J'ai embrassé l'Aube d'été . Formes et modalités de la puissance de monde, ou liberté essentielle .

En ma vie primitive, j'étais pauvre . Pourquoi les riches moines ne me parlent-ils pas ? Pourquoi ne me font-ils point peur ? (...) pourquoi ai-je chanté la puissance du mal ? (...) l'âme se lamente de ne pouvoir répondre . Qui a vu, qui sait cela ? J'admire les livres et ce qu'ils ne savent pas . Taliésin .


Dédié à St Michel, rencontré sous la forme d'une princesse . Ce texte est un patchwork, y compris de textes déjà vus sur les délices . C'est comme ça .


La puissance de monde n'est pas la puissance du monde . La puissance du monde est celle des grosses voitures noires aux vitres fumées de l'oligarchie, et à un certaine cruauté que tous connaissent, et parfois envient . La puissance de monde est celle qui produit les mondes, comme un ciel étoilé d'été, quand brille l'œil rouge d'Arcturus, et la redoutable Aldébaran . La puissance de mondes est éteinte en Occident . Lentement, insensiblement, elle s'est éteinte, étouffée par la domination univoque de l'idéologie qui accompagne la révolution industrielle, et dont une thèse fondamentale est : il n'est pas d'autre monde .

Dans le film la ligne rouge, de Terence Malick, deux personnages dans l'horreur de la guerre du pacifique-le déchainement technique dans le paradis tropical- débattent de la pluralité des mondes . L'un, joué par Sean Penn, éprouve une haine féroce pour le monde qu'il sert depuis longtemps, mais pense que ce monde est le seul monde . A ses yeux, l'homme est une boîte, un cercueil qui se déplace . Cet homme désabusé, figure noble du nihilisme, éprouve une tendresse mêlée de colère pour un soldat déserteur, rêveur, de ces hommes dont les yeux ne cesse de sourire, et gardant la tête droite .

Après une désertion il le couvre et le prend avec ses hommes, mais il ne peut s'empêcher de le lui dire par la suite qu'il a tort de sourire . Qu'il n'est pas d'autre mondes . Il n'y a que celui là, l'enfer . L'autre lui répond indirectement . Je sais que vous m'aimez bien, sergent . Malgré vos propos pour moi, toujours durs . Je le sais, et je sais aussi qu'il est d'autres mondes . Je les ai vus . Parole sublime ! Il est d'autres mondes, amis, et nous avons la puissance de les voir .

La puissance de mondes est directement liée à la forme de l'esprit qui se manifeste en l'homme .

Revêtir la puissance de monde est répudier l'ancien monde ontologique, celui de l'idéologie racine de l'occident . Cette idéologie est la matrice combinatoire de la quasi-totalité des discours occidentaux depuis près de deux siècles . Les structures sémantiques fondamentales de l'idéologie racines multiplient dans tous les domaines des analogons thématiques, et c'est ainsi qu'un discours normatif sur l'être peut aisément devenir la matrice sémantique de discours zoologiques, sociologiques ou psychologiques, qui multiplient les analogons de la structure principale, premier analogué . De ce fait, les applications locales de l'idéologie n'entraînent aucune créativité théorique . Pour donner un exemple, le darwinisme social ne crée aucune perspective nouvelle, il se contente de répliquer dans le champ social les structures idéologiques de la "théorie de l'évolution", qui elle même d'ailleurs réplique des structures de l'économie et de l'anthropologie "libérale", comme les thèses de Malthus .

L'étude de l'idéologie racine peut prendre la forme de l'archéologie, ou généalogie, ou encore de la destruction phénoménologique ; l'essence en est toujours de montrer les déterminations anciennes, car montrer le caractère déterminé, construit, d'une thèse, suffit à rendre à l'homme sa liberté par rapport à elle . L'homme-et ce mot ne signifie pas l'individu, mais une communauté humaine -a la puissance de poser des déterminations conceptuelles, qui sont autant de décisions souveraines, arbitraires en ce sens . Il peut par exemple poser que le grand Pan est mort, ou que les seules entités du monde sont celles visées par les noms . Il peut poser qu'il existe des fantômes, des démons . Il peut poser que les seules démonstrations valables ont telle ou telle forme . Le monde humain est tissé de telles décisions . Les décisions conceptuelles qui réussissent tombent dans l'oubli comme telles, et passent en nature . Les hommes qui habitent un monde culturel pensent, vivent, comme si le monde était comme ça . Le tissu des décisions est devenu destin . Mais l'accumulation des décisions fait reculer la souveraineté humaine, et les créateurs, fondateurs de mondes des temps anciens sont remplacés par des administrateurs du monde "qui est comme ça", et qui devient sclérosé, coupé de ses origines, puisque l'intelligibilité des décisions est oubliée . Un monde étouffant, rigide et sclérosé, et dont l'évolution échappe à tout contrôle humain, tel est notre monde . L'idéologie racine a été libératrice . Mais le confinement bureaucratique change l'idéologie racine d'innovation, c'est à dire d'indépendance fonctionnelle, de liberté qu'elle était dans son histoire ancienne, particulièrement à l'époque des Lumières, en incarcération . La construction idéologique issue des « Lumières » peut être mécanisée et son aspiration fondamentale à la liberté occultée par un Système de domination totale . Telle est notre situation .

A chaque cycle du temps d'une civilisation, par périodes, il s'impose de reconquérir la souveraineté humaine . Des hommes ont fondé les principes de l'idéologie racine . Nous n'avons pas l'obligation de les respecter, car c'est la liberté humaine qui fonde le droit, et cette souveraineté peut défaire les nœuds tressés par d'autres hommes, quand ces liens deviennent des fers .

