Stefan George un frère II-3 : du Barde au poète dans le cycle de fer .


Stefan George a affronté les apories du monde moderne en tant que poète . Le poète se distingue du penseur, en ce qu'il tisse de mots la nostalgie qui le porte à travers des chants, des silences, et non par l'effort nu du concept ; et il se distingue du Barde en ce qu'il ne croit plus, par aliénation moderne, aux pouvoirs prêtés aux Bardes : l'enchantement, la voyance des mondes que Dante revendique encore, le don de prophétie dans l'ensemble des sens qu'il peut évoquer .

La racine du penseur, du poète et du barde est une ; et la comparaison de ces formes permet aussi de comparer les positions des cycles de civilisation . Tel est l'objet du présent texte.

Max Jacob écrit en 1917 à Jacques Doucet, à propos d'Apollinaire : "(...) j'entends par éclat lyrique cette folie, cette exaspération de plusieurs sentiments élevés qui, ne sachant comment s'exprimer, trouve un exutoire dans une sorte de mélodie vocale dont les amateurs de vraie poésie sentent les dessous, la légèreté, la plénitude, la réalité : cela est du lyrisme : il y en a très peu de part le monde et très peu même chez les grands poètes".

Le poète est habité, porté par des sentiments élevés qui ne savent pas comment s'exprimer, qui ont besoin d'un exutoire . Max Jacob parle justement d'exaspération . Cette exaspération est très comparable à l'étouffement, elle engage le vital ; elle est le combat désespéré dans les mâchoires de la mort . Le poète moderne authentique est un être qui ne peut vivre dans le monde tel qu'il est . Un tel sentiment d'exaspération et d'étouffement est étranger au Barde, mais non au philosophe platonicien, ni au gnostique . C'est le sentiment diffus d'étrangeté au monde, qui fait poser au gnostique des récits d'envahissement de l'esprit par les chaînes, les délicieuses chaînes de la chair . Lautréamont a parlé de l'homme comme d'un poisson étouffant au fond d'une barque faute de connaître enfin Dieu, ce Dieu ivre dans un fossé, à l'agonie, être absurde et humilié . Tout lecteur sait que l'on trouve chez Baudelaire, chez Rimbaud, chez tant d'autres, cette urgence du souffle, ce triomphe du soleil noir sur le monde grouillant des grandes villes, sur les campagnes raides et mortes, même sous le soleil du grand midi, même couronnées de roses.

A quel point cette urgence est chose nouvelle, c'est dans la compréhension authentique de ce fait que l'on sort par le haut des interprétations psychologistes, idiosyncrasiques de la pensée . "Peu à peu j’ai appris à discerner ce que toute grande philosophie a été jusqu’à ce jour: la confession de son auteur, des sortes de mémoires involontaires et qui n’étaient pas pris pour tels"- la plus grande erreur de Nietzsche, cette conception romantique qui l'empêche de penser le collectif et l'objectif de la langue et de la pensée . Pourquoi la confession de Nietzsche a-t-elle eu un tel écho, pourquoi Nietzsche a-t-il avec raison revendiqué le titre de Roi ? Sinon parce que sa pensée avait atteint l'essence du cycle de la civilisation de l'Europe ? Atteindre n'est pas comprendre, ami . Mais atteindre est un exploit, et une mort . On ne touche pas la foudre sans risques, sans abîmes et sans folies . Atteindre le haut n'est pas atteindre sa personne, mais l'être en soi .

