Job, ou la quête du Sage comme Soi.

(Caligula, Tinto Brass)




Pourquoi faudrait-il vivre avant de connaître l'extinction ? Pourquoi, si la mort est la fin de l'être humain, lui faut-il parcourir le chemin de la vie, avec ses joies comme avec ses douleurs ? Pourquoi faut-il marcher, la peau déchirée par les ronces ? Pourquoi désirer encore vivre, comme le lancinant désir de la soif au Grand Midi ? Pourquoi semble-t-il nécessaire de parcourir tant et tant de pas sur le chemin, s'il n'est rien d'autre que le Soi, splendeur toujours déjà réalisée ?

Il est rare de se poser sincèrement cette question . Plus rare encore de ne pas y apporter de réponses toutes faites, mécaniques .

Pourquoi naît-il des enfants qui mourront jeunes, ou qui connaitrons des douleurs atroces ? J'ai maintes fois croisé le regard de gens promis à la mort, vu des photos, des fiches, des papiers – J'ai tant pleuré, d'avoir vu ces fiches, ces milliers de fiches – d'avoir pensé au travail posé, confortable, méthodique et sans effroi, de ceux qui préparaient les massacres . Comment peut-on croiser le regard d'un enfant et le tuer ? C'est pour moi un des abîmes de l'homme . Et cet abîme est creusé par l'idéologie .

L'idéologie n'est pas une chose anodine, comme ces mots, ces lectures confortables, ces bibliothèques sereines, ces universités anciennes et glorieuses – l'idéologie est comme le nucléaire, cet invisible qui n'offre aucune prise et qui empoisonne l'air, la terre et l'eau – une arme de destruction massive . Sous le règne de l'idéologie, les sciences, la respiration, les cultures, l'eau que l'on boit – sont imprégnées, insensiblement par l'idéologie . L'idéologie est comme ces fiches, ces fiches qui préparaient les convois de déportation – des petits bristols neutres, sans haine, sans passion, dans des cases bien ordonnées – et la puissance du massacre .

L'idéologie répond à tant de questions dont nous avons besoin pour vivre . Les rafles, les tsunamis, les épidémies, ces grandes mortalités anonymes – pourquoi vivre et pourquoi naître ?

Et souvent la réponse qui naît est celle d'une recherche : il y a quelque chose à chercher . Mais y a-t-il quelque chose à chercher ? Les hommes cherchent, dans leur existence . Que cherchent-ils ? Et ce qu'ils cherchent ne tient-il pas dans cette réponse : il n'y a rien à trouver, rien à chercher ?


Héraclite dit : « je me suis cherché moi-même » . Le Maître dit : « tu ne me chercherais pas si tu ne m'avais pas déjà trouvé » . Ramana Maharishi dit à celui qui l'approche au terme d'une longue quête : « Que chercher ? Chercher est l'obstacle . Qui cherche ? Il n'y a rien à chercher, rien à trouver . Il n'est rien d'autre que le Soi . Tout est toujours déjà présent . »


Le Soi est identique à Dieu . Certains croient qu'Héraclite donnent raison à ceux qui se cherchent, mais non . Il leur donne tort . Héraclite parle au passé – j'ai partout cherché, mais c'était moi que j'avais perdu . Ce que je cherchais, c'était moi – mais pas le moi endormi des hommes, le moi éveillé, identique au logos commun, identique au Soi : « Pour ceux qui sont éveillés il n'y a qu'un seul et même monde, c'est une même chose qu'être vivant et mort . L'origine et l'achèvement sont réunis dans la circonférence du cercle . »

Pour chercher, il faut penser un désir, et un désir orienté – je cherche, je ne sais pas quoi, mais je ne pourrais même pas chercher si le quoi chercher n'était pas là déjà, souterrainement . Et ce que je cherche n'est pas un objet du monde, car l'objet est toujours enveloppé de vide, de négation – l'objet ne peut combler le désir illimité – je cherche la Voie, la Puissance, rien qui ne puisse être saisi, approprié, mien, ou tien .

Sur les rives oranges des mers du Sud, je peux chercher, enfant, à saisir le vieil Océan ; mais l'eau qui reste entre mes doigts, salée comme les liqueurs d'un sexe, ou encore comme le buccin évoque les voluptés d'une vulve, n'est pas la splendeur des crépuscules phosphorescents, du souffle de la baleine ; n'est l'ivresse de l'errance des grands voiliers sous le Drapeau noir, révoltés contre l'ordre du monde . L'écume de ma paume contient et ne contient pas les trésors de la mer – le coquillage contient et ne contient pas, enfant, les rumeurs de la mer – elles s'involuent en mon âme, car l'âme est en quelque sorte, toutes choses . Elles s'involuent en l'homme, image éternelle de l'Un et des mondes, comme le monde est l'image et la manifestation de l'Un .