Des points-trois en l'espèce- sont à noter sur le processus d'imprégnation idéologique du monde humain .
Le premier, est que l'idéologie n'informe pas que le discours, mais toute l'interprétation du monde dès la perception, qui est une interprétation, et qui cadre le perçu dans les cadres fournis par la culture, et en l'espèce, par l'idéologie dominante . Pourquoi tant d'allemands n'ont-ils pas vu dans les visages des déportés ce que nous y voyons ? Parce qu'ils les voyaient à travers l'idéologie nazie, comme l'effet regrettable mais nécessaire d'une saine politique . Pourquoi ne voyons nous pas dans l'Iris ce que Dürer y voyait, le secret caché dans le mystère ? Parce que nous sommes informés par une idéologie pour laquelle "il n'y a pas de mystère" .
Le deuxième point est que la même matrice idéologique produit sans difficultés des espèces idéologiques différentes ; et les hommes élevés dans l'idéologie racine n'y voient que des idéologies ESSENTIELLEMENT différentes . Ainsi les différences théologiques qui nous paraissent infimes ont fait des partis violemment opposés dans l'histoire de l'Église . De même, des infimes différences font de Tony Blair un travailliste et de Bush un conservateur ; ou encore...mais pas de noms ! Notre époque exténue le caractère sensible et visible de ces différences, et tend à exhiber dans l'oligarchie du Système une caste unique, une nomenklatura . Il importe analogiquement que nous apprenions à voir dans les variantes idéologiques de l'idéologie racine les fruits d'un arbre unique, et que l'étude du tronc et des racines communes l'emportent sur la variété des branches . Le communisme et la société soviétique, la société libérale capitaliste et l'idéologie libérale, et aussi le nazisme et la société nazie - je l'affirme-sont des variantes d'un Système unique et d'une idéologie unique, Système dont l'entéléchie, ou finalité, est la maximisation du déploiement de la puissance matérielle, et dont la pratique est la réduction des étants et des hommes au statut de ressources au service exclusif de l'entéléchie, matières premières comme ressources humaines, voire, comme dans le IIIème Reich, des hommes au statut de matières premières de l'industrie . Ce processus est très clairement totalitaire, en ce sens précis que tout peut et doit, à priori, être assimilé par le Système, que toutes les limites sont sans cesses reportées . -D'un point de vue idéologique, la racine commune de ces régimes, qui sont tous en soi des crimes, est une ontologie qui ne reconnait l'être qu'à ce qui peut être justement une ressource pour la production, les choses matérielles localisables dans le temps et dans l'espace . Les autres étants ne sont que par référence à la chose, analogué premier et principal ; ils sont moins, et moins dignement . En particulier, l'ontologie dominante ne tient pas les relations pour importante, et ne peut penser la société que comme un tas de personnes, comme une addition d'individus, ce qui est la négation complète de toute communauté concrète possible . Ainsi, autre exemple, la beauté d'un site (étant tout subjectif) ne peut le protéger contre son exploitation industrielle (étant objectif et digne producteur de choses), à tel point que le discours de protection consiste de plus en plus à présenter "la beauté d'un site" comme une ressource capable de produire de la valeur dans le cadre du Système, par exemple touristique .
Un troisième point-tant pis pour toi lecteur, il faut souffrir-est que l'idéologie racine est aussi une ontologie de la subjectivité, de la souveraineté du sujet . Cela tout autant sous la forme de l'humanisme, de la philosophie des valeurs, ces sucreries blablateuses des philosophes officiels, ou de la souveraineté de la race supérieure . Nous devons, amis, apprendre à vomir instinctivement les sucreries blablateuses, qui ne sont que des dispositifs fonctionnels de domination, sans aucune forme de révérence un peu émue, celle que l'on a pour l'éducation que l'on a reçue . Des aspects des conséquences de la métaphysique de la subjectivité seront présentés dans ce texte .

D'un point de vue normatif, ce règne univoque de l'idéologie racine donne l'obligation, pour être bien inséré dans la société, obligation transcendant la problématique des classes sociales, de croire en un seul monde, celui de l'idéologie racine ; et éventuellement, si l'on croit en un autre, de le laisser s'exténuer indéfiniment, et de le réserver à la sphère privée . Et dans notre forme de totalitarisme libéral, la loi n'est pas le seul outil de normalisation ; toute sortes d'autres moyens de coercition peuvent être déployés - difficultés de tout ordre, mépris discret, blabla moralisateur, invocation des valeurs, et toutes ces phrases industrialisées en série dont les médias inondent sans cesse les populations au nom de la liberté de communiquer, liberté d'autant plus garantie qu'elle est éternel retour de la MÊME chose .

Reconquérir la puissance d monde passe donc préalablement par l'écrasement du nouvel infâme, la matrice de l'idéologie racine : c'est l'objet de la guerre métaphysique, qui est en rupture d'abord intérieure avec le monde . Mais comment décrire maintenant cette puissance de produire des mondes ?

La puissance de monde est décrite comme structure de la psyché humaine, analoguée de la structure de l'être comme puissance . L'être rêve, produit des images et des mondes, l'être n'est pas une matière première totalement informe . En passant, c'est ce que Luis de Miranda nomme le créel . Penser la créativité de l'être est sortir de la problématique ontologique centrale de l'idéologie racine, celle du Sujet et de l'Objet . Destruction de l'idéologie racine et reconquête de la liberté vont de pair .

De l'intentionnalité de la conscience, l'homme occidental infère des illusions qui s'ajoutent à l'illusion de la maya, le vaste déploiement du monde, comme un manteau noir, chatoyant . "Toute conscience est conscience de quelque chose" . "Je pense, donc je suis" . Nietzsche a fait un pas vers le voile, vers la douceur parfumée et soyeuse du voile, vers le geste de dévoilement de la nudité de la déesse . "Ça pense, et je dis que c'est moi qui pense ." Le fondement appartient au ça-l'être, et pas le ça freudien!- avant toute pensée . L'être est . Dans la puissance de cet être se lovent la conscience et son objet, le moi et le non-moi ; l'amour et la haine, le désir et la distance infinie, le désir et la terreur, l'abîme et la plénitude . Tout ce qui est racine lovée des déterminations ne peut se dire, ne se peut dire que symboliquement, dans le récit, ou la parole . Le récit-comme le récit de création- peut décrire temporellement ce qui est une structure étrangère au temps .



La puissance du non-être dans l'Être, le rôle du dire symbolique, le lien indissoluble de l'être et de la pensée, de la haine et de l'amour, c'est ce que les Maîtres savaient et enseignaient . "Par trente deux voies mystérieuses de sagesse, l'Éternel a tracé son univers sous trois formes : par l'écrit, le nombre et le verbe.(...)Dix nombres sans plus (...) . Profondeur du commencement et profondeur de la fin, profondeur du bien et profondeur du mal, profondeur du haut et profondeur du bas, profondeur de l'orient et profondeur de l'occident, profondeur du nord et profondeur du sud, et un Maître unique . (...) Ferme ta bouche pour ne pas parler . (...) il a formé du néant le réel, et il a fait de son non-être son être . Il a sculpté de grandes colonnes avec le vide insaisissable ." (Sefer Yetsira, Eclat)

Toute conscience est conscience de quelque chose . Ainsi le germe de la Science, le connaître, serait-il un lien ordonné sur deux pôles, la conscience et le quelque chose, la chose . Mais il est permis d'inverser la proposition, et de dire : toute chose est conscience de quelqu'un . Avec notre mentalité occidentale nous sourions, en croyant attribuer alors la conscience à la chose . Horreur ! -une monstruosité archaïque de la la pensée magique des primitifs et de leur naïveté primordiale, heureusement effacée par des siècles de progrès- et nous fermons cette porte, en estimant cela impossible : ça pense, et je dis que c'est MOI qui pense, moi qui a conscience, moi seul à qui s'attribue cette propriété pourtant identifiée comme relationnelle par essence .

Une condition nécessaire d'un étant n'est pas cet étant . Il n'y a conscience que si, et seulement si, il y a un moi, mais aussi s'il y a quelque chose . L'idéologie est si puissante que cette difficulté n'est même pas couramment posée . Il est permis de poser que la conscience est une propriété du lien, et pas une spécificité du "sujet" . Un jour, amis, des hommes souriront de notre attribution exclusive de la conscience à moi, moi, moi . Et moi moi moi je ne me reconnais en l'autre que sur le commun, ce qu'est la communication .

L'analogon structural, dans l'idéologie racine, de l'opposition du sujet et de l'objet est l'opposition de l'Homme à la Nature, premier analogué dans la construction moderne du monde . Je pose : il n'est pas de sujet, d'objet, d'homme, de nature hors de l'idéologie racine .

Mais dans le cadre de l'idéologie dominante, cela ne peut être discuté . De cette position d'appropriation, d'attribution à un pôle de la relation de la propriété qui nait de la conjonction, je peux revenir à la sécurité du terrain idéologique familier, du cadre imposé par des années d'éducation et de discours, à la première formule : toute conscience est conscience de quelque chose . La conscience, c'est moi ! dit, en héritier structural de la monarchie absolue, le sujet moderne . La belle sécurité construite du monde familier, celui de l'école ! Il y a moi, conscience, qui pense, l'homme, qui suis libre car soumis à des choix, le choix de la couleur de mes chaussettes, par exemple . Et comme je suis libre, je dois avoir une éthique qui réduise assez ma liberté en m'indiquant les bons choix, pour éviter d'être excessivement libre, et de penser avec excès, car l'excès en toute choses n'est pas raisonnable ni moral . Face à moi, magnifique dans ma liberté, il y a le Monde, la Nature, que j'aime et je respecte librement car je suis politiquement correct, en triant mes ordures par exemple . Mais cette nature est étrangère à la conscience, à la liberté, et surtout à la noblesse de l'éthique . Elle a besoin d'être mise au service de la morale et du progrès grâce à la technique . Le progrès est l'histoire de la mise au pas morale du cosmos . La nature est matière première du déploiement de ma puissance .

Je peux aussi aimer "la bonne nature", création vide de l'imaginaire idéologique, les îles, les montagnes enneigées, tous les fonds d'écrans de ce genre, etc . La réalité de la relation est pourtant visible par la mort . La Nature est effrayante, comme mes désirs, mon ça, sont effrayants et refoulés dans la théorie de Freud . Je domine la Nature, car je suis un roseau pensant, je porte en moi le cosmos au silence éternel qui m'effraye, toutes ces phrases qui nous ont donné un frisson métaphysique dans le dos en lisant Pascal . Ma fin-la mort, mon assimilation terrifiante à la nature, ma dévoration par monde de l'inorganique- est la fin de la finalité, de la conscience, du sens . Seule mon œuvre donne sens à la l'absurde nature, par la production et le travail . Je suis donc un être moral, conscient, au contraire du monde qui me fait face . Le fond du monde des choses est ténèbres, déterminisme, aveuglement à la souffrance vivante, c'est comme ça . La hyène déchire le bébé gazelle .

Nous sommes sur un fondement de l'idéologie racine . Cette pensée nie l'être de la relation, et attribue toute propriété d'une relation à un pôle . Je suis le Nord, tu es le Sud, et nous sommes indépendants et souverains . Tu es femme, je suis homme, et c'est un fait, non une expérience qui renaît à chaque relation d'un homme et d'une femme . Je suis conscience, et cela est la chose . Mais ce n'est pas une description neutre de l'apparent . Cette description est fonctionnelle au Système général, celui là même que nous écraserons . La mauvaise nature ainsi construite peut être assimilée par l'industrie, démoustiquée, aplanie, endiguée comme nos mauvaises pensées peuvent l'être par la moraline .

Comment poser autrement-il suffit que cela soit posé autrement, et même pas "plus réellement", pour que, capable de voir deux mondes par deux ontologies, nous ayons gagné un monde . (J'ajoute que la conception la plus authentique, et donc puissante, d'un problème, est la conception de la matrice qui produit tous les modes d'interprétation et de position de ce problème, et pas une position particulière de celui-ci) -la position de la conscience ?

La conscience se manifeste comme lien d'un moi et d'un autre, d'une altérité . La conscience nait sur l'horizon d'une division de l'un -Fichte est à redécouvrir!-, mais conserve dans sa face occultée, comme la lune, le vestige de l'unité, analoguée de l'Un . La conscience est aussi conservation floue de l'unité, inobjectivable par essence, nostalgie . La nostalgie est essentielle à la conscience de l'homme, ce que tout univers culturel symbolise, y compris par les mythes de la bonne nature, de l'harmonie factice entre "moi" et "la nature" . La nostalgie se déploie dans le chant d'amour, dans les délices de la parole courtoise avec une femme porteuse de puissance . La conscience déploie les mondes analogiquement à l'être, qui construit de grandes colonnes du vide insaisissable . A la racine de la conscience comme de l'être - car la conscience n'est autre que l'explication de l'implication de l'être-se trouvent les spires involuées du Serpent, l'amour et la haine, le désir et la terreur primordiale, la distance infinie et la plénitude . L'être est explication, et les ténèbres et l'abîme sont implications de l'Un en ce "moi"qui est un pôle du déploiement .

Être et abîme sont un . Mais ces puissances de l'abîme en moi, en toi, immenses comme les mers de la Lune, comme les mers de toutes lunes, doivent être occultées plus ou moins intensément, car leur résurgence visible est folie lunatique, destruction de l'ordre humain du monde, qui permet la vie ordinaire de l'individu et du peuple . Le clivage n'est pas originairement un phénomène individuel, un mécanisme de défense de la psyché ; le clivage premier est dans la constitution stable de la vie ordinaire par sa séparation d'avec la puissance qui la pose, et qui conserve le pouvoir de la déborder à tout instant . Les clivages des psyché individuelles en sont des analogons fonctionnels . Certains peuples, et les Sages, apprennent la Gnose, la sagesse de la canalisation de ces puissances, sans lesquelles la vie ordinaire s'exténue jusqu'au néant .

Mais notre monde suppose une orientation exclusive vers la vie ordinaire, la négation totale de l'Autre de la conscience . La vie devient alors un théâtre vide, sans aucun lien avec ces puissances dont nous sentons en nous si vivement la puissance dans l'art, dans l'amour ou dans l'ambition . Le monde moderne neutralise ces puissances d'abîme, en tendant à la conscience un miroir d'illusion qui se présente comme neutre, scientifique . Car comme le basilic qui meurt en croisant son regard dans un miroir, l'homme moderne ne peut sans qualification contempler les ténèbres, et le vide qui le constituent . L'homme moderne est à lui même son propre dragon, et s'effraye de ses désirs . Le clivage fait que l'être humain ne peut se connaître réellement, est condamné à l'illusion de l'ego cogito moderne .

Pour montrer le caractère déterminé, construit de cet enfermement, je citerais les enseignements des Vedas qui sont autant de sorties de l'illusion : "Tu es aussi cela", devant toute chose, pour sortir de l'illusion du sujet et de l'objet ; "aham brahman asmi", je suis l'Esprit, pour sortir de l'illusion de la divinité et du moi, mais surtout du moi séparé de son monde . Et toi aussi, tu es aussi cela, que suis ton regard .

L'ontologie neutre, "scientifique" au sens de l'idéologie racine, celle qui se clive du tragique essentiel, se décèle par ce point aveugle : elle dissimule dans le silence, systématiquement qu'il n'est pas de description sans perspective et sans miroir, en prenant une perspective qui se veut absolue, et implicite . Elle dit et répète le "c'est comme ça" de l'école . Non, rien n'est "comme ça", donné, rien qui ne soit construit en relation dans l'horizon d'une conscience, d'une sémantique . Rien qui ne soit signe en puissance . Contre ce point aveugle, le mot de Nietzsche "Car quand tu regardes l'abîme, l'abîme regarde au fond de toi" pèse le poids de "Dieu est mort" . Voyez la construction de cette phrase et ce qu'elle suppose sur le concept d'intentionnalité, et très loin du positivisme originel, vous comprendrez ce que Nietzsche avait compris .