Pourquoi aussi la vie, l'incarnation même de la pensée- « Toute grande philosophie est peut-être au plus près de l'incarnation d'un savoir ou encore d'une pensée » me glisse à l'oreille une amie très sûre- s'est-elle lentement égarée vers l'ontologie, la critique de la raison, et l'épistémologie ? Je donnerais une réponse rapide mais qui me semble probable . La question première de la philosophie dans l'horizon de la liberté essentielle est « que faire? ». L'homme se voit à un carrefour circulaire face à une infinité de chemins, un labyrinthe indéfini, une spirale lente comme celle de cheveux de déesse . Et pour répondre à cette question, il cherche une carte, il cherche ce qui est, et il reçoit des réponses variées dans sa mondéité propre . Que faire, si Dieu est ? S'il n'est pas ? Que faire, que dire, que penser? Pour parler comme Kant dans la Critique de la Raison pure (1781), "Que puis-je savoir? - Que dois-je faire? - Que m'est-il permis d'espérer? "-Et pour répondre aux deux dernières questions fondamentales, le préalable posé : que puis-je savoir? Qu'est ce qui est ?

Il semble en effet qu'un réponse à cette question soit un préalable à la question essentielle de la vie, de la voie . C'est la conclusion de l'occident . Dans le Bouddhisme, la recherche de réponse à cette question est une fausse voie, un piège . Finalement, l'idée d'une pensée théorique et méthodique n'entraînant aucun mode de vie particulier et axée sur « ce que je peux savoir », ou « ce qui est » l'a emporté . Mais déliée de la question authentique, une telle recherche permet certes des thèses, et même des œuvres brillantes, mais elle risque d'être vide, ou activité compensatoire à l'ennui ou à la solitude . La question authentique est l'incarnation : qu'importe une philosophie du sexe chez quelqu'un qui n'y goûte pas, une pensée de l'éclat des fruits sur les lèvres pour celui qui n'en mange pas, une philosophie de la sorcellerie pour celui qui n'a jamais vécu la sorcellerie ? Quelle est la qualification d'une telle parole ? Ainsi la « philosophie » est-elle devenue la logorrhée de la moraline, une chose triste à pleurer . Ainsi les poètes ont repris l'urgence de l'étouffement . La pensée est incarnée, ou elle est sans saveur, mot que Vico rapproche justement de sagesse : le sage est celui qui goûte le monde, en extrait les teintures essentielles, en tisse des harmoniques, proche d'un grand parfumeur à l'abord d'une peau de rencontre . Le monde dont je parle est fondé sur la puissance originelle involuée dans les ténèbres, puissance originelle de lumière ; il est sang, volupté, mort- mort comme soutien de la volupté, souffrance comme sel de la volupté.

Le poète est porté par l'urgence du souffle qui se meurt, de la fontaine scellée . Il se distingue du Barde, chez qui le lien aux mondes d'involution des puissances est profond et intime .

Porté à la guerre, le Barde ancien est entretenu par les Rois, pour chanter leurs exploits, et donc leur légitimité . Pindare en est une figure grecque . Sappho ne peut en être exclue . A ce titre, Hölderlin est encore un barde . En tant que vivant dans une dangereuse proximité au mondes des puissances, il est aussi un être qui se tient à part des autres hommes . Ainsi Merlin, né d'un démon et d'une mortelle, est homme sans père . Proche de la puissance fondatrice, il transgresse l'ordre royal en affligeant le Roi . Il transgresse l'ordre humain des liens jurés du vassal et du mariage en favorisant l'adultère d'amour d'Uther avec Ygraine, femme d'un grand vassal du Roi, le Duc de Cornouailles . Il est une figure de l'obscur de la souveraineté, avec ses deux faces, lumineuse en tant que fondatrice, dispensateur de la puissance et de la justice, ténébreuse en tant que sorcier, transgresseur, annonciateur des malheurs .

Merlin est lié à la puissance féminine, doublement, en ce qu'il favorise l'amour autant que les grands guerriers, mais aussi parce que, malgré sa connaissance de l'avenir, il apprend les mystères à Viviane, la fée qui le liera et le plongera dans le sommeil avec ses propres enchantements . Merlin désire Viviane avec la nostalgie platonicienne de l'Androgyne . Merlin souhaite ce sommeil et ces liens, qui est l'illumination passive, le repos de ses déchirements entre le démon et l'homme, le masculin et le féminin, la lumière et les ténèbres, l'Ange et le Dragon . La liberté est une lourde charge pour un être au dessus de la mort, et qui contemple l'abîme des temps . Merlin aspire au repos face à l'inéluctable accomplissement, la perte pratiquement totale de la Lumière originelle, la victoire des ténèbres, face à laquelle même sa puissance d'illusion indéfinie n'est que retardement, et vanité des vanités . Heureux les pas de celle qui m'apportera la mort...La légende raconte que Merlin ne pourra sortir des liens du sommeil, le Val sans retour, que pour participer avec Arthur à la grande guerre décisive de la fin du Cycle . En poussant l'analyse, les clefs des cycles du temps ont été remis à Viviane, puisque seule celle qui lie peut délier . Au présent cycle, la puissance féminine est devenue décisive . Stefan George, buste viril sculpté dans la roc, n'en est pas moins un être intensément féminin .

Et sans aucun doute, le barde, le prophète ou le roi ne peuvent plus être, sinon comme pâles personnages de fiction . Les derniers rois ne portent que le titre, sont habités par l'inanité des souvenirs dépourvus de puissance . La fermeture du Cycle de la prophétie -la mort du Grand Pan- est la réflexion la plus profonde qui soit sur les mystères lovés du temps, le temps lové comme un serpent dans les profondeurs des roches et des métaux . Le temps s'insinue par les pores du sol des pensées comme l'eau s'insinue sous le sable, comme la disparition du soleil au crépuscule . Il nous est devenu invisible, insaisissable, inintelligible . Le temps est usé, on ne peut plus le dire . Il ne demeure que la lamentation du poète...Mais où sont les neiges d'antan?...comme la vie est lente, mais comme l'espérance est violente...

Le Barde s'appuie sur le secret caché dans le mystère, sur le souffle du Dragon . Il ne reste au poète que la torture du doute . Le doute, car tout ce qui fait la vie du poète est inexistant, radicalement inexistant dans la vie moderne . Il n'y trouve ni la reconnaissance, ni les moyens d'existence-justement nommés-qui pourraient l'enraciner dans les mondes du poème . Le poids du doute est sans aucun doute l'épreuve la plus lourde que peut vivre un homme noble . Peut-être ses hauts désirs sont-ils sottises, peut être sa nostalgie n'est elle que la dépression résultant de son incapacité à s'adapter au monde, peut être ses maux sont-ils dépourvus de sens . Un critérium de la capacité de compréhension d'un destin moderne est la pensée de la maladie, ce que manifeste le petit texte intitulé "l'homme de génie et la mélancolie"attribué à Aristote . Ce texte exemplaire analyse la mélancolie comme la position de l'homme supérieur dans un monde qui ne peut entièrement l'accueillir, ce qui est aussi la structure de la pensée gnostique de la position . Mais la pensée moderne ne voit que la maladie, et met le génie sous l'éteignoir .

Un exemple très clair est la maladie de Nietzsche . La maladie de Nietzsche peut être considérée comme simple perte de raison, étonnamment similaire à celle de Hölderlin . C'est la thèse de l'inepte X que j'ai entendu en conférence sur ce sujet, la paralysie syphilitique . Quant bien même Nietzsche ait eu le tréponème dans le sang, tous les "syphilitiques" ne deviennent pas Nietzsche . Les écrits étranges de Nietzsche s'éclairent infiniement plus à la lumière de l'Advaïta de l'Inde . Je suis cela ...et encore cela...et aussi cela..cela résonne de près avec le tu es aussi cela des états multiples de l'être, tout comme l'insistance de Nietzsche sur les mondes . Ce thème est un fondement de toute pensée d'auto-dépassement de l'identité. Je vous livre des textes déjà connus :

"Je suis l'Un et les deux
Le procréateur et le giron,
Je suis l'épée et le fourreau
Je suis la victime et le heurt
Je suis la vue et le voyant
Je suis l'arc et la flèche
Je suis l'autel et le suppliant
Je suis le feu et le bois
Je suis le riche et le nu
Je suis le signe et le sens
Je suis l'ombre et le vrai
Je suis une fin et un début."

