Principes de guerre métaphysique lus dans un chewing gum : 3, principe de clôture, ou l'unicité du règne pratique de la bureaucratie.



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La pensée moderne connaît une tendance fondamentale à la fermeture et à la répétition mécanique de l'idéologie . La variété des écoles de 1910 et le monolithisme de 2010 sont des réalités flagrantes . Pour un peu, il n'est aucun producteur idéologique de nos jours, qui ne puisse faire à l'autre le baiser de paix . Cela n'est magnifique, comme un crépuscule mythique des idéologies, que pour ceux qui ne comprennent rien, et qui ne risquent plus d'avoir à le montrer, grâce au règne univoque d'une matrice mécanique . La réalité est que notre société est sclérosée au plus haut point, mais que sa puissance matérielle spectaculaire surmonte encore la nudité morbide du Système .

L'idéologie racine dominante est celle là même qui fourni les critères de recrutement des personnels des principales institutions du Système, dans ses analogons thématiques que l'on retrouve dans tous les domaines . L'idéologie racine irrigue la société par de multiples canaux comme l'eau une éponge . La société se structure selon la structure de l'idéologie, et réciproquement . Il existe des analogies formelles entre les divisions idéologiques et les divisions fonctionnelles de la bureaucratie, de même qu'il existe des analogies formelles entre le comportement des objets physiques et des fonctions mathématiques, ce qui rend possible la technoscience mathématique .

La construction de la réalité, la division des sous systèmes institutionnels, les articulations de l'idéologie sont un fait unique . La "réalité" produite par le Système, les critères d'évaluation de la ré-alité d'un étant, sont des institutions fonctionnelles du Système . La Logique de la découverte Scientifique de Karl Popper-par exemple- traite du principe de légitimité d'un énoncé portant sur la réalité dans le Système . A ce titre cette œuvre, comme tant d'autres sur un sujet analogue, porte sur la construction d'une légitimité non humaine dans le Système, d'une tiercéité née dans la Science . La Science devient le champ de la neutralité par excellence, c'est à dire de l'objectivité, dans la perspective du Système . Objectivité et souveraineté ont des homologies fonctionnelles, qui reposent sur leur finalité : il s'agit d'accorder des hommes sur un ens commune indiscutable . Ainsi la Souveraineté est-elle à l'abri de la décision humaine . L'importance de l'enjeu de la vérité scientifique n'est autre que la position de la Souveraineté . Anarchisme individualiste et épistémologique sont fonctionnellement liés, ce que savent aussi bien Feyerabend que Rorty-l'homme spéculaire . Ce dernier discours est à la fois une épine dans le flanc de la bureaucratie, mais aussi parfaitement récupérable, car ce discours de la pluralité des normes se place dans la perspective de l'articuler depuis une unité intelligible et normative du respect de la pluralité, celle même de la bureaucratie . (Voyez Deleuze- Guattari, milles plateaux )Et la bureaucratie moderne, intelligente, ne veut que cela, être tolérante . A condition que tout reste pareil .

L'idéologie racine, dont le fondement est de prétendre dire ce qui est et ce qui n'est pas, est celle là même justifiant, légitimant, le maintien au pouvoir de mandarins idéologiques formés aux subtilités du Système . Le sous-Système éducatif qui recrute et forme la haute bureaucratie - cela comprend aussi bien les cadres dit du privé que les cadres dit du public, et ce à l'échelle mondiale- ne recrute pas des imbéciles, mais sélectionne une pensée fortement opératoire, et non pas une puissance d'imaginer . Un tel "profil de compétence"a été retenu dans toutes les bureaucraties historiques . Cela apparait dans les bouleversements historiques, ou avec les transfuges ; les hommes de "partis de gauche" peuvent servir des objectifs de droite ou inversement, et divers régimes, que ce soit la IIIème République, le IIIème Reich ou les IVème et Vème Républiques, comme René bousquet, ou Maurice Papon . Les "créatifs", le Système les éloigne très nettement de l'exercice du pouvoir, et les cantonne par exemple à la publicité ou aux médias . Le Système, et cela n'a rien de surprenant, n'organise pas sa transformation, ne favorise pas sa critique . Dans les meilleures écoles ont apprend "l'esprit critique"sur des productions médiatiques ou sur des textes idéologiques, et on apprend par ailleurs le Droit, l'Éthique, bref les fondamentaux du Système . On apprend à discerner ce qui se discute et ce qui ne se discute pas- et cette distinction est basée sur les limites du Système, rien de plus .