La communication humaine est une espèce de l'intentionnalité . La compréhension entre deux êtres est une propriété relationnelle . Comprendre en écoutant la rumeur occulte du monde de l'autre, n'est pas voir l'autre en passant, voir l'autre passer dans son monde propre . L'autre qui passe est un élément de mon monde, et ce que j'en saisis n'est que ce qui est homologue à ce monde, et assimilable . Le croisement avec l'autre est ritualisé, sécurisant et vide . Ce n'est pas le cas de la compréhension . "Il est venu dans les ténèbres, et les ténèbres ne l'ont point comprise" dit l'Aigle, amant des nués . Les ténèbres n'ont vu en lui, en cette Lumière des lumières, que ténèbres, qu'elles mêmes ; sa filiation, ses frères, sa volonté d'être roi comme César . L'homme moderne ne s'intéresse qu'à ceux qui sont COMME lui . Il est l'humanisme vainqueur, qui mesure tout à son aune, et ne peut plus rien comprendre au delà du monde des choses . La compréhension s'y raréfie comme l'air même .

Dans notre monde propre pourtant, l'autre ne devient autre que si nous même nous nous éloignons de nous-même, par la décentration . "Si tu peux une heure durant faire silence de tout ton vouloir et de toute ta pensée, alors tu entendra les paroles inexprimables de Dieu..." dit Jacob Böhme . Je porte en moi mes ténèbres, et c'est par les ténèbres que je peux m'involuer dans la compréhension . Le gnostique est ceci, l'étranger, celui qui n'a pas de royaume en ce monde, et qui écoute la nuit sur une mer étale, dans l'attente de l'aube . Ce que je suis, je le projette alors sur les formes fuyantes de la brume qui s'élève, un peu dragon, un peu fol, un peu homme .

Par la compréhension je deviens autre, mais cet autre est plus puissant et plus versicolore que le je qui était . Celui qui est une force qui va se moque bien d'emmener une identité dans ce qu'Eckhart la conquête d'un royaume, dans le sermon "de l'homme noble" . Certains sont, et restent ce qu'ils sont . D'autres correspondent à ce qu'Ellroy dit du Dahlia Noir : "quelqu'un qui aurait pu être" . Ceux là deviennent, et deviennent la coalescence d'un monde . Ce sont les hommes de puissance . La puissance n'est autre que la puissance de mondes, le fait d'être porteur de mondes en puissance . Leur principe directeur authentique n'est pas l'aberrante recherche de soi-même des modernes, qui n'est autre que le piège, la glu définitive de l'enferment en soi-même . Soi-même, sa souveraineté, ses désirs et ses droits constitués en une liberté illusoire, est la plus puissante prison pensée par l'idéologie moderne . Le principe directeur de quelqu'un qui est puissance d'être est le principe directeur d'une aurore .

Mais il serait folie de s'attribuer cette puissance et cette aurore, de les attribuer au je moderne, de poser au "créateur" . "Le vent souffle où il veut et tu entends sa voix, mais tu ne sais d'où il vient ni où il va - ainsi en-est-il de ceux qui sont nés de l'Esprit" . La pensée, comme les vagues indéfinies des eaux libres, n'a pas de propriétaires, et seul des aventuriers croisent vers ses îles fortunées, sur la route de la baleine . Et aucune puissance de ce monde ne peut l'atteindre, l'arraisonner . Comme Simone Weil, celui qui a pris ce départ, a bu l'eau de l'aurore, est indomptable et insaisissable . Il est destin . Le renard pourvoit à ses besoins, mais Dieu pourvoit à ceux du lion, disent les proverbes de l'Enfer de Blake . Le lion a répudié la sécurité de la vie ordinaire . La certitude et la sécurité ne sont pas le critère d'une vie qui doit nous mener à une bonne mort . La certitude et la sécurité, comme la morale et la raison, sont des appréciations de valeur qui mènent à l'ensevelissement de la vie. Certitude, Sécurité, Raison, Morale, sont les idoles d'un monde désertique, une vallée sans issue de roches sombres où brûle le flamme noire de l'enfer .

Un homme de puissance, disais-je . Pour comprendre la puissance comme puissance de monde et liberté essentielle, il faut comprendre la puissance du négatif, la puissance des "choses qui sont et de celles qui ne sont pas" dit Jean Scot Erigène . La liberté humaine n'est PAS basée sur l'être, le positif, mais sur l'Être, autre non de l'Un, qui comprend "les choses qui sont et celles qui ne sont pas" . Dans l'idéologie de la chose, l'image d'un monde tissée par des mots est à peine, un souffle très exténué-une fiction, l'utopie . Combien se sont moqués des Lumières, des bolcheviks, avec la sottise satisfaite des biens pensants ? La puissance fait advenir l'image dans le réel . La pensée est une arme dangereuse . L'homme de puissance est une force qui va. Le dépassement de l'homme est l'homme . Aspiré par le vide, il porte sa destruction en lui, mais cette destruction est celle de limites et d'aveuglement, la destruction conjointe du monde qui le produit . Je suis l'esprit qui toujours nie ; et c'est justice, car tout ce qui existe est digne d'être détruit ; il serait donc mieux que rien n'existât . -Faust, Goethe . Cette destruction est la formulation d'une aurore . Proverbe de l'Enfer : The roaring of lions, the howlings of wolves, the raging of the stormy sea, and the destructive sword are portions of eternity too great for the eye of man .