Stefan George.

Ils ne comprennent pas comment ce qui s'oppose s'accorde dans une identité. L'harmonie est changement de côté (acte de tourner, va et vient, ), comme pour l'arc et la lyre.
Héraclite.

«Je suis ce que j’ai été, ce que je suis et ce que je serai.
J’ai revêtu une multitude d’aspects avant d’acquérir ma forme définitive
Il m’en souvient très clairement.
J’ai été une lance étroite et dorée
J'ai été une goutte de pluie dans les airs,
J'ai été la plus profonde des étoiles,
J'ai été mot parmi les lettres,
J'ai été livre dans l’origine,
J'ai été lumière de la lampe,
J'ai été chemin, j’ai été aigle,
J'ai été bateau de pêcheur sur la mer,
J'ai été goutte de l’averse,
J'ai été une épée dans l’étreinte des mains,
J'ai été bouclier dans la bataille,
J'ai été corde d’une harpe,
J'ai été éponge dans les eaux et dans l’écume,
J’ai été arbre dans les forêts.
Et puis, quand les temps sont venus, j’ai été le héros des prairies sanglantes, au milieu de cent chefs.
Rouge est la pierre qui orne ma ceinture et mon bouclier est bordé d’or. Longs et blancs sont mes doigts. Il y a longtemps que j’étais pasteur sur la montagne. J’ai erré longtemps sur la terre avant d’être habile dans les sciences…»

Taliésin. (Barde Gallois, Vème siècle)

Nietzsche a été foudroyé par la déité, de l'avoir approché sans les secours d'une tradition et d'un maître, dans une ascèse sauvage . Le chérubin, de son glaive de feu, l'a frappé à la tête . Heureux les pas de celle qui m'apportera la mort, dit l'Inde, car être frappé par le Dieu est passer au dessus du monde, une mort relative au monde de la maya .

Le poète est donc la plus haute figure de l'Âge de fer, l'héritier légitime du Sage et du Barde, d'Empédocle et du Mage . Nous commençons aujourd'hui a pouvoir regarder à nouveau Empédocle comme un Barde et un sage, et un homme sans père (Peter Kingsley, Empédocle et la tradition platonicienne, Belles lettres 2010) :

"Il y a un oracle de la Nécessité, une antique ordonnance des dieux, éternelle et fortement scellée par de larges serments : si jamais l'un des démons, qui ont obtenu du sort de longs jours, a souillé criminellement ses mains de sang, ou a suivi la Haine et s'est parjuré, il doit errer trois fois dix mille ans loin des demeures des bienheureux, naissant dans le cours du temps sous toutes sortes de formes mortelles, et changeant un pénible sentier de vie contre un autre. Car l'Air puissant le pousse dans la Mer, et la Mer le vomit sur la Terre aride ; la Terre le projette dans les rayons du brillant Soleil, et celui-ci le renvoie dans les tourbillons de l'Air. L'un le reçoit de l'autre, et tous le rejettent. Je suis maintenant l'un de ceux-ci, un banni et un homme errant loin des dieux, car je mettais ma confiance dans la Haine insensée."

Je mettais ma confiance dans la haine insensée, moi qui vous parle, et tu m'as protégé de moi-même . Tu ne peux pas savoir . Tel est le poète qui naît à ce monde, et tel est celui qui trouve la voie du plus haut soleil :

Mais, enfin, ils apparaissent parmi les hommes mortels comme prophètes, poètes, médecins et princes ; et ensuite ils s'élèvent au rang de dieux comblés d'honneurs, participant au foyer des autres dieux et à la même table, libres des misères humaines, assurés contre la destinée et à l'abri des offenses.

Stefan George est celui qui a compris ce passage et en a tiré une pratique.

J'y viens.

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Zinaida Serebriakova