Les cadres du Système posent leur expertise, c'est à dire leur légitimité extra-humaine, leur puissance à dire ce qui est . Au nom de la Science . L'usurpation était tentante . Elle est fréquente .

Dans les cas d'usurpation, l'expert revendique une souveraineté . Par sa bouche la Science parle . Or aucune phrase qui commence par "la Science dit que..." ne peut correspondre à une catégorie de proposition reconnaissable comme proposition scientifique . Faire parler la Science est bien l'expression profane d'une théologie, d'un Cela, qui est plus grand que tout homme, parle à travers moi . La Science en effet ne parle pas, mais l'homme .

Je ne veux pas laisser de confusion par cette dernière phrase . Et je maintiens le mot d'usurpation de la fonction souveraine par le discours ontologique de l'idéologie . Usurpation signifie que le vrai est ce qui est, que le langage humain est puissance de vérité . Le scepticisme classique ne peut servir très longtemps dans la guerre métaphysique . Rorty, comme Feyerabend, prétendent à la puissance de dire ce qui est et ce qui n'est pas, la vérité scientifique . Ils disent avec prétention à la vérité que la vérité n'est pas . Leur position est idéologique, avec juste un caractère masqué . Leur position est fonctionnelle à l'individualisme et donc au nominalisme du Système . Là n'est pas le lieu d'en débattre plus avant .

De ce que la science ne parle pas, il ne signifie pas que les expressions scientifiques soient complètement arbitraires . Au contraire, elles résultent d'une légitimité très construite . Le sceptique a besoin de la vérité pour affirmer la non-valeur de vérité de la vérité . Si je te dis que les clefs sont sur la table de la cuisine, cela à un sens concret évident dans la pratique quotidienne de la vérité . La structure ternaire du signe pointe, par la référence, la médiation de l'être . Toute parole s'énonce sur fond d'être, y compris le mensonge par référence négative, y compris la critique de la science . Je ne critique pas la vérité, mais l'usage idéologique de l'invocation de la Science comme instrument de légitimation du pouvoir bureaucratique . La critique éventuelle de la science moderne réelle sera étudiée ailleurs . Dans cet usage science et vérité effectives sont méprisées, non par le critique, mais bien par l'idéologue .

Le principe de mise au pas de la Science sera donné plus tard .

Le langage bureaucratique doit être solide comme un phénomène naturel, indiscutable, émotionnellement neutre, standardisé, c'est à dire qu'une expression doit correspondre à une procédure bureaucratique, comme "garde à vue", ""mise sur le marché", "restructuration" . Il doit être compréhensible, mais décourageant, "technique"pour l'extérieur . Enfin, son caractère pseudo-juridique n'est pas là pour garantir les libertés de son objet de manipulation, comme le "gardé à vue", mais pour déresponsabiliser au maximum tous les niveaux de décision, en permettant à chaque décision d'être comprise comme "technique", c'est à dire n'engageant aucune responsabilité morale, sans parler d'autres types de responsabilité . "Responsable mais pas coupable", tel se comprend le bureaucrate, ainsi le fameux Albert Speer . Le bureaucrate est la réalisation matérielle de la prédestination : dans l'exercice de ses fonctions, il ne peut rien faire qui le damne . Qu'il emprisonne, déporte, licencie en masse, organise l'exploitation d'hommes outre-mer, il ne fait qu'accomplir une nécessité immanente, lié à l'ordre public, à la réalité de la concurrence mondiale, etc . Il est vrai que chaque bureaucrate individuellement se sait remplaçable dans le Système global, il sait que d'aucuns désirent son poste, ses supérieurs y veillent . Il doit "apporter des résultats" . Il est impuissant à se révolter et puissant comme agent impersonnel . Il y a là un trait psychologique propice à la féminisation en cours de la bureaucratie . De ce fait la bureaucratie est portée à réaliser mécaniquement l'entéléchie du Système, et s'est avérée propre à tous les crimes . Il n'y a pas de plus grand criminels, sur les derniers siècles, que le bureaucrate terne que les systèmes d'enseignement fabriquent en grande série . Et c'est un criminel sans sadisme, sans cruauté, sans lubricité avouable . C'est un criminel terne, invisible, qui ne peut être affronté .

