Stefan George, un frère II-3. L'homme de génie et la mélancolie .


(Dürer, Melancholia I)

Distinguer le Barde du poète, dire les pensées secrètes de Lautréamont : n'est ce pas folie, n'est ce pas errance ivre dans la nuit, finissant par la fontaine d'un vomissement spasmodique sur un mur, et le morcellement multicolore de la vue? N'est ce pas enlacer des corps et des peaux d'inconnus, rire et désirer multiplement?

N'est ce pas marcher au fond de la mer d'une rue environnée de murènes tournant autour des réverbères, voir le soleil se coucher sur la terre en l'inclinant de sa masse, en s'accrochant avec angoisse à l'herbe, à pleine mains, pour ne pas être happé vers lui ? N'est ce pas voir les arbres noirs se pencher vers soi avec hostilité? N'est ce pas se noyer dans une bouche, n'est ce pas mourir d'un regard – Et donc une grande folie? Une promesse de destruction, d'autodestruction?

« (...)Et sois la plus heureuse étant la plus jolie
Ô mon unique amour et ma grande folie

La nuit descend
On y pressent
Un long destin de sang »

Apollinaire, poème à Lou .

Car j'ai dit que le Barde ne pouvait plus être . Mais je précise, ne peut plus être dans ce monde . J'ai déjà écrit un mot à ce sujet : l'auteur n'a pas d'affiliation . A savoir, comme Merlin, il est un homme sans père . Il n'existe plus de Maîtres vivants, à ma connaissance . De quel droit dire qu'il n'est plus de Barde, et parler du Barde?-à cette question, la réponse est qu'il n'est pas de question-ou plutôt, que la question doit être posée d'une qualification disparue . Mais la réponse, elle, est le signe de perspectives sorties de l'espace .

Car ne faut-il pas être plus que le Barde pour le définir ? Cela ne pose-t-il pas la question de la qualification ? Et la réponse repose sur la sortie . Une amie si précieuse m'a soufflé :

"Mais ce qui compte peut-être par dessus tout, c'est d'avoir quitté le Lieu. Pour une heure, un homme a existé en dehors de tout horizon_tout était ciel autour de lui, ou, plus exactement, tout était espace géométrique". (Lévinas, dans "Heidegger, Gagarine et nous", in Difficile liberté) .

Je dirais au delà, que la sortie est justement de sortir de l'espace géométrique, d'être dans un monde où les modalités de l'espace ne s'appliquent pas.

La folie du poète doit être déroulée dans toute son ampleur, à l'image d'une voie lactée issue d'une pauvre tunique .

J'ai commencé par élaborer l'abîme par des symboles, puis j'ai continué par des excès et la poursuite de la mort, devenu noctambule et fuyant le sommeil ; maintenant je le tisse de mots, je le symbolise à nouveau . Mais tout était toujours déjà présent ; l'implication éternelle s'explique en tissage symbolique, rien de plus . Un ami proche écrit (je vampirise, sur ce texte, c'est terrible) :

« Quand un Sens fort ne peut pas être élaboré avec des mots et des idées, le désir humain cherche des sensations fortes au moyen d’objets matériels de substitution. Si le désir de vivre qui nous habite ne parvient pas à se réaliser dans le symbole et le langage, il n’a plus alors qu’à se satisfaire en dehors du langage et au moyen d’objets compensatoires. Ces objets de compensation peuvent être évidemment des substances psychotropes, également appelées « drogues », mais aussi des images et des sons saturés, de la nourriture, des vêtements, des bijoux, des cosmétiques, des possessions diverses (villas, voitures, yachts et jets privés), ou encore du sexe ou du sport en proportion excessive. »

Cela est vrai dans un tableau de la manipulation du désir dans la société de consommation, société qui pour attirer le désir vers des objets pratique la désymbolisation . Ce tableau ne manque pas de vérité, je l'avoue, il me touche au cœur . Il existe un lien étroit, évident, entre l'ontologie de la chose, qui exténue tout étant qui ne soit une chose consommable et commercialisable, et cette orientation du désir vers le non symbolisé . L'illimitation du désir se trouve happée par la sphère des objets, dans une spirale inflationniste destructrice déjà décrite par l'Ecclésiaste : l'oreille ne se rempli pas de ce qu'elle entend, les yeux ne se remplissent pas de ce qu'ils voient, ce qui manque ne peut être compté . L'œuvre majeure de Sade, les cent vingt journées de Sodome, peut être une figure de cette spirale . L'illimitation du désir passe en désir de destruction des objets du désir, en frénésie cruelle, pareille à la folie crépusculaire des derniers mois d'Hermann Goering .

Ce n'est qu'en rencontrant des limites dans le réel-le réel est à ce titre non pas une chose en soi, mais la structure qui oppose son inertie à mon désir, c'est à dire un système ontologique non symbolique par hypothèse structuré par mon désir-que paradoxalement je suis porté à symboliser pour compenser l'absence de l'objet . Le réel ne répond pas à mon désir, est absence, vacuité ; aussi le symbole apparaît, qui se substitue à l'objet absent, et le compense . Cette description ne va pas sans difficultés, pourtant elle est puissante, heuristique . Mais elle porte à faux sur ce point essentiel à la gnose, la nostalgie .

Aristote, c'est à dire celui qui pris ce nom, dans l'homme de génie et la mélancolie, pose cet ancien et irritant problème de la proximité de la folie mélancolique et du génie .
"Pour quelle raison tous ceux qui ont été des hommes d'exception, en ce qui regarde la philosophie, la science de l'État, la poésie ou les arts, sont-ils si visiblement mélancoliques, et certains au point d'être saisi par les maux dont la bile noire est l'origine (...)?"


Je pose avec cet Aristote la fraternité du noctambule,du poète et du sage, selon les propos même d'Héraclite . « Pour qui prophétise Héraclite d'Éphèse? Pour les Rôdeurs dans la nuit (νυκτιπόλοις): les mages (μάγοις), les bacchants (βάκχοις), les lènes (λήναις), les mystes (μύσταις). »

L'homme se pose par séparation, et la séparation de la mère n'est que l'analogue de la séparation première, qui porte le nom de péché originel par son lien à l'origine de toutes choses . Le péché est la séparation ; non l'acte mauvais, mais la séparation, la conséquence qu'il porte .

« De ce qui est Un évite de faire deux, cela est vrai pour toutes les voies qu'elles quelles soient » .

Donner la mort par le sacrifice qui fonde le lien est bon, quand la mise à mort qui sépare est mauvaise . Verser le sang, dévorer la chair peuvent être une chose noble . Ainsi les ménades . Les délices de la chair sont bons quand ils lient, et mauvais quand ils délient . Le péché assimilé à un acte déterminé devient obscur, inintelligible ; un interdit dépourvu de sens . La morale est la perte du sens du péché, le remplacement de la nostalgie essentielle par un catalogue obscur d'obligations . Elle est l'analogie de l'ontologie de la chose remplaçant la vision du lien et de la complémentarité des contraires par l'éclatement indéfini des objets isolés, refermés sur une essence mythique . C'est pour cette raison que la morale-ou la loi-sont si vides face à l'exigence essentielle quand elle se manifeste, à la manière d'une foudre ; les interdits légaux se revèlent alors comme illusoires, comme perdition . Tel est l'enseignement explicite du chant de Tristan et Iseult . Tel est le sens de la levée des interdits légaux que l'on rencontre dans toutes les grandes traditions .

L'homme en obtenant la Science du bien et du mal devient comme un dieu, image de Dieu, et donc être séparé de lui . Grandeur et douleur, liberté et exil sont indissolublement Un dans l'existence humaine . Le Diable n'est pas davantage qu'une figure de l'homme, ce que savait William Blake, quant il écrivait que tout poète est du parti du Diable .

"The reason Milton wrote in fetters when he wrote of Angels and God, and at liberty when of devils and Hell, is because he was a true poet, and of the Devil's party without knowing it ." The Marriage of Heaven and Hell, 2

Il existe une proximité étroite, une immémoriale complicité, entre le Maître, Marguerite et le Diable, entre Merlin, fils d'un Démon, et la sagesse .

La séparation en mâle et femelle est une première analogie de la séparation originelle, c'est la chair même qui est tranchée . La chair, voie de séparation, est aussi voie de réunion selon la main gauche, selon le mot « le chemin vers le haut et le chemin vers le bas : Un et même » . Retour et repentir sont Un . Le retour à Jérusalem est l'analogie de ce retour absolu, ce retour au Suprême qu'accomplit le cercle de la vie ; et l'image de l'Exil et du retour à Jérusalem est structurellement analogue au symbole celtique du Saumon, faisant retour à l'origine . Les bras ouverts de la déesse sont les bras du retour dans le céleste pays, comme les bras de l'homme le sont pour la femme . Ainsi s'expliquent les mots de Taliésin : « Malheur à celui qui a perdu le céleste pays et la grande amitié ».

L'homme de génie, comme le mélancolique, porte un deuil, porte le Soleil noir de la mélancolie . Mais ce deuil, contrairement à la dépression réactionnelle, n'est pas un deuil réel au sens d'un objet du monde . Ce n'est pas non plus un deuil immanent, mais inexistant, mais présent, selon ce que tente d'élaborer un article de Zizek, "le deuil, la mélancolie et l'acte", dans vous avez dit totalitarisme ?

"En un mot ce que la mélancolie occulte, c'est le fait que l'objet manque depuis le début, que son apparition coïncide avec avec son manque, que cet objet n'est autre que la positivation d'un vide-manque, qu'une entité anamorphique qui n'a pas d'existence "en soi" . Le paradoxe est bien sûr que cette traduction trompeuse du manque en perte nous permet d'affirmer que nous possédons l'objet : ce que nous n'avons jamais possédé ne peut non plus être perdu , si bien que le mélancolique dans sa fixation inconditionnelle sur l'objet perdu le possède en un sens dans sa perte même ."

Ce passage concentre les impasses de la pensée psychanalytique de la mélancolie . Tout d'abord, cette idée typiquement moderne que la mélancolie occulte quelque chose de manière intentionnelle, trompeuse, et plus encore que quelque chose quelque objet, et mieux encore quelque vide . Quelque vide, pensé comme quelque chose n'ayant pas d'existence "en soi" . Mais tout être relationnel, comme justement un signe, ne peut avoir un "un soi", si tant est qu'un objet physique puisse avoir un "en soi", hypothèse purement gratuite . La mélancolie se réfère à un signe, à un étant absent . Et qu'est ce que ce vide qui se réfère à un étant, sinon un signe ? Et pourquoi ce signe serait-il dans ce cas précisément insignifiant ou menteur ? Et cette notion de possession d'objet, ce décalque du monde physique et de l'ordre de la propriété dans l'ordre symbolique est encore, purement et simplement une réduction, et une usurpation .

Allons plus loin sur l'identité personnelle . Le Moi se construit en posant le Non-moi, le monde . Une fois construit, il ressent une perte obscure, celle justement du non-moi dont il se sépare . Dès le début du Moi, le non-Moi est perdu comme mien ; car le Moi n'est pas la totalité originelle, l'Être . L'apparition du Non-moi coïncide avec le manque de l'Être, et l'apparition du Moi aussi . Nous avons jamais possédé l'Être, cet insaisissable, c'est lui qui nous possède . Mais ce qui manque depuis le début, manque d'un début relatif, non du commencement dont notre début est analogué ; et ce qui manque n'est PAS un objet, une chose qui aurait une puissance d'en-soi, mais un LIEN . Tout étant n'est pas une chose et n'existe pas selon la modalité de la chose . L'idée d'un en-soi fermé sur lui même découle de la modalité de la pensée de la chose dans l'idéologie racine .

Ce que nie la psychanalyse de la mélancolie est justement ce que j'affirme, c'est la réalité de l'antique blessure, de l'antique serpent gnostique, lui aussi sous sa forme d'Ouroboros, d'unité et de retour . Le dépressif mélancolique peut être un analogué d'ordre inférieur de la mélancolie essentielle, de la puissante nostalgie qui est autrement nommée Abîme, mais il n'est pas l'analogué premier et principal . Cette distinction est structurellement identique à la distinction de la séparation métaphysique archétype et de celle de l'enfant du corps de sa mère .

La psychanalyse tend à inverser le rapport, à poser la séparation matérielle comme première et la séparation principielle comme symbole archétype-produit par la psyché, d'un niveau ontologique projeté de Soi et exténué, de cette séparation réelle ; et c'est justement cette hiérarchisation, issue de l'ontologie de la chose comme modèle de l'être, et donc du corps comme principe du symbole, que je pose comme inacceptable . La séparation des corps de l'enfant et de la mère est l'analogon de l'analogué premier et principal qui est la procession ou création, dont tous les savants distinguos ne peuvent annuler l'unité conceptuelle .

Le corps est à l'image de la divinité . C'est en cela qu'il peut être support de sublimation, et sublimation . Le jeu des corps peut ainsi s'élever à la magie, à la création d'un monde par l'invocation de l'archétype . L'incarnation essentielle qu'est la pensée devient la sublimation du corps, et c'est ce double entrelacement qu'élabore Stefan George . Mais ce qui pousse à l'entrechoquement si douloureux et si sublime des corps, cette énergie, cette puissance, n'est autre que l'inversion de la puissance originelle de la séparation . La puissance des ténèbres et la puissance de la Lumière sont Une et même pour la voie en tant que puissance, mais non en tant que puissance centrifuge d'écartèlement et de destruction, désir de la mort, et puissance centripète du retour .

