Stefan George, un frère deuxième . Que se lève l'Étoile de l'Alliance .

(Ana Af-Isabelle Royet Journoud sur FB)


Un spectre hante l'Europe . Le spectre qui hante Hamlet, le spectre du non-être, et des crimes indéfinis des pères . L'Europe ne meurt pas de sa belle mort . Elle a été assassinée, d'une part par "les guerres mondiales", l'échelle industrielle du massacre, par le meurtre colossal à tête de bouc, étendu des rives de la mer méditerranée aux forêts de l'Est . Puis par "la guerre froide" et la fascination pour la croissance . Ah, la croissance, la croâssance des grenouilles des marais idéologiques, cette route vers les îles fortunées qui se termine dans les guerres, les nettoyages ethniques, les centres de rétention, les zones interdites, les décharges et les égouts, et l'infusion de venins et de jus noirâtres dans les terres, l'air, les eaux, les mers . Ces docteurs des eaux stagnantes diront comme vous, je ne prend que du négatif, je ne cite que des points de détails des derniers siècles . Tant de réussites sont à marquer dans l'histoire de l'humanité, n'est-ce pas ? Cette perspective de dédramatisation, de banalisation, de compensation de l'inacceptable...ce point de détail a tellement choqué ces mêmes grenouilles, qui le ressortent pourtant à la première occasion et pour le même usage, la défense de leur héritage idéologique . Mais même les grenouilles peuvent avoir raison sur un point : faire sans concept la liste des laideurs que le parcours de la route de progrès oblige à regarder ne mène nulle part . La renonciation à l'essence de l'être humain, tel est le crime le plus manifeste de l'époque, ce crime qu'elle constitue sans recours ; et que l'on banalise là encore, comme si l'entrée dans l'âge adulte consistait à fermer les yeux sur l'abandon de l'humanité de l'homme pour des choses périssables, accumulées à l'indéfini, vaines .

Cette Europe, origine du monde moderne, immense puissance terrestre, a fait du monde l'escabeau de ses pieds, au nom du doute méthodique, de la Raison, de la Science, du Progrès, après avoir commencé la conquête et l'exploitation des nouveaux mondes au nom de Dieu . Dieu a béni l'esclavage, et des hommes de Dieu l'ont condamné, comme les Lumières ont béni l'esclavage, quand des hommes des Lumières l'ont condamné . Idéologies manifestes, issues de la même matrice, d'un processus unique, et hommes aveuglés ou terrifiés, voilà l'essence unique et les véritables points de détails -les accidents- du processus séculaire d'arraisonnement du monde . Il faut être juste, même avec la merde . L'Histoire, c'est l'histoire du Système . Celle-ci se raconte-se la raconte- avec la matrice idéologique qui en est une partie fonctionnelle, l'idéologie racine .

L'histoire des mondes objectifs de la connaissance, le domaine de l'historial, a ses propres rythmes ses racines, et ses drames dans le Ciel . A l'aube du XVIIIème siècle Leibniz a décrit avec clarté la "crise de la conscience européenne", titre d'un livre de Paul Hazard . Il y a plus de deux siècles, les grands européens ont pris conscience collectivement, mais chacun à part soi, de la nullité de leur époque, sans élaborer pourtant une conscience collective de cet inacceptable, ni une formulation commune qui eut pu porter une puissance . Tous ont formulé un écart, sans toujours l'objectiver, le penser . Hegel, dans la préface de la Phénoménologie, (1807) est déjà loin du triomphalisme faux et menteur de Kant, lorsqu'il écrit "Aujourd'hui il semblerait que l'on ait affaire à une situation dramatiquement renversée, que le sens soit à ce point engoncé dans le terrestre, qu'il faille déployer une violence identique pour l'élever au dessus du terrestre . L'esprit montre tant de pauvreté, qu'il semble, tel le voyageur dans le désert qui n'aspire qu'à une simple gorgée d'eau, n'aspirer tout simplement pour son réconfort qu'à l'indigent sentiment du divin" .

Le caractère syntone au narcissisme primaire de l'idéologie racine, qui ne cesse de se développer au moins depuis le XIVème siècle, dans de nombreux aspects a étouffé tout sens critique, amenant à croire ce que l'on désire croire . Croire être la source du sens face à l'obscurité et au silence éternel des choses, croire être tout-puissant, croire être meilleur que les autres, croire avoir tout compris, croire être un être de Lumière et de progrès face à l'obscurantisme, la sottise et la cruauté du passé . Croire être civilisé, se moquer des primitifs . Croire être de race supérieure, mépriser de droit scientifique . Croire que ce qui se joue de nous et nous balaye est l'expression de notre liberté et de notre désir . Croire y comprendre vraiment quelque chose . Croire que les choses dont on parle à demi mots ne sont que des scories sur la route du progrès, progrès, progrès, du grand Règne de mille ans de la technique victorieuse de l'homme obscurantiste-machiste-réactionnaire, ce pantin risible produit par la commedia dell' arte du Système, auquel certains faute de consistance cherchent à ressembler . Rappelons nous que l'idéologie nazie n'est que le remaniement d'éléments omniprésents dans la culture européenne de la fin du siècle, qu'elle est une idéologie moderne, et n'est un phénomène incompréhensible que dans la perspective progressiste . Tant de progrès, tant de lumières pour ça...

"Au milieu de la rue se tenaient deux adolescents dans l'uniforme des jeunesses hitlériennes . Ils n'avaient pas de casquettes et leurs cheveux blonds brillaient au soleil . Avec leurs visages ronds et leurs yeux bleus, ils étaient l'image de la santé et de la vie . Ils bavardaient, riaient, se poussaient, dans un accès de gaieté . A ce moment, le plus jeune sortit un révolver de sa poche de côté et je compris alors pour la première fois à quoi j'assistais . Ses yeux cherchaient une cible avec la concentration amusée d'un gamin à la foire .

Je suivis son regard . Je remarquais alors que la rue était déserte . Les yeux du garçon s'arrêtèrent sur un point qui était en dehors de mon champ visuel . Il leva le bras et visa soigneusement . La détonation éclata, suivi d'un bruit de verre brisé, puis du cri horrible d'un homme à l'agonie . Le garçon qui avait fait feu poussa un cri de joie (...) "
J. Karski, témoignage sur le ghetto de Varsovie, extrait dans le N.O. n°2365 du 4 mars .

Au delà du tableau étrange de la victoire de la technique, de la jeunesse, de l'insouciance et de la santé qu'il nous offre - valeurs criantes de modernité, et qui se reproduit bénignement des millions de fois tous les jours dans les mondes virtuels né du commerce mondial des loisirs- ce texte contient une phrase cruciale : et je compris alors pour la première fois à quoi j'assistais . Là est la force de l'idéologie : qui a compris vraiment ce à quoi il assistait, dans les derniers siècles ? On aime à se moquer de Louis XVI, écrivant dans son journal, à la date du 14 juillet 1789 : aujourd'hui, rien . Combien de fois nous-mêmes, amis, avons nous écrit dans notre journal intérieur : aujourd'hui rien ? A la suite de l'accident de Tchernobyl ? Svetlana Alexievitch, dans la supplication-je sais que ce livre a été accusé d'être l'œuvre d'un écrivain, et pas un rapport du Système, donc une "construction subjective"- note :

"Je m'intéressais aux sensations, aux sentiments des individus qui ont touché à l'inconnu . Au mystère . Tchernobyl est un mystère qu'il nous faut encore élucider . C'est peut être une tâche pour le XXIème siècle . Un défi (...) . C'est plus qu'une catastrophe...Justement, tenter de placer Tchernobyl au niveau des catastrophes les plus connues nous empêche d'avoir une vraie réflexion sur le phénomène qu'il représente . Nous semblons aller tout le temps dans une mauvaise direction . Dans ce cas précis, notre vieille expérience est visiblement insuffisante . Après Tchernobyl, nous vivons dans un monde différent, l'ancien monde n'existe plus . Mais l'homme n'a pas envie de penser à cela, car il n'y a jamais réfléchi . Il a été pris de court ."

Aujourd'hui : rien
. En lisant des informations sur la diffusion de la torture et des zones de non-droit ? Aujourd'hui : rien . Lors des massacres de masse du Rwanda ? Aujourd'hui : rien . Quand des lois explicitement contraires à la Déclaration des droits de l'Homme ont été votées, c'est à dire en découvrant qu'aucune formulation juridique explicite ne pouvait protéger de l'inflation de la coercition ? Aujourd'hui : rien . En lisant dans Gomorra l'importance du crime organisé en Europe ? Et tant d'autres nouvelles ?- le néant, l'incapacité de l'homme saturé par l'idéologie racine d'intégrer ces informations, la préférence pour les millions d'autres informations insignifiantes qui n'apportent aucune discordance cognitive à l'homme . L'homme construit par l'idéologie est un aveugle volontaire qui croit voir . Il croit voir, par l'accumulation quantitative de faits réduits en poussière inintelligible .

Comprendre, c'est relier . Aujourd'hui : rien . Être, pour l'homme, c'est avoir conscience de quelque phénomène, plus exactement de sens . Tout phénomène est conscience de quelqu'un . Car le perçu, le présent à la conscience, n'est identifié que par référence à des cadres qui ne sont pas dans le champ de la conscience percevante . Le vide du rien d'aujourd'hui pointe notre vide . De ne rien voir nous sommes aspirés par le vide . Nous nous exténuons à la mesure de notre aveuglement . Je meurt de soif auprès de la fontaine . Nous sommes des aveugles...et ne le sommes plus, de savoir notre aveuglement .

Et je compris alors pour la première fois à quoi j'assistais . La Schoah est encore un mystère qu'il faut élucider . Tchernobyl est un mystère qu'il nous faut encore élucider . Notre monde est encore un mystère qu'il faut élucider . Comprendre cela de manière vitale n'est autre que la réduction phénoménologique à l'originel du monde du présent cycle, celui dans l'horizon duquel nous sommes étants et vivants . C'est voir le monde sans les décors que construit l'idéologie racine, voir et ressentir l'inquiétante étrangeté de cette interprétation unanime du monde . Comment une liberté réelle pourrait-elle produire une unanimité si vide ? Si vous avez compris cela, amis, alors déjà le monde enchanté des contes progressistes prend des couleurs inquiétantes . Nous ne croyons plus aux croquemitaines réactionnaires, ni aux îles bienheureuses de l'avenir ... Le monde qui se construit ressemble tellement plus à un hôpital, dans sa blancheur, son autorité aveugle, son odeur de détergent, ses fenêtres bloquées, ses écrans en nombre indéfini . Son puritanisme hygiénique haineux .

Et je compris alors pour la première fois à quoi j'assistais . La compréhension du moment d'un cycle nécessite souvent des éléments, des significations qui ne sont pas encore arrachés à l'obscurité du chaos, du tohu-bohu des commencements . Le passé devient intelligible avec le temps à l'homme mortel . Comme il ne comprend sa vie qu'en se retournant, il ne comprend le présent qu'en comprenant ses origines . Très précisément, le sens étant la mise en relation, le moment en son éclosion est une étoile solitaire qui ne semble indiquer aucune direction . Comme à l'aurore, la lente montée de la lumière découpe les formes, et comme le retrait de la mer de l'estran, laisse voir les grandes masses intelligibles des mondes nouveaux .

L'émerveillement parfois, car l'éclosion peut être merveille, déclenche un processus de compréhension, d'interprétation, ce qui pointe la réalité de l'instant comme mystère, dont le symbole est la foudre, qui sépare l'indistinct et pose souverainement un ordre .

C'est par le passé que le nouveau se comprend comme nouveau . Un homme sans passé ne peut
rien prévoir, ni comprendre . Le progressisme, ou aveuglement volontaire sur le passé, est un dispositif de domination très puissant dans le monde moderne . Les énigmatiques horreurs du monde moderne...sont alors des retours de la sauvagerie archaïque . Les horreurs des guerres modernes sont des effets de la persistance de l'Ancien Régime . Dans le passé, l'horreur est normale : on connaît les ténèbres des âges barbares, du moyen âge . Le passé, c'est de la merde . Il est donc inutile de réfléchir, cela ne nous concerne en rien . La solution consiste à inviter les hommes à laisser le Système se développer de lui même (comme progrès), et donc à le rendre souverain, image du Tout Puissant de la théologie finissante .

Les hommes ont laissé au Système leur souveraineté, se sont privés de bras et crevés les yeux : la liberté était trop lourde pour eux . La liberté n'est pas anodine, elle est le Serpent . La liberté a dès l'origine partie liée avec le non-être et avec le mal . Le Système impersonnel, patriarcal et matriarcal ensemble, a remplacé le Culte de la Personnalité . D'être floue, la tyrannie est-elle moins redoutable ? Il semble probable, pour reprendre la métaphore de Bernanos, que le train dans lequel sont montés les hommes aveugles, ne puisse plus être arrêté aisément .

D'autres éléments de compréhension des temps modernes ne sont pas pensables au sein de l'idéologie racine, mais n'en sont pas moins porteurs de lumières . Adopter la perspective de René Guénon dans la crise du monde moderne et le Règne de la quantité est une expérience de pensée qui suffit à montrer le caractère fictionnel du récit-matrice de l'idéologie racine . Non que la perspective de Guénon soit vraie, et celle du récit matrice fausse . Il suffit déjà de comprendre qu'elles sont également possibles, et que le récit matrice n'est pas plus informé, ni rigoureux que le récit de Guénon . Voyez aussi cette perspective du Hagakure, p 61 . "La médecine avait coutume de traiter les hommes et les femmes de deux manières différentes, positive et négative ; car le pouls de l'homme est différent de celui de la femme . Cependant, les dernières cinquante années semblent avoir vu cette différence de pouls s'estomper . Conscient de ce changement radical, j'ai commencé, par exemple, à traiter les problèmes oculaires des hommes comme ceux des femmes . (...) j'ai réalisé que les hommes avaient perdu leur caractère masculin (...) ils avaient fini par se féminiser . J'ai gardé ce fait comme un terrible secret . "

Il importe de noter à l'intention des lecteurs modernes que le terrible secret n'est pas la haine ou le mépris de la femme, ni une homophobie inconsciente, puisque l'auteur est probablement bisexuel et tisse un éloge discret de l'homosexualité ; mais la dissolution des pôles, l'envahissement du jour par la nuit et de la nuit par le jour, du principe mâle par le principe femelle ; c'est à dire, les opposés tenant le monde comme des arcs-boutants, le commencement insidieux de la fin du monde humain, de l'effondrement annoncé par la Tradition, une lente aspiration vers le néant .

Ce monde imaginal est à rapprocher, sans arbitraire, du règne idéologique, dans l'idéologie racine, des oxymores, comme le développement durable, la filiation homosexuelle, c'est à dire de la perte de sens de la langue elle-même, totalité divisée par des oppositions sémantiques (sans parler du phonologique) . Les mots sont usés, on ne peut plus les dire . Les sociétés historiques légitimant l'homosexualité par la loi et la coutume n'ont jamais pour autant pensé à un mariage homosexuel, ou à une filiation homosexuelle ; car les genres étaient distingués, et non confondus . Les exigences par double contrainte, si banales dans notre monde - le risque sans risque, l'amour sans douleur et sans peine, la maturité avec l'allure juvénile, la sagesse sans éducation, la philosophie vulgarisée- permettent en outre le renforcement réel des contraintes bureaucratiques, puisque la Loi et la technique sont sans cesse convoquées pour rendre possible l'impossible, c'est à dire pour rendre le réel conforme à la moraline, toute résistance devant être exterminée par le renforcement indéfini du processus de contrainte, processus particulièrement visible dans la "lutte contre les discriminations" . L'usure des mots, le voile du monde par une idéologie acceptant toutes les contradictions, le matraquage idéologique de la propagande, j'en passe . Comment comprendre ce moment du cycle ? Et je compris alors pour la première fois à quoi j'assistais .

Le grand carnage totalitaire qui commence en 1914 et s'achève lentement avec la guerre froide ne commence qu'aujourd'hui à apparaître comme la matrice du monde moderne, du monde de la destruction principielle des liens, de tous les supports de la liberté, de la pensée et de la vie humaine . Les guerres de religion ont mis deux siècles à apparaître, comme Michéa le montre de manière convaincante, comme la matrice idéologique du libéralisme, c'est à dire à l'idéologie qui détruit par principe toute République, toute communauté, dans un processus indéfini d'absorption de la civilisation par l'unique occupation légitime, la production, dont la consommation est une conséquence . Divisés par les croyances et les religions, les hommes doivent se réunir par l'intérêt et la compétition contrôlée et canalisée vers le progrès qu'est la concurrence . Sa finalité officielle, la paix perpétuelle, se paye d'une guerre indéfinie, sans limite, car la paix doit s'accomplir par l'écrasement humain du mal, dans une logique déniant tout droit à l'adversaire, placé au rang d'ennemi, de criminel, de bête féroce . La recherche de la dernière guerre est la mère de toutes les guerres modernes .

Et la destruction accélérée des liens, des provinces, des cités, des métiers, des confréries, des familles que le déchainement de la civilisation libérale-industrielle ne cesse de promouvoir au nom de la liberté, provoque une intense angoisse anomique chez les peuples, favorisant des formes de déchainement indéfinies, au service en dernier recours du Système, que sont les totalitarismes modernes . Ceux-ci sont sous forme violente la compensation bureaucratique de l'anomie libérale . Cependant cette prolifération bureaucratique n'est pas propre à ces Systèmes, mais à l'ensemble des pays qui se disent "développés"comme les satellites de l'URSS étaient "démocratiques" . La bureaucratie des États et celle des entreprises géantes ne sont pas essentiellement différentes, et celle des entreprises est sans doute plus agressive, car déliée des obligations des États héritées du passé . Le "déficit", c'est à dire le financement de la bureaucratie, est devenu un problème majeur du Système . Et la liberté, la finalité affichée du Système, est de plus en plus enserrée dans le cercle de fer de la sécurité, du contrôle, de la protection . Ce cercle de fer se double analogiquement du cercle de fer idéologique qui exténue les mondes de l'esprit, de la pensée, de l'art . Le paradis des travailleurs libéral est une prison, ressemble de plus en plus au monde carcéral . Plus exactement à un bagne organisé au profit de l'oligarchie, elle même asservie au Système, comme la classe capitaliste est asservie au capital . Le monde prison du marxisme et le monde hôpital se rapprochent, et probablement se confondent...

Illustrons, amis . Voyez l'espoir que certains ont porté avec les élections américaines .
La "guerre contre le terrorisme" est une figure de la guerre totale, et l'actuel président des États Unis est à son service ni plus ni moins que le précédent . Le président est une fonction enserrée dans le Système . Le Système ne dépend pas des goûts personnels, au delà de la couleur des vêtements, du style, tellement valorisé comme emblème de la liberté des modernes-et avec raison, car la liberté des modernes est un spectacle de liberté . La négociation, au coeur de la théorie ancienne et de la pratique de la guerre - continuation de la politique par d'autre moyens- est remplacée par le fanatisme de la croisade moralisatrice qui ne peut viser, je le répète, que anéantissement de l'adversaire . De ce fait nous ignorons le traité de paix, les tournées de négociation, les trêves permettant aux combattants de banqueter ensemble, comme les croisades en étaient familières . Notre guerre de ce fait ne reconnaît pas le droit de l'ennemi, et nous place en situation d'être l'incarnation du Bien, toute puissance, volonté exterminatrice, et donc instruments impuissants d'un processus d'extermination - voyez Valse avec Bachir . Ces déterminismes dépassent toute bonne volonté d'une personne . Nos guerres de Trente Ans, la guerre civile mondiale visée par Jakob Taubes, n'a pas encore montré son intelligibilité globale au monde . Mais elle perce, comme dans l'intensification du politiquement correct, dans la mise au pas par tous les moyens de coercition disponibles, démultipliés par la technique, de toute vie humaine au service de la maximisation de l'expansion de la puissance matérielle . C'est la thérapie du choc . Ce totalitarisme qui avance masqué, et de masques gais d'animaux souriants et colorés pour les enfants, n'en porte pas moins, dans l'obscur de son essence, un abîme de destruction . Et je compris alors pour la première fois à quoi j'assistais .

La véritable question qui reste alors est : comment les hommes de savoir ont-il essayé de comprendre ce monde ?

Ce Système qui ne cesse d'intensifier et d'étendre sa puissance a été reconnu comme dévoreur d'âme, et puissance de vide et de laideur, depuis très longtemps par ceux que l'on nomme rétrospectivement intellectuels . Le Système a détruit les vestiges du premier principe des sociétés anciennes, les spirituels, philosophes, druides, bardes, prophètes, brahmanes, ceux qui par fonction conservaient le trésor d'intelligibilité du peuple, et le faisaient revivre par l'invocation et le sacrifice . Ceux là conservaient la communauté, par les signes qui conjointent touts les petites mondéités individuelles en un Univers unique, soleil, étoiles, saisons, paroles de la puissance la plus élevée de l'homme . Les intellectuels en quelque sorte ont rempli un vide, le vide de l'effondrement des centres spirituels des anciens mondes . Redevables au Système d'une puissance cléricale, ils en sont trop souvent devenus les laquais . Ils sont des fonctions du Système . Mais pourtant, un sentiment d'étrangeté, d'incompréhension, de vide est devenu très fréquent dans les expressions écrites issues d'hommes de pensée .

Tant ont ressenti leur inadéquation, le I don't fit d'Arendt . Le sentiment de crise, de crise de la culture . Faire une liste serait sans doute nommer tous les hommes cultivés de ce temps . L'indiquent tant l'amertume de Baudelaire, les propos très clairs de Wilde- Qu'un homme cultivé puisse accepter les normes de cette époque me semble la pire des immoralités- l'âge du Nihilisme de Nietzsche, que les sarcasmes de Flaubert :
Nous assistons à la fin du monde latin. Adieu tout ce que nous aimons! Paganisme, christianisme, muflisme. Telles sont les trois grandes évolutions de l'humanité. Il est désagréable de se trouver dans la dernière. Gustave Flaubert à Marie Régnier, 11 mars 1871.
J'ajoute pourtant « Lorsque l’époque où un homme de talent est obligé de vivre est plate et bête, l’artiste est, à son insu même, hanté par la nostalgie d’un autre siècle » J.K. Huysmans . Ou encore l'Enfer de Rimbaud, et les jacqueries conceptuelles et formelles de l'avant-garde, comme d'Apollinaire ou de Boulgakov le montrent à qui sait voir .

Puis le ralliement massif des intellectuels au radicalismes totalitaires, communisme, fascisme et nazisme-je dis bien : massif-sont des symptômes très sûr de cette conscience d'inadéquation, de ce rejet plus ou moins confus du monde libéral si commun chez les "intellectuels", je veux dire les penseurs, les artistes, les bohèmes des temps modernes . Le voyage au bout de la nuit de Céline, la fascination pour le crime et le roman noir, pour une histoire ténébreuse et féroce comme celle d'Ellroy, sont des moments de cette écriture collective d'une divine comédie morcelée, d'une nef des fous qui n'a cesser de faire entendre sa musique et ses danses désarticulées, miroir d'un monde essentiellement monstrueux .

En 2009, un professeur de psychiatrie, praticien clinique, a évoqué devant un groupe de professionnels, de manière très construite, un monde malade . Un monde produisant un type humain, une personnalité de base étrangère au langage, à la pensée, le résultat odieux et inquiétant du monde moderne .

