Vanités-Musée Maillol . L'insaisissable nous possède .


Un homme involué dans la nuit contemplait silencieusement le miroir d'une eau parfaitement étale, entourée d'une colonnade, vestige d'un ordre mort . Dans l'eau se reflétait la lune et les étoiles, le vaste système du monde qu'il voulait saisir, qu'il fixait de son regard sans extérieur . Un vent s'est levé, comme un grand vaisseau passant dans la nuit- tonnerre et éclair, tempête-et du sommet de la colonnade un bloc massif est tombé à l'eau . Le monde éclate en fragments versicolores, comme reflété par mille éclats d'eau nocturne . Ce que je croyais saisi du monde est insaisissable, comme saisir l'eau, comme saisir le reflet de l'étoile .

L'insaisissable est une force pour qui le porte, une mort pour qui s'acharne à l'approprier comme une chose, et qui ne saisit que soi même dans un enfermement carcéral .

Écoutez les vers du Danois Vagn Steen :
« Tu as beau attraper l'oiseau, tu n'attrapera pas son vol,
Tu peux bien dessiner la rose, tu ne peindra pas son parfum ."
En bref le danois dit que quelque soit votre nombre, vous ne pouvez rien contre nous . (...)vous tous qui pensez ainsi, vous serez vaincus par la philosophie et la poésie .
(Bulatovic)

Ma première idée sur les vanités, cette exposition du Musée Maillol, était de parler d'un ton acide sur la dissolution du symbole en logo, et sur la dissolution de l'art en marketing . Je le ferais, certes, mais cela m'est trop peu . Dans ce grand évènement mondain et médiatique, les hommes importants se reconnaissent aisément : ce sont ceux qui téléphonent très fort, le coude appuyé sur le socle d'une vanité, avec le vigile qui attends, très gêné, pour signaler qu'il ne faut pas s'appuyer sur le vide, une vanité . C'est le masque grimaçant, la meilleure vanité moderne, d'une vieille femme retendue, ce faciès inerte au yeux plissés, à la bouche démesurée . Le masque de la vanité de l'argent, de la puissance technique . Le signe, non d'une jeunesse conservée, mais de l'angoisse de la mort, derrière un sourire figé .

Les vanités, pour cet expression moderne qui se réclame de l'art, c'est le crâne . Le crâne, et l'expression crue de la mort, mouches agglutinées, vers grouillants dans les orbites, par exemple chez Damien Hirst . Notre esthétique se rapproche de celle du bas moyen âge . Notre temps entier se rapproche du bas moyen âge, celui du renforcement de l'État, de la fin de l'honneur, de la mise à mort des visionnaires par le feu, comme Jeanne d'Arc, des procès d'orthodoxie d'ineptes bavards envers des Maîtres, comme le procès de Maître Eckhart .

Le crâne a de multiples sens, et l'exposition les mêle sans les distinguer . Le crâne sur la table du penseur, le crâne devant les riches marchands, le crâne des pendus de Villon, le crâne de la flamme pirate, le crâne sur la bague du punk ou le collier gothique, le crâne de Damien Hirst ont des sens différents, et même opposés . Mais dans le marketing contemporain de l'art, l'évènement prime les oeuvres, et le crâne n'est plus que le logo de l'évènement .

Pour les exposants-mot mérité-le crâne veut dire carpe diem . Tu mourras, alors profite . Profite, prend du plaisir . Là se divisent deux sens . Le sens du texte biblique de l'Ecclésiaste, qui parle d'un plaisir sans excès, parce que croire que l'homme puisse connaître la félicité, même en trainant sa chair dans le vin, même en ayant des danseuses, est vanité . Le sens moderne de l'overdose, de la destruction de la vie dans un bûcher mortuaire, en y cherchant l'illimité, la profondeur qui s'enfuit comme l'eau s'insinue sous le sol .

"Mais elle était du monde, où les plus belles choses
Ont le pire destin
Rose elle a vécu ce que vivent les roses,
L'espace d'un matin" .
Malherbe .


Ces deux sens sont surtout fonctionnels avec la vie moderne des clients, qui peuvent ainsi y aller avant où après leur shopping . Ils peuvent envoyer leur femme faire ses achats, cette petite femme blonde au sourire éclatant, chargée de sacs, se dandinant dans son petit pull rose-puis passer la récupérer avec leur Dodge . Ou retourner vers leurs ivresses tristes .