Car l'homme n'est pas seulement soumission pratique au réel, mais aussi par essence puissance d'Imagination, puissance de production d'être . L'homme puissant est par essence le négatif du réel, et sa plus forte affirmation est la plus forte négation de celui là . Ce qui fait du « réalisme » un mensonge mortel pour la vie humaine . Un passage de la vie de Mishima de J. Nathan, qui m'a été soufflé d'un certain parvis, illustre cette nécessité du refus du réel moderne qu'implique la survie de l'homme noble :

"La réalité nouvelle lui semblait étrangère, intraitable, repoussante. Tout comme Le garçon qui écrivait des poèmes, il "l'observait d'un œil froid, la considérant indigne d'un poème" et il se tournait avec résolution vers une affirmation passionnée de sa réalité à lui."

C'est par l'abîme du non-être qu'analogue à l'Éternel je suis puissance de monde . Aussi c'est par le vide que naît la puissance, par le désir que naissent les mondes, par la nostalgie que s'écrivent les poèmes . Il a formé du néant le réel, et il a fait de son non-être son être . Il a sculpté de grandes colonnes avec le vide insaisissable . L'ordre éminent de ce savoir du non-être est ainsi thématisé le Nyaya Sutra, vaste traité de logique sanscrit traduit par Michel Angot aux Belles lettres (p 288) :

"L'enseignement (...) dont l'objet est visible en ce monde, on le nomme objet visible ; celui dont l'objet est connu dans l'autre monde, on le nomme "objet non vu" . Et c'est ainsi que l'on distingue ce que disent les richis (sages, voyants) et les gens ordinaires(=inférieurs)" .

Soit dit en passant, la condamnation nietzschéenne de ce non vu comme arrière monde issu d'une fermentation du ressentiment ne résulte que d'un contresens, lié à l'idéologie moderne, et qu'il n'a pas conservé, au contraire de nombre de lecteurs modernes qui se réclament de lui . Car c'est bien la puissance imaginale des mondes qui distingue l'homme noble de l'homme ordinaire, et c'est elle, qu'a tant recherchée Nietzsche, qui fait que les oeuvres marquées du nom de Nietzsche, Dionysos et Crucifié mêlés, méritent d'être lues . Ce qui importe ici est de poser avec puissance, au contraire de l'idéologie racine dont le processus mène à l'exténuation de tout ce qui ne correspond pas aux critères d'existence de la chose matérielle, que l'ordre de la liberté humaine est lié à la reconnaissance publique, par la communauté, de l'importance non seulement des choses qui sont, mais aussi de celles qui ne sont pas de ce monde .

"How do you know that every bird that cut the airy way
Is an immense world of delight, clos'd by your senses five?"
W.B.

Un exemple très simple de l'invisible, impondérable, insaisissable, de ce qui ne peut être déterminé par un nom, de ce qui n'est pas une chose du monde, mais qui pourtant est, est la puissance . La puissance à son plus haut degré est même impensable dans le cadre du monde qui la porte, et c'est l'actualisation de la puissance, par la transformation qu'elle apporte, qui permet de la rendre intelligible en se retournant . Son commencement est sa fin et sa fin est son commencement (Sefer Yetsira) . Comme Janus est celui qui regarde au fond de la puissance . La puissance est la figure même de la souveraineté, qui déborde la Loi, qui pose l'ordre sans lui être soumis, justement parce qu'avoir puissance de poser un ordre est même qu'avoir puissance non pas de transgresser, mais de surplomber-et même de condamner- l'ordre du monde ordinaire . Et en aucun autre nom que la liberté essentielle de fonder des mondes, au nom des choses qui ne sont pas . C'est le sens valide du mot de Stirner : "J'ai fondé ma cause sur rien" .

Un homme de puissance manifeste la puissance des mondes, car l'Être rêve à travers lui . Le séducteur, Tristan ou Iseult, qui ouvre les portes des ténèbres dans l'ordre humain de la répartition légale des hommes et des femmes, le poète, qui évoque d'autres mondes possibles, en sont des espèces . Il arrive que la puissance soit visible, non pas explicitement, mais sensible à la plupart des hommes .

Tel sont les êtres que les grecs disaient élus des dieux . La puissance ne doit pas être pensée par référence à l'acte, comme infériorité, simple possible . La puissance n'est pas l'acte en puissance, mais la puissance en acte . Dans le cas dont il est question, cette puissance n'est pas réalisée, mais tous les gestes, les regards, les mots la portent . Ernst Kantorowicz, dans son livre homonyme, raconte que Fréderic Hohenstaufen, l'enfant d'Apulie, gracile et de petite taille, venu à dix sept ans avec une suite peu nombreuse se faire reconnaître Empereur Germanique contre de grands et puissants seigneurs, se fit obéir sans combats, par sa seule présence, par l'évidence de son regard, un regard de serpent .

Une femme peut manifester une telle puissance, cette puissance d'intelligence effervescente, et de regard dont le premier analogué est le regard de Dieu sur les sacrifices d'Abel et de Caïn . Par ce regard Abel est intensément, Caïn est anéanti . Une telle personne est une princesse, une muse en puissance . Elle peut jouer de cette puissance, en jouer comme d'un jeu inépuisable, mais porte la lourde charge de tous les vœux, tous les désirs que suscite une telle manifestation . Selon les personnes, elle peut instrumentaliser cette puissance, croire qu'elle est sa propriété, comme le poète qui se croirait maître de sa poésie ; elle peut manipuler, et illustrer comme Juliette les prospérité du vice, en devenant reine du monde des choses . Elle peut mettre de côté les excès de cette puissance et fonder une famille, laisser paisiblement décroitre cela qui la rend distante de l'humanité ordinaire à laquelle elle aspire parfois . Au fond, que ne peut-elle, et cette désorientation, à laquelle s'ajoutent conseils et attentes, ces désirs, créent une attente inquiète, une activité sans finalité claire . Tels s'expliquent les mots d'Ellroy sur le Dahlia Noir, assassinée à l'aurore de sa vie : quelqu'un qui aurait pu être .