L'appareil bureaucratique qui est la condition à priori de la vie du Système, et que l'on retrouve dans toutes ses variantes, fonctionne selon des règles strictes et impersonnelles . La bureaucratie est à la fois très puissante, très rigide et très lourde . Son efficacité n'est pas la réalisation, mais l'étouffement . Elle est une police générale protéiforme . Son entéléchie est la conservation de ses règles de fonctionnement, et elle ne s'adapte que pour que tout reste pareil . Elle absorbe l'innovation comme un mur isolant absorbe un son, en éliminant comme bruit tout ce qui dans l'information qu'elle reçoit pourrait nuire à son fonctionnement et à sa reproduction . L'attaquer au nom de la vérité, en refusant le pli fonctionnel du spectacle, peut démontrer que la réponse ironique de Pilate, "Et qu'est ce que la vérité?", est encore parfaitement représentative de la position bureaucratique . Pour la bureaucratie ivre de sa puissance, la vérité, c'est la volonté de la bureaucratie - mais cela ne doit pas être dit . Car la bureaucratie joue le rôle du respect de la place vide de la référence, des fantômes . Ce que la technique doit réaliser, ce monde parfait toujours repoussé, et parfaitement repoussant .

Le véritable régime politique moderne n'est pas dans le spectacle versicolore de la diversité des totalitarismes, des démocraties, des monarchies, des crises et des années glorieuses, et j'en passe ; il est dans le processus d'assujettissement bureaucratique du monde . Et ce processus, depuis le Catasto de Florence au XIVème siècle, n'a pas connu de véritable coup d'arrêt . Le message le plus important de l'ouvrage de Tocqueville sur la Révolution française est aussi le moins spectaculaire, et le plus radical : il existe une continuité lourde de renforcement bureaucratique entre l'Ancien Régime et la Révolution . Nous devons de même devenir capables de discerner non seulement l'unité entéléchique du nazisme et de l'URSS, mais aussi des Trente Glorieuses et de l'URSS, et donc du nazisme et des évolutions modernes du Système .

Elle ne connaît que l'innovation locale, dans le cadre de la science normale intégrée dans un paradigme conforme à l'idéologie racine, ou dans une science utilisée comme formules pragmatiques incompréhensibles quand cette science est proprement incompatible avec l'idéologie racine, comme la mécanique quantique . Dans cette perspective l'innovation est fonction de la puissance matérielle déployée, du "gain d'échelle" pour "la recherche" . C'est au fond la seule innovation que peut reconnaître et comprendre le Système .

La bureaucratie s'assure par le contrôle des moyens et la définition des critères de réussite, dite d'évaluation, la conformité de la recherche avec son entéléchie propre - ne "réussissent" que les programmes de recherche qui confirment sa domination, et ne sont financés que ceux qui posent dès le principe leur conformité générale . Cela est analogue à la définition de la réalité .

La bureaucratie ne peut dans son fonctionnement normal voir naître des changements de paradigmes, c'est à dire de modes de pensée à un niveau profond . Cela est encore plus vrai dans le domaine des idéologies morales et politiques, puisque celles ci concernent de plus près ce qui est le centre de légitimation de la bureaucratie, et la souveraineté . Par contre elle les assimile très vite à son entéléchie .

Et ce même si l'idéologie officielle est violemment anti-bureaucratique, comme dans le cas du bolchevisme ou de l'ultra-libéralisme . Le Parti et les Soviets dans le premier cas, devinrent la racine de la floraison nouvelle de la bureaucratie ; et le mythe de la différence essentielle entre le Public (inefficace et bureaucratique) et le Privé (non bureaucratique par essence) permet à l'espèce ultralibérale de l'idéologie de légitimer la bureaucratisation sans entraves de la société par les grandes entreprises, bureaucraties géantes déliées de la tutelle de l'État .