La vanité chrétienne de l'âge moderne est plus que cela, elle est menace de l'Enfer, et surtout elle est affirmation de la vanité, du vide infernal du Siècle . Je vous livre la paraphrase du psaume CXLV de Malherbe ( début XVIIème) :

"N'espérons plus, mon âme, aux promesses du monde .
Sa lumière est un verre, et sa faveur une onde,
Que toujours quelque vent empêche de calmer .
Quittons ces vanités, lassons nous de les suivre,
C'est Dieu qui nous fait vivre
C'est Dieu qu'il nous faut aimer .

En vain, pour satisfaire à nos lâches envies,
Nous passons près des rois tout le temps de nos vies
A souffrir des mépris et ployer les genoux .
Ce qu'ils peuvent n'est rien ; ils sont comme nous sommes
Véritablement hommes,
Et meurent comme nous .

(...)
Et tombent avec eux d'une chute commune
Tous ceux que leurs fortune
Faisait leurs serviteurs
."

La vanité chrétienne n'est pas seulement condamnation du monde, mais aussi affirmation de liberté . Ce qui nous empêche d'être libre, ce sont nos lâches envies, c'est l'asservissement du désir . L'austérité du sage est aussi affirmation de la liberté, au dépens de la recherche de la puissance du siècle . Ce poème est inactuel dans son affirmation de la vanité de céder, de plier, pour satisfaire à nos lâches envies . L'envie est lâcheté . Quelles ressources trouver en moi pour résister, résister désespérément entre les mâchoires de la mort ? Quel salarié n'a pas plié par peur ? Vouloir exister est le meilleur moyen d'être inexistant . Seul celui qui est mort au monde, le renonçant, peut réellement s'éprouver à la force du monde des choses . Tout autre est vaincu. La mort est gage de la liberté humaine . Les autres, comme moi, doivent négocier pour vivre . Que ferais je si j'étais réellement libre ?

Mais les questions qui fermentent autour des vanités chrétiennes, au musée Maillol, on vous fait bien comprendre qu'elles sont au musée, et que l'ordre du jour, c'est les vrais rebelles de l'art contemporain, les Hells Angels (une galerie propose leurs bagues, pour frissonner sur soi à un prix raisonnable en sortant du bureau), et le Carpe Diem d'une boutique dérisoire . La vanité est devenue crâne, et le crâne juste un logo branché, en libre service . Je ne me rappelle plus des toilettes . L'escalier est pas mal .

Avant l'escalier, on peut constater que Maillol, dans les années 40 à 43 je crois, et qu'importe, a peint une multitude de nus d'une jeune femme aux formes somptueuses, Ida peut être, pendant que le monde s'écroulait autour de lui . C'est plutôt mieux que l'exposition . C'est ce qu'il pouvait faire de mieux, face à la mort du monde, ces millions et millions de vanités accumulées au berceau d'une des plus puissantes civilisations de l'histoire . Tant d'hommes, même raffinés, aimeraient tant les oublier, pour mieux jouir du délicieux frisson métaphysique des vanités de Damien Hirst . Faire de la valeur avec les morts, les échecs, les crimes des pères et des mères . Délicieux projet du Système . Ces entassements de corps déplacés au bulldozer, tous ces yeux noirs grimaçants qui hantent l'Europe de l'UE, de la croissance, de la crise, de "l'actualité sportive" . Toute cette boue sanglante qui colle au semelles du progrès . Comme un air triste qui tisse le présent . Alors c'est le rituel de l'exposition culturelle moderne qui apparaît comme une vanité géante .

Vanités des vanités, dit l'Ecclésiaste, vanités des vanités, et tout est vanité . "Il a formé du néant le réel, et il a fait de son non-être son être . Il a sculpté de grandes colonnes avec le vide insaisissable ." Comme dit l'obscur, l'Abîme originel se co-engendre visible à la rencontre d'un regard, odorant, à la manière du feu qui prend l'odeur des aromates, à la rencontre d'un sentant, audible pour l'auditeur, sensible pour une peau de rencontre . La beauté est dans l'œil de celui qui regarde, mais elle ne lui appartient pas . Cette beauté immense et fragile qui éclot sur la mort, l'âpre saveur de la vie, n'appartient à personne, échappe à toute puissance humaine . Le commerce de l'art est une vanité plus profonde, profonde, qu'un crâne . Toutes ces oeuvres, tous ces mots qui cherchent à le dire, à le saisir, ne sont que comme service de la puissance .