Lautréamont résume un sentiment général dans ses poésies, I : "En son nom personnel, malgré elle, il le faut, je viens renier, avec une volonté indomptable, et une ténacité de fer, le passé hideux de l'humanité pleurarde ."

Ce phénomène de rejet du monde moderne, rejet sans conscience commune ni construction conceptuelle rigoureuse - jugement hâtif et sujet à être amendé, je le sais-a cependant déjà atteint la masse critique lui permettant de prendre conscience de lui-même . L'Europe de l'avant guerre est, dans ses tréfonds intellectuels, une opposition de plus en plus élaborée à la civilisation libérale . Il semble probable que le mouvement de la pensée, comme celui des Lumières mettant en danger l'absolutisme, aurait emporté, ou du moins mis en grand danger l'idéologie racine . Le triomphe du fascisme et du nazisme est un triomphe sur l'horizon du vide de la vie moderne, une prétention de solution à la crise du monde moderne . Ce soleil noir totalitaire et sa séduction proprement démoniaque, suivis de la deuxième guerre mondiale ont été un formidable coup d'arrêt à la contestation du Système qui ne cessait de monter et de s'affiner dans des milieux qui ont presque tout perdu, jusqu'au nom, et que l'on peut nommer intelligentsia par analogie de notre capitalisme bureaucratique de sociétés à taille d'État avec le capitalisme d'État socialiste soviétique .

Des contestataires radicaux ont, par haine de leur propre société, rallié les totalitarismes, tant nazi que communiste, à partir de perspectives trop souvent étroites et naïves . D'autres ont cru devoir participer aux conflits, comme la guerre d'Espagne, pour participer à l'histoire . Simone Weil, Heidegger en sont des exemples illustres . Ce genre de ralliement a divisé les révoltés, ou discrédité à raison des pensées fragmentaires, mais puissantes contre l'idéologie racine . Dernier point, le concept de totalitarisme a été instrumentalisé pour servir d'arme contre toute pensée contestataire de l'ordre de fer du culte de la production . Le soupçon de sympathie pour le nazisme a même servi contre Guénon - à tout le moins une sottise, et même une injustice majeure . La pensée politique s'est résumée à "la société ouverte et ses ennemis" .

Dans ce contexte, d'autres ont mis sous le boisseau la contestation pour soutenir la "démocratie", qui a été d'autant plus réelle que la guerre froide obligeait à en respecter les principes . (Depuis, les exceptions à l'ordre démocratique se sont multipliées, depuis Guantanamo et son immunité inversée, et l'immunité tendancielle de la nomenklatura) . Les différences exaltées par la guerre froide ont aveuglé sur les analogies pourtant flagrantes, analogies que les dissidents les plus subtils de l'Est avaient pourtant perçues . Durant les années 60, le culte de l'action a conduit à produire toute une série d'analogons du discours libéral sous un vernis révolutionnaire, la rupture finissant par être un mot à la mode dans l'idéologie racine elle même . Le sens essentiel des mouvements de masse des années 60 est l'approfondissement du Système, au nom de la Liberté et des forces progressistes, même si ce jugement ne doit pas être généralisé . Les particules élémentaires en tirent un étrange bilan . Les laquais ont longuement régné sur une société repue de croissance .

Pourtant, et cela recommence à apparaître de manière de plus en plus évidente, ne serait-ce notre sens moral et esthétique blasé, nos esprits gavés d'idéologie, transformés en mécaniques pitoyables ; le Système est inacceptable, car il condamne à l'exténuation l'humanité de l'homme, l'essence de la vie humaine, la puissance de monde . La vie moderne est vide ; ce n'est pas la vie humaine qui est absurde par nature, mais bien la vie humaine qui ne cesse de s'exténuer, au point où l'étouffement devient sensible pour des masses d'hommes . "De l'air, de l'air" a écrit Nietzsche en parlant du monde boueux des derniers hommes . Les conditions du rejet en profondeur du Système par l'intelligentsia, de la redécouverte de l'esprit contestataire des années 30, sont réunies, entre autre par l'évidence que la remise en cause du Système ne peut être considérée comme une fascination totalitaire . La redécouverte de l'esprit des non-conformistes doit s'accompagner d'un rejet décisif de toutes les dérives qui ont permis cette ambiguïté envers le totalitarisme, ambiguïté née de la haine du Système . Le programme intellectuel le plus puissant dans cette direction appartient aux derniers temps de Simone Weil . Mais il s'agit plus d'intuitions que de positions claires .