Je cherche sur les sentiers du monde ce qui est enroulé en moi comme l'Antique Serpent, courant vers l'horizon, vers cela même que je porte . Aussi l'amant du Cantique vient-il des montagnes de l'horizon, brûlantes de la Splendeur solaire, dalles sur lesquelles le Dragon réchauffe son corps de feu . Je cherche, dans les spires du temps, l'esprit toujours déjà présent ; je cherche, vers le passé, l'âge d'Or de l'Aube, au moment au l'aube illumine la cime des montagnes de l'horizon . Je cherche au loin mon amour de loin, et le lointain et le proche sont réunis dans la circonférence du cercle .

Et pourtant il faut marcher, chercher, se perdre sur les sentiers . « Au milieu du chemin de notre vie, je me retrouvais dans une forêt obscure, car la voie droite était perdue » . Chercher un objet, un Graal, un objet qui n'est pas un objet . Je cherche dans l'étendue de l'espace ce qui n'est pas essentiellement spatial . L'énigme, le désir et l'objet tissent des liens nécessaires . L'objet environné de vide est un signe par essence, l'objet renvoie vers une absence, et mon corps, et ma personne, en tant qu'objet, renvoient vers une absence . L'espace est la construction du désir et de l'absence, comme le retrait de Dieu qui marque la fin du paradis terrestre, et le début de l'errance d'Adam, que redouble l'errance indéfinie de Caïn .

En faisant retour sur les pas d'Adam, en y reconnaissant mes pas, je pleure . Je suis dévoré par le vide, assimilé par le dragon noir de la ténèbre, pris dans les rêts de la Nuit obscure . La Nuit, pour être vécue comme une eau d'orage, doit être sans prise, sans comparaison, sans aucune tiédeur – sans aucune couleur . Oui, n'être rien, être nu, être un ver, tomber comme un corps mort - Que n'est-tu froid ou bouillant ! Dévoré par la nuit, je suis Puissance d'amour, et ton amour est un feu dévorant – ton Seigneur est un feu dévorant .

Je suis mort et porteur de mort – vampire . Être affreux, repoussant entre tous, terrifiant même – et par là fascinant pour celle qui veut renouer le lien entre l'étincelle de l'âme et la Terre, ou Femme ; car cet être de la puissance nocturne peut recevoir la rédemption de l'Orage . La femme peut atteindre à la plus haute grandeur des temps par la bénédiction et la justice de l'Aurore, par le don du souffle de vie, porté dans le baiser, le regard, le cercle des bras . Et la puissance doit naître du feu dévorant de l'homme mort . Rares sont celles qui savent cette très haute puissance et l'actualisent, même si nombre d'enfants naissent de sa nostalgie . Dévoré par la nuit, épuisé de la marche, je tombe comme tombe un corps mort – je suis mort .

Pour celui qui erre dans la nuit, seul le sang - le sang spirituel, qui s'infuse dans le sang matériel - donné – non pas volé, car le sang volé se dissipe comme un rêve impuissant – donné par amour peut alors me faire vivre . Ainsi Adam le rouge, ainsi Caïn peut vivre après tant et tant de morts – ainsi la puissance du Retour peut-elle être une Aube dans les yeux de la magicienne . Elle étend son manteau, et celui ci devient une sphère céleste, où volent des papillons d'or . Elle ouvre ses lèvres, et le souffle des mondes fait vivre l'âme . Elle porte la puissance des âges dans la légèreté de ses pas – elle marche sur mes yeux . Elle est la puissance du Sorcier, la force du guerrier, et celle qui peut abattre le ciel même – emprisonner Merlin dans les maléfices, livrer Samson – et c'est justement sa puissance .

Mais ces effluves des sacrifices, ces sublimes splendeurs de l'Aube dorée, ne peuvent subsister dans le temps sans connaître de cycles, et la nuit succède à l'aube, invinciblement . Ne sommes nous pas ces êtres misérables, que notre mort soit issue d'un mot, que notre vie soit issue d'un mot ? Et est-ce moi qui le dit, quand nos Écritures disent que la Lumière fut évoquée d'un mot à la surface de l'Abîme ? L'histