeune fille s'est blessée au visage » « la jeune femelle s'est ouvert la gueule »...de ce fait, il est possible de faire des descriptions convaincantes et testables d'évènements sociaux de multiples manières, et selon de multiples connotations théoriques ou axiologiques . L'efficacité de ces descriptions leurre d'ailleurs en conduisant à croire que la théorie qui sous-tend la description est validée par la possibilité de décrire des faits dans un langage produit par la matrice théorique ; cela ne montre que la possibilité de décrire, et non la validité supérieure de la théorie sur une autre . Enfin, une matrice connue est plus facile à utiliser et à comprendre, mais cela ne permet pas de poser une supériorité absolue, simplement relative .

Pour reprendre maintenant la distinction de Kuhn sur la structure des révolutions scientifiques, il est possible de dérouler les conséquences logiques structurales d'une position ontologique comme l'idéologie racine en produisant une nouveauté apparente, c'est à dire en appliquant en extension et en intension les conséquences impensées de sa position de départ ; ainsi le caractère de fausse avant garde des « comédiens modernistes de la société finissante », qui sont heureux de trouver des arrières gardes cléricales assez arriérées pour leur permettre de passer pour novateurs . Autant et plus que les avant gardes authentiques, qui creusent désespérément les rocs et les sédiments du concept pour trouver l'or et l'émeraude de paradigmes puissants, destructeurs des réseaux conceptuels étouffants des idéologies dominantes .

Car l'idéologie dominante est par nature seconde nature, c'est à dire illusion, non-conscience de son caractère construit, enfermement, mécanique, application toujours plus étendue rendant l'homme esclave et serviteur du savoir objectif, au profit d'une oligarchie n'ayant nul besoin d'autre talent qu'une petite rouelle étriquée dans le crâne, selon le propre mot de Nietzsche . Il y a un rapport systémique entre la fermeture du savoir et la fermeture du pouvoir, ou oligarchie . Nous sommes bien dans l'âge de fer d'une idéologie, je parle de l'idéologie des lumières . N'étant plus une perspective nouvelle et libératrice par la comparaison avec l'idéologie officielle du pouvoir monarchique, devenue idéologie officielle du pouvoir sans aucun contre-pouvoir sérieux, elle est devenue le logos d'une oligarchie aussi paresseuse et bornée que celles que l'enseignement condamne dans les cours d'histoire . Mais les Lumières dégénérées se réclamant des grands mots de liberté, elles cherchent encore à se parer des fripes glorieuses et usées des révolutions passées, quand les polices des « démocraties » sont prêtes à armer et soutenir n'importe quel potentat périphérique, ou non, qui aurait à affronter son peuple .

Ce caractère d'abîme de la culture permet à des volontés de puissance ivres, à des idéologies instrumentalisant les anciennes religions, de chercher à dominer des pays entiers avec une apparence de vraisemblance ou de justice – cela pour les pays de culture musulmane . Dans l'Europe chrétienne, cela n'aboutit qu'au désespoir . La toute puissance matérielle du Système, tant qu'elle règne, ne permet aucune remise en cause sérieuse .

Car le creusement du vide dans les sous-systèmes symboliques et idéologiques du Système général, creusement qui crée un malaise par la conscience douloureuse de plus en plus largement répandue d'un mensonge officiel de fond, d'une instrumentalisation des idéaux par une propagande sans idéal – cette évidence sur laquelle reposent des métiers et des diplômes de créateurs d'évènements culturels pour commerciaux – conduit la domination symbolique à l'inefficacité, en lui ôtant sa crédibilité . Et la désymbolisation est violence et appelle la violence .

Alors, c'est la violence occulte du Spectacle, qui réduit tout au bruit et à l'insignifiance, ne serait-ce que par la description sociologique -psychiatrique des révoltes, qui place le descripteur en personne saine détentrice des codes de la réalité de la réalité, et les décrits en malades, qui entre en jeu . Et si la violence occulte ne suffit pas, la violence réelle survient – il suffit de faire quelques exemples assez discrets pour paraître respecter globalement la liberté, et assez parlants pour calmer les velléités de révolte .

Le jeu de la culture officielle est truqué . Le jeu de la culture officielle repose sur l'invocation des valeurs de la culture officielle, ou fantômes, comme la Culture, la Littérature : liberté, expression de soi, humanisme, etc . En réalité, la culture officielle peut être assimilée à un marché où l'on vend les valeurs « inaliénables »du Système, où l'on vend de la liberté, de l'égalité, de la fraternité, de l'air . Le champ littéraire est un sous-système spectaculaire du spectacle général, un bûcher des vanités, un marché du rebelle, où le fait d'aller habiter un port et de porter la barbe fait de vous un aventurier . La culture officielle vante Rimbaud, Apollinaire, l'abbé Pierre, et vend Sulitzer et tous ces noms , tous ces livres filandreux que je rougirais de nommer .

La consommation de masse de la Littérature est comme toute consommation de masse, elle favorise le simple, le sucré, le facile . Même des oeuvres valables ont des effets sucrés de Grand Style . La consommation littéraire est une carte de consommations de sensations bien identifiées qui ne remettent rien d'essentiel en cause : bonbons arlequins, peur et angoisse, énigmes, Grandes Histoires Humaines, manuels de mieux vivre pour cadres débiles, etc...et même impressions de dévoilement des mensonges du Spectacle . La Littérature est fonctionnelle en ce qu'elle sépare rigoureusement l'auteur puissant du public, et qu'elle est résolument révérentielle - elle réplique l'immaturité et l'insuffisance que le Système maintient dans le coeur de ses sujets . Le critique tend à devenir critique gastronomique, un fourbe qui vend une marchandise avec de grands mots, un type gras, lourd, qui croit que l'amour du destin est de s'aimer gras et lourd .

Contrairement au mécénat éclairé qu'a connu par exemple la Renaissance, le marché élimine l'avant-garde authentique, puisque la masse des lecteurs ne peut chercher ce qui est obscur, difficile, et qui bouleverse profondément les perspectives – pour chercher cela, il faut être soit désespéré, indéfiniment, et prêt à partir pour les mers du Sud de la pensée, soit être un prince magnifique, porteur de mondes .

Soit désespéré prêt à risquer sa raison et son salut pour trouver du nouveau – avec aux tripes la nausée non des autres, mais des prisons étriquées qui quadrillent si finement les terres du Système, les identités, les haies, les murs – tout ce qui rend l'authenticité aussi improbable que l'éclosion d'une fleur dans l'enfer des Zeks que lentement, nous devenons, insensiblement, des Zeks dans Dream-a Dream land .

Soit porter en soi le projet, la splendeur d'un monde nouveau, d'un Ordre du monde renouvelé aux sources du printemps – être Laurent le Magnifique, Octave Auguste, Alexandre le Grand . La révolution est le retour, le printemps des hommes ; elle n'est pas la fin de l'histoire, elle est l'alliance macrocosmique du Temps et de l'Éternité qu'annoncent Virgile et Pic de la Mirandole ; elle est un instant des âges du monde, mais aussi une splendeur . Elle est le temps qui mérite le poète, le souvenir - elle est le repentir et la rédemption du monde . Toute révolution refuse la révérence aux puissances du Siècle, et toute révolution est remise générale des dettes - Telle est le sens du mot révolution, qui se retrouve dans le mot de Renaissance .

La renaissance du monde humain doit être périodique, sous peine de vivre dans l'Empire des morts, écrasé sous le poids du passé, sous le poids de la révérence aveugle aux idéologies du passé, sans même posséder leur souffle et leur puissance . Le marché de masse de la pensée et de l'art est fonctionnel au Système, puisqu'il oblige le plus haut à s'abaisser jusqu'aux marais des derniers hommes, ces êtres de vide et de routine que figurent Bouvard et Pécuchet – et leur masse écrase l'avant garde, au point de la rendre invisible, comme furent invisibles les Vivants dans les déchaînements totalitaires du Système, au cœur des grandes guerres .

Il existe un marché pour l'authenticité, malgré tout ; mais cet interstice est avant tout ce qui permet de justifier tout le reste . Il est possible de toucher des mots sublimes dans ce marché, de faire même progresser une cause révolutionnaire ; mais de manière si étroitement circonscrite que comme le dit Debord, l'importance idéologique et matérielle de tels mouvements diminue sans cesse, jusqu'à un point d'isolement total dans la société . Leur action (…) s'affaiblit jusqu'à ce que les tendances conservatrices parviennent à lui interdire toute pénétration directe dans le jeu truqué de la culture officielle . Ces mouvements, éliminés de leur rôle dans la production des valeurs nouvelles, en viennent à constituer une armée de réserve du travail intellectuel, où la bourgeoisie peut puiser des individus qui ajouteront des nuances inédites à sa propagande .

Regardez Houellebecq, sans compter tous ces penseurs devenus universitaires, qui s'enferment dans des œuvres morcelées, spécialisées, vides...Les hommes isolés se mettent pour survivre au service du Système . Ainsi le Système de la littérature connaît ses morts vivants illustres, anéantis, neutralisés, aveugles . Ou isolés, misérables, toxicomanes, enfermés . Je n'invente rien ! Les critiques qui constatent ce champ de néant ont raison, sauf si leur vue s'arrête à l'horizon du visible . L'oppression la plus totale est aussi la redécouverte de la vie .

Cependant, tous ceux qui ont une place dans la production réelle de la culture moderne, et qui découvrent leurs intérêts en tant que producteurs de cette culture, d'autant plus vivement qu'ils sont réduits à une position négative, développent à partir de ces données une conscience qui fait forcément défaut aux comédiens modernistes de la société finissante . L'indigence de la culture admise, et son monopole sur les moyens de production culturelle, entraînent une indigence proportionnelle de la théorie et des manifestations de l'avant garde .

Nous développons cette conscience qui est notre force sur les piliers de béton creux de la « littérature » moderne . Nous n'avons rien de « littéraire », et aucune révérence pour la « littérature » . La pensée, la vie seule importe . Il est caractéristique que la notion claire d'avant garde soit niée ou ignorée au milieu des déplorations sur le vide de la « littérature » . Il n'existe aucun vide de la « littérature » pour nous, puisque nous n'en attendons absolument RIEN . Le monopole des moyens de production culturelle est en plein glissement, comme lors de l'invention de l'imprimerie, et de la multiplication sauvage des petites imprimeries . Le Système a besoin actuellement d'une circulation rapide et gratuite de l'information ; nous y faisons circuler le sang et la vie des avants gardes si longtemps muettes .

Le Système compte sur le bruit, sur l'immense masse des textes vides qui ne cessent de crépiter . Mais aussi, dans les conduites souterraines du Système, s'accumulent des boues de lumière, s'accumule les pensées et les mots des nouvelles aurores . La taupe creuse patiemment, les charpentes de notre monde sont rongées très profondément, malgré leurs aspects retors . Le printemps se sacre dans les souterrains . L'aube nouvelle apparaît sous la terre, une fois de plus . Sur la terre la décomposition règne sans partage .

Le jour où le soleil se lèvera à son couchant, plus aucune prière ne vous protègera . Tel est le commentaire du grand soufi Abd El Kader . Le soleil se couche sous l'horizon de la terre . Ainsi, l'œuvre des souterrains est telle .

Le jour où le soleil se lèvera à son couchant . Le sacre du printemps, jours couronnés de roses !

Le cycle sera achevé . Tous les cycles s'achèvent . La dégénerescence est la perspective des fleurs du printemps, et les fruits passeront la promesse des fleurs .


Vive la mort !

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Zinaida Serebriakova