Simplement poser ce caractère inacceptable, toujours déjà présent, est déjà très compliqué dans le monde moderne .

C'est le sens même de l'œuvre de Simone Weil, nommée "déclaration des devoirs envers l'être humain". Il s'agit de poser tout ce qui est vital pour permettre à l'homme d'être selon son essence et ses fins, être plus que le consommateur citoyen du monde moderne, simple partie fonctionnelle du Système qui se pose toute puissante, être corps et âme, fondateur et microcosme, être habitant en langage, et j'en passe . Être tout simplement ce que toutes les civilisations anciennes ont pensé et reconnu comme essentiel à la vie, le lien, le rythme, le cosmos, l'éternité . "L'homme ne vivra pas seulement de pain". Là encore, un des modernes les plus puissants est Lautréamont : "Moi, comme les chiens, j'éprouve le besoin de l'infini...je ne puis, je ne puis contenter ce besoin ! Je suis fils de l'homme et de la femme d'après ce qu'on m'a dit...cela m'étonne, je croyais être davantage ! Au reste, que m'importe d'où je viens ? Moi, si cela avait pu dépendre de ma volonté, j'aurais voulu être plutôt le fils de la femelle du requin, dont la faim est amie des tempêtes, et du tigre, à la cruauté reconnue : je ne serais pas si méchant . (...) Pourtant, je sens que je ne suis pas atteint de la rage ! Pourtant, je sens que je ne suis pas le seul qui souffre ! Pourtant, je sens que je respire ! "

De tout ces hommes nobles sur lesquels il faudra revenir, certains sont allés hors d'Europe chercher les leviers d'un puissant refus intérieur de notre monde, mais de ce fait il ont perdu largement leur capacité de porteur de parole, marginalisés intellectuellement ou même géographiquement . D'autres, nombreux hélas, je l'ai dit, ont rallié par désespoir, aveuglement ou simplement bêtise les totalitarismes les plus sanglants . Le caractère démoniaque des totalitarismes est d'avoir recyclé au profit de l'expansion maximale de la puissance matérielle -dans la guerre et le massacre- les plus hautes aspirations de millions d'hommes, et de ce fait d'avoir rendu méprisable, durablement, toute autre aspiration que la croissance-expansion maximale de la puissance matérielle en paix, paix étroitement limitée à notre espace- conformément à la structure néantisante préétablie de l'idéologie libérale .

Mais un homme noble a longuement pensé et mûri cet inacceptable moderne, et a été largement oublié, non son nom, mais son œuvre . Je l'ai déjà signalé, mais je le répète, c'était en 2005 . Les éditions de la différence publiaient l'Étoile de l'Alliance de Stefan George, en édition bilingue, traduit et postfacé par Ludwig Lehnen . Ce livre contient, sous une puissante forme poétique, l'essence même de la conscience résistante de la vieille Europe . C'était en 1914 . Date fatidique, tant pour la pertinence de l'œuvre, que pour son destin .

Le fond des propos tissés ici depuis maintenant deux ans - deux ans à courir après le temps perdu , de n'avoir pas pris au sérieux un conseil à vingt ans, d'avoir vécu, d'avoir reçu à nouveau un conseil à trente sept, une lettre indéfinie à Marguerite, une expression de révolte et de douleur, une lutte désespérée dans les mâchoires de la mort...se retrouve en Stefan George .

J'y viens .





Vive la mort !

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Zinaida Serebriakova