Et quelqu'un qui peut être, aux multiples aspects . La puissance d'une personne doit rencontrer le monde, se lier, pour devenir destin . Il y a alors puissance, et attente . Une personne de puissance qui n'a pas trouvé son destin, ce que Kourouma dit aussi son homme de destin selon le monde africain, est dans une situation plus incommode dans le monde qu'un homme ordinaire . Mais au delà de l'homme de destin pour les hommes de pouvoir, il est aussi possible de parler de monde de destin, pour celui qui est porteur de mondes ou d'art . Ainsi cet Africain visionnaire, Frédéric Bruly Bouabré, vu à la maison européenne de la photographie, qui crée une écriture syllabique propre à l'Afrique pour pouvoir déployer son génie spécifique, avec l'infinie patience de l'homme de puissance . L'homme de puissance, pour se déployer, doit rencontrer le kairos, le moment des cycles du monde où il le peut, dans une harmonie intime de l'homme et de son monde . Sinon, il est une puissance avortée, un être bizarre, foudroyé, comme il arrive que l'on en rencontre à un âge pas nécessairement très avancé .

Quant à la personne de puissance qui attend sur la mer des possibles...elle ne peut s'ancrer en ce monde . Où qu'elle soit, elle peut être beaucoup plus, beaucoup plus loin . Ainsi Gainsbourg méprisait-il la chanson, et les siennes, avec raison . Sa nature est l'extase fugace et la chute, non le bonheur tranquille et égal de l'homme satisfait de son sort . Sa nature est celle d'un immense désir inassouvi, d'un abîme, qui peut se soulager de diverses activités compensatoires, diverses ivresses, de vin, de vertu, de poésie, et donner une impression d'impermanence . César au retour de sa propréture de Bétique (d'Espagne), à quarante ans, pleura sur la statue d'Alexandre le Grand - je suis plus vieux que lui, et je n'ai encore rien réalisé . Combien d'hommes de puissance rencontrent l'aurore au doigts de rose, sur la grande guerre de leur destin, c'est ce que je ne peux formuler . Mais celui qui a beaucoup reçu se grandit de donner grâces sur grâces, se comporte comme un seigneur de l'existence humaine, fait preuve de patience, légitime la principauté . Car la puissance augmente de ses dons, au contraire de l'argent . Tu peux pas savoir !

La société donnait-donne encore- à des femmes de puissance des choix que les hommes n'avaient pas . Car la position des hommes et des femmes par rapport à la puissance n'est pas symétrique . Si l'homme puissant peut devenir séducteur, ainsi que la femme chasseresse, la femme peut désirer poser le fardeau de la puissance, qui fait d'elle le nœud de conflits et de jalousies amères . Elle peut respirer un air glacé avec délices, s'il est sans ami, sans hommes, sans personne . En période guerre, la nécessité physique fréquente de trouver une protection armée s'y ajoute . Une femme intensément désirable dans un conflit risque de devenir une proie . Être une femme noble et grande est sans conteste plus qu'être un homme noble . Telle est la figure de Marguerite, dans le Maître et Marguerite de Boulgakov, lors du bal du Diable . Elle est reine, et manifeste à tous les invités sa générosité jusqu'à l'épuisement . Elle écoute les remords d'une femme infanticide et devient hantée par son désespoir . Elle obtient sa grâce .

Et la puissance féminine peut être cruelle, même sans sadisme .

Un film vu par accident, je crois primé à Berlin, narre la vie d'un groupe de poètes dans l'Espagne franquiste . (Si vous connaissez la référence, il est OBLIGATOIRE de me la donner) . Ces hommes se trouvent régulièrement dans un café, à tuer le temps - car le temps mort à la vie authentique n'est plus qu'une bête à tuer, une source de regrets et de remords . Ces hommes n'ont dans ce monde aucune place, et mènent une existence vide, déterminée par la faim, sur les ruines de ce qui aurait pu être, leur art, leur création, leur vie . Ils ont connu les années brillantes de l'espoir, ont connu, comme poètes, séducteurs par excellence, l'amour de femmes d'exception . L'un d'eux en particulier, a connu un grand amour avec une femme de puissance, a été emprisonné, libéré, ne l'a jamais retrouvée . Puis l'hiver est venu . La poulie du puits grince, les pas raccourcissent . Les manteaux s'éliment . Les dents jaunissent au mauvais tabac, les cheveux se raréfient . Surtout, les épaules se voutent, le regard se penche vers les feuilles mortes qui craquent sous les pieds . Parfois, la face se relève au spectacle de la rue .

Et voilà une voiture brillante, immense, qu'un chauffeur arrête devant une grande maison, une maison de notable du régime . Un de ces hommes en grand uniforme cousu de fil d'or, dont les esclaves surveillent le poète . Une femme sort de la maison, majestueuse, superbe . Elle entre dans la voiture, se tourne pour s'asseoir, lève la tête, et croise le regard du poète . C'est Elle . Ils se regardent . Ils sont bouleversés . Il prononce son prénom, le répète . Elle l'appelle par son prénom de sa voix profonde, émue au larmes . Elle s'approche de lui, voit la misère qu'il porte . Elle veut lui donner de l'argent de la nourriture,de la protection . Elle pleure . Il a des larmes aux yeux . Il dit non, non, non . Il partent chacun de leur côté . Le monde d'avant vient de mourir . Face à la guerre et à la destruction, elle a mis sa puissance féminine dans la recherche de la sécurité, du confort, de la puissance en ce monde . Qui peut le reprocher ? - elle n'a suivi que la loi de ce monde, ce monde qui réduit le poète au silence d'un promeneur inutile .