Comme Janus, le dieu a une face bienveillante et une face terrifiante, destructrice, selon la figure de Kali . Deux faces, non Une ; non dans l'instant, mais Une dans l'éternité, car dans le cercle des mondes la mort et la destruction font retour, comme le ressac qui ramène sur la grève le corps des naufragés . La roue est la première et puissante figure des mondes, et c'est pourquoi le Druide Suprême portait le titre de Mog Ruiz, serviteur de la Roue ; tandis qu'au Musée Guimet la sculpture fascinante du Roi du monde, le Chakravartin se vit de cette puissante symbolique .






Le cercle peut être parcouru de la droite, être dextrogyre comme le ciel étoilé, qui pour l'homme vertical dans l'axe du Nord tourne d'Orient vers l'Occident ; mais le cercle peut être tourné vers la gauche, être sénestrogyre, de sens contraire, selon cette parole :

« COMME SI le puissant saumon à contre courant rencontrait les chevelures des algues
Accomplissant le cercle du retour et de la mort
Comme tout le monde ici mais
En sens contraire »

Aussi le formidable désir du retour, cette puissance qu'est la nostalgie, peut elle se manifester comme aspiration par le vide, désir de ténèbres et de destruction, « instinct de mort ».

« COMME SI le souvenir amer de la peine rejoignait
Le corps chargé de ces noirs maux violents
L’ultérieur démon immémorial »

Le poète n'est autre qu'un gaucher spirituel, un être qui par sa propre pente ne peut suivre que la Voie de la main gauche . Cette voie est la voie de Saturne, la voie de la mélancolie . Il existe bien une analogie structurelle entre l'homme de génie et le mélancolique, ce que pose Aristote, ce que savait Dürer dans ses invocations de Saturne.

Car l'écriture s'achète à prix d'homme. Car c'est par le manque et par la douleur que naît le chant, chant de tristesse, chant d'amour ou chant de rage. Le fondement de l'art est l'amour du lointain, autrement dit la morsure de l'absence . Indicible morsure, et qui ne peut être tue .

"Lorsque les jours sont longs en mai
M'est beau le doux chant des oiseaux de loin (...)
Je me souviens d'un amour de loin(...)

Triste et joyeux je la quitterai

Quand je verrai cet amour de loin (...)

Car trop sont nos terres loin

Il y a tant de passages et de chemins (...)"

(Jaufré Rudel)

Dans l'idéologie moderne, comme l'élabore par exemple entre milles le texte de Zizek, cette absence est tout simplement un néant, un vide . C'est pourtant sur ce puissant fondement que s'élabore l'art de nostalgie, le premier art de la poésie .

"Soudain la musique cessa, les danseurs poussèrent de longs cris gutturaux, on éteignit les lumières, et vivement sur ces ruelles escarpées la compagnie se dissipa . Alors une chanson s'éleva dans la nuit . C'était une strophe, un chant de solitude, quatre vers pleins et poignants, une goutte de miel qui déborde du coeur ." Maurice Barrès, Greco ou le secret de Tolède.

L'obsession du doute est liée au travail de ce ver rongeur, qui est l'affrontement du néant et du silence . La métaphysique de la vacuité envahit l'homme comme la nuit envahit le jour, comme une coulée de bile noire . Le silence est le fondement éternel du Verbe, car le Verbe établit un jeu de différences sur un silence d'abîme, et l'abîme est une condition de son expression, comme le silence de soi est une condition de l'audition des paroles éternelles de Dieu selon Jacob Böhme :

"Lorsque tu te tiens dans le repos du penser et du vouloir de ton existence propre, alors l'ouïe, la vue et la parole éternelles se manifestent en toi, et Dieu entends et voit par toi ."

Ou encore comme la nuit est condition de la Lumière . Dans le monde moderne, lié par l'ontologie de la chose, le Vide parvient à l'en-soi par l'exténuation du Verbe, là où il n'était que l'ombre de celui-ci . Par la mort de Dieu advient le règne éternel du silence des ténèbres, figure spatiale en tant que puissance de disposition indéfinie et fermée sur elle même d'un monde de choses dépourvu de sortie .