C'est cela que doit nous rappeler cet étrange coquillage qu'est le crâne, déposé sur les rives de la vie humaine . La liberté insaisissable . L'âpre et douce vie humaine, cette vie où la salive de l'aimée est plus que le vin que le plus raffiné, où les corbeaux de ses cheveux s'entrelacent à la cavalcade psychopompe de la Maisnie Hellequin, où un regard donne la vie et où un regard donne la mort . Le vide, la vanité ne sont pas des objets, mais le tissage de la vie humaine, d'un homme qui voudrait tant posséder l'insaisissable . Mais à peine l'avons nous effleuré qu'il s'efface, comme des pas sur la neige . Aussi la source de la plus haute plénitude est la source de la douleur, la nécessité unique, la mort, mère de la douleur . Nous désirons posséder l'insaisissable, car l'instant de sa rencontre est l'alliance du temps et de l'éternité . Celui qui était avant le croisement des astres n'est plus celui qui foule le sol de ce rayon . Celui là est autre que lui-même . Sans l'insaisissable, la vie humaine n'est que vide . Nous savons qu'un instant de notre vie peut être plus que la vie entière ; que l'instant est la manifestation de l'éternité dans le monde, que si cet instant n'est pas vécu, la vie ne peut être vécue . Nous savons que seul le poème en conserve le reflet, en en dressant le bucher funéraire . Nous ne possédons pas l'insaisissable, l'insaisissable nous possède . "Donc elle me disait qu'elle était sortie ce jour là avec des fleurs jaunes pour qu'enfin je la rencontre, et que si cela ne s'était produit elle se serait empoisonnée, car son existence était vide." Boulgakov .

A l'origine de la pensée il y a le rêve . Les rêves sont la manifestation de la vérité . Le mien fut ainsi . La traversée d'une jetée battue par la tempête, les vagues de la mer . L'arrivée dans un jardin sous le soleil exactement . De la fenêtre ouverte de bâtiments vient la rumeur indistincte de ce qui me semble être un cours universitaire . Je m'assois sur un banc, dans le jardin et une jeune femme vient à côté de moi . Elle me demande : "connaissez vous le dieu Todt"?-Je comprend le nom allemande de la mort . Je me réveille en larmes, bouleversé . Depuis, je sais que Todt, la mort, est aussi Thot, le messager des dieux - Hermès, ou St Michel, très précisément . Le monde imaginal égyptien m'est encore aujourd'hui étranger, même si parfois l'image d'un vaisseau sur un fleuve me traverse .

Le mot todt est image de la vanité et puissance de pensée . L'image traditionnelle du penseur s'accompagne du crâne . Mais les puissances de l'homme sont neutralisées, rendues familières et plates, dans un art où la puissance s'exténue au profit de la valeur . La puissance en effet n'est puissance qu'au prix de l'abîme, et elle inspire la terreur, comme l'éclair et la tempête . Notre monde commun a perdu la force-le désespoir ?- d'affronter le soleil noir de la terreur, quand se dessine la face du dieu .

Stefan George, dans l'Étoile de l'Alliance, (la différence, p 92-93), montre une voie d'affrontement de la terreur :

Relève moi des premier vœux faciles
Puisque forge si ardente ne me forge
Plus fort : renvoie-moi dans la foule sourde
Je ne vaux que pour le sacre ultérieur...
"Ne crois pas qu'il n'est rien là où tu ne vois rien .
Quand l'autre soir j'étais assis près de toi,
J'ai vu comment à travers ta première la seconde :
La face du dieu lentement se dessinait ."


Je sais que je ne suis rien . J'ai vu, et je peux partir dans la foule qui se referme .


Viva la muerte !

2 commentaires:

Laurence Guillon a dit…

Ce texte est superbe: profond et poétique.

lancelot a dit…

Merci, Laurageai, et bonjour à Moscou...

Nu

Nu
Zinaida Serebriakova