En tant que clôture, cette mort est la seule place que le monde moderne accorde au poète . Le poète espagnol ne fut pas un homme de guerre . Élevé en des temps où l'art pouvait être vécu, il est écrasé par la glaciation moderne . Le poète moderne n'a pas le choix, il doit convoquer le monde moderne à la guerre, ou mourir avant même de naître, n'être qu'un fantôme, quelqu'un qui aurait pu être . Le poète ne peut être dans le monde des choses de la tyrannie moderne .

Le monde moderne est le monde des choses, de la production, et le poète ne produit rien de tel . Pourtant déjà les amitiés et les amours humaines dépassent toutes les choses que s'approprie vainement l'homme pour être heureux. Elles les dépassent en joie et en douleur, car qui veut la vie, l'âpre saveur de la vie, doit la jouer et risquer la douleur des déserts. Qui veut garder sa vie la perdra. L'accumulation des choses est sécurisante, les choses ne vous quittent pas. Mais elles ne vous choisissent pas, ne brûlent pas de vous, ne chantent pas de longues complaintes sous la Lune, sur les rivages des fleuves, en vôtre grâce. La personne que chante le poète devient immortelle en des demeures de parole. Qui a oublié Iseult la reine, Marguerite, ou les amours d'Apollinaire?


« Le Pont Mirabeau


Sous le pont Mirabeau coule la Seine
Et nos amours
Faut-il qu'il m'en souvienne
La joie venait toujours après la peine

Vienne la nuit sonne l'heure
Les jours s'en vont je demeure

(...)
L'amour s'en va comme cette eau courante L'amour s'en va
Comme la vie est lente
Et comme l'espérance est violente

Vienne la nuit sonne l'heure
Les jours s'en vont je demeure

(...) "

Choisir les choses est manquer de foi en le destin . Le poète moderne convoque le destin que le monde occulte . L'Art et la Magie sont pour la vie et non pour les tombeaux . La meilleure poésie générale advient à l'existence dans la vie des personnes, et dans l'ensorcellement et la transfiguration des choses . La pensée du monde devient art . La poésie générale, ou Art, est le pouvoir de création de mondes et de fragments d'Univers, en lesquels des personnes trouvent leur demeure durablement . La poiésis est la puissance de donner de l'être-hic et nunc- aux images, entendues au sens le plus général . L'image est la structure de ce qui peut être, elle est puissance qui force le destin de l'homme de puissance . L'homme de puissance est environné d'images, et ainsi le Roi était-il accompagné du Barde, Alexandre d'Achille, De Gaulle de la France .

La conjonction entre philosophie, poésie et production de mondes est un aspect du kairos actuel . Le monde de l'idéologie racine peut survivre, mais non comme Être usurpé, mais comme monde parmi d'autres, et d'une variété assez vide . Le sujet et l'objet, l'homme et la nature, la gauche et la droite, l'écologie, et une indéfinité des "discussions" modernes tomberont dans la poussière, comme une indéfinité de problématiques graves du passé, comme les ruines de Babylone . Cela est certain . La seule question qui reste est le moment . Ce qui nous intéresse maintenant, c'est ce qui va suivre, et non les faits déjà accomplis .

Je termine par l'invocation d'un grand poète, Mikhaïl Boulgakov, à propos de l'être de puissance par excellence, par les yeux de Marguerite .

"(...) sur ce plat Marguerite vit une tête d'homme coupée (...)

"Mikhaïl Alexandrovitch, dit doucement Woland à la tête.
Alors les paupières de celle-ci se soulevèrent, et Marguerite sursauta violemment en voyant dans ce visage mort apparaître deux yeux vivants, chargés de pensées et de douleur .
-Tout s'est accompli, n'est-il pas vrai ? continua Woland en regardant la tête dans les yeux . Votre tête a été coupée par une femme, la réunion n'a pas eu lieu et je loge chez vous . Ce sont des faits . Et les faits sont la chose la plus obstinée du monde . Mais ce qui nous intéresse maintenant, c'est ce qui va suivre, et non les faits déjà accomplis . Vous avez toujours été un ardent défenseur de la théorie selon laquelle lorsqu'on coupe la tête d'un homme, sa vie s'arrête, lui même se transforme en cendres et s'évanouit dans le non être . Il m'est agréable de vous informer, en présence de mes invités, et bien que leur présence même soit la démonstration d'une tout autre théorie, que votre théorie à vous ne manque ni de rigueur ni d'ingéniosité . D'ailleurs, toutes les théories se valent . Il en est une, par exemple, selon laquelle il sera donné à chacun selon sa foi . Ainsi soit-il ! Vous vous évanouissez dans le non-être, et moi, dans la coupe en laquelle vous allez vous transformer, je suis heureux de boire à l'être !

Woland leva son épée . Immédiatement, la peau de la tête noircit, se recroquevilla, puis se détacha par morceaux, les yeux disparurent, et bientôt Marguerite vit sur le plat un crâne jaunâtre, aux yeux d'émeraude et aux dents de perles, monté sur un pied d'or ."

Nous boirons cette coupe, amis ! Ne serait-ce qu'au soleil du vaisseau des morts!

Viva la muerte!

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Nu

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Zinaida Serebriakova