Face à cet écrasement lent mais mortel, le poète doit, pour simplement être, abandonner la poésie, abandonner ses sentiments . Il devient révolutionnaire, et pas seulement dans l'art . Il ne peut que sortir du domaine de l'art, puisque l'art n'est qu'un aspect d'une totalité qui ne peut plus être . La révolution dont je parle est encore celle du saumon, symbole du sage, animal qui fait retour à l'origine, animal qui remonte les eaux tempétueuses des rivières de montagne, et passe les obstacles tourbillonnants. Il doit être révolutionnaire comme un saumon dans l'eau des cimes, dans l'eau céleste issue de l'haleine de la lune .

« Malheur au poète qui nait dans un de ces moments équivoques où la tradition de l'art est devenue caduque, où il est nécessaire de renverser l'ordre pour chercher ensuite à le rétablir sur une base plus solide . Il est possible que la gloire de poète devienne enviable, mais sa vie est empoisonnée à jamais » Apollinaire, citant Jean Moréas . Oui, Apollinaire . Wilhelm Albert Włodzimierz Apolinary de Wąż-Kostrowicki n'était pas un homme moderne . Le poète doit œuvrer au soin du monde pour pouvoir être . L'artiste doit œuvrer au soin du monde pour que son œuvre puisse y naître à nouveau, pour qu'un printemps du monde puisse éclore comme la vulve désirable d'une rose .

Luis de La Miranda a écrit ceci hier, qui respire de ce printemps féroce :

«Des voix résonnent, qui harmonisent des volontés d’élucidation, par théorie latérale, décantation des contradictions, stratégies de pouvoir oratoire. Ce n’est plus dans cette langue que se dit la vérité. On peut sourire et sourire et vivre dans un bourbier, une ruine d’un autre temps. Une mélancolie a pu parfois nous happer, au temps des orchestres de violons avançant par vagues. Mais c’était du temps de la culpabilité et de la crainte de la mort. Le propre d’une théorie est de n’être au mieux que vraie. Nous nous conformons à de vieilles époques, et rien encore n’aurait été inventé de l’autre côté de la limite du réel ? Déjà se profilent à l’oraison des champs striés par nos sauts et nos incartades. Apprêtons-nous à ce qu’un monde autre explose d’un coup hors du tableau des visites réglementaires. Les atones seront enterrés vivants. Les villes seront chassées en dehors des géographies. Le sens sera considéré comme le complice de ce qu’il dénonce, pour avoir entrevu sans agir les absurdes mécaniques. Nous partons en des terres étrangères, toutes frontières franchies. Et rien ne nous importe que de mourir à ce monde pour incarner le nouveau, par fulgurances ancrées, comme on harponne un monstre. N’allez plus à l’école de la réalité. Créalisons ou mourons. »

Sa vie est empoisonnée, car il doit faire autrement que son essence le porte . Son essence est le chant de l'amour de loin, les jours couronnés de roses . Là ou Kepler écrivait des traités sur la musique des planètes, l'Harmonice Mundi , Apollinaire voit les déchirements intimes du monde humain s'accrocher comme le loup aux champs de fleurs du Barde :

« Les jalouses Patries m'ont déchiré un jour,
Moi! La Pensée, Moi, l'Art, et Moi, l'Amour!

Mon corps est splendide toujours. »


Dans une civilisation construite sur le doute, le poète doit redécouvrir l'assurance de son droit, ce droit à fonder par la parole et par l'acte . Il doit retrouver l'étoile, le guide, qui le mènera à l'alliance des mondes, à ce pain et vin des mondes qu'Hölderlin évoque . Tel est l'objet de l'Étoile de l'Alliance.

Nous mortels, pouvons déplacer la pierre tombale de la vieille Europe, discrètement enterrée, précipitamment enterrée de nuit, comme fut enterré Molière : dans la nuit des bûchers, des émeutes, de l'abandon de toute grandeur dans les expositions coloniales, abandonnée à partir de 1933 . Qui regretta en 1945 cette Europe, qui ne préféra pas le chewing-gum des vainqueurs ? Et ils ne revinrent pas, les hommes nobles, morts, exilés, déshonorés .

L'Europe au corps sublime de la Pensée, de l'Art, de l'Amour, telle est la douce amante qu'évoque George ; tel est le printemps de l'Empereur des derniers temps de son élève Kantorowicz . Sa vie dans le Paris fin de siècle, capitale du monde, sa mort en 1933 ne sont pas des hasards, des coups de dés.

Nous te prendrons par delà les bûchers, et de tes cendres l'invocation sera une vie nouvelle. Tant et tant d'enfants qui n'ont pas vécu.

La race des hommes est comme la race des feuilles, mais le printemps arrive.

Vive la mort!

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Zinaida Serebriakova