La bureaucratie n'a jamais soutenu de révolution scientifique, sauf quand cette révolution lui permettait de renforcer son pouvoir, en minant un adversaire, comme l'Église, ou en produisant des armes supérieures, comme l'arme nucléaire . La véritable idole de la bureaucratie est la technique, la production immédiate de la puissance . Les freins institutionnels spécifiques empêchent l'innovation globale . Ces freins ont globalement parcellisé la recherche scientifique, et pas seulement dans une logique de spécialisation liée aux limites cognitives humaines, mais très largement aussi dans une logique sociale de garanties réciproques et de partage du pouvoir entre des disciplines dont les frontières sont d'abord sociologiques . De ce fait il est rendu très compliqué d'être un chercheur ambitieux, c'est à dire généraliste-paradigmatique, un architecte de conceptualités paradigmatiques, autre nom du projet métaphysique . Et de fait de tels personnages sont plus rares aujourd'hui qu'il y a cent ans, quand parurent dans un même cycle la théorie de la relativité générale, la mécanique quantique, les principia mathematica, et j'en passe . Le modèle contemporain est le spécialiste étroit qui à la fin de sa carrière fait de la vulgarisation, c'est à dire ânonne, dans le recueillement pieux des commentateurs analogiquement béats et incultes, comme une prophétie des lieux communs idéologiques - ceux qui savent trouveront aisément des exemples .

La clôture de la pensée moderne est conceptuelle, et cette clôture conceptuelle est l'image de la clôture bureaucratique de la société . Notre société ne peut être comparée à l'ouverture conceptuelle de la Grèce classique, faite de sociétés d'institutions aristocratiques-démocratiques (quelles que soient les limites légales de la citoyenneté dans chaque cité) sans bureaucraties, car notre société est une bureaucratie fermée se légitimant par un spectacle démocratique . L'Empire Romain a connu une fermeture conceptuelle parallèlement au développement de la première grande bureaucratie de l'histoire de l'Occident, et a évolué vers une pensée unique - voyez "Vers la pensée unique : La montée de l'intolérance dans l'Antiquité tardive" de Polymnia Athanassiadi aux belles lettres .

Il est probable qu'avec l'effort comique de faire une place à la Référence, ce que les bureaucrates nomment pompeusement l'éthique, sans trop savoir ce qu'il y a là dedans, la bureaucratie ne cesse de renforcer la circularité de son organisation et de son idéologie . Car leur seule Référence véritable, c'est elle même . Voyez la lutte contre les discriminations comme dispositif de domination .

Un corrélat de ce principe est que toute organisation fonctionnellement analogue produit des résultats analogues . Ainsi l'ensemble des partis politiques, quels qu'ils soient, aboutissent à la consolidation d'une oligarchie héréditaire et autistique, et sont en réalité beaucoup plus aptes à verrouiller ensemble l'espace des possibles qu'a s'opposer entre eux au delà des apparences spectaculaires (auxquelles plus personne ne croit) . Les derniers partis français, comme les Verts, ont su montrer la valeur d'airain de ces règles . La participation à la politique des partis est la participation au Système . Voyez l'ouvrage "les partis politiques" de Michels . Le spectacle de la politique tend à devenir un spectacle sans public . On en paye les spectateurs comme intermittents du spectacle et c'est justice . Pour ceux qui savent, les oppositions universitaires ne sont guère plus consistantes . L'organisation bureaucratique formate la pensée par nécessité immanente, et l'idéologie racine est la forme de ce formatage, l'un étant image de l'autre .

Ainsi le système clôture-t-il puissamment la créativité idéologique, afin de fermer l'espace des possibles et garantir sa domination et sa perpétuation . Reconquérir l'espace des possibles commence par reconquérir la puissance de penser une matrice générale incompatible avec l'idéologie racine . Et les dissidents doivent aussi rechercher des organisations différentes du principe bureaucratique .

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Zinaida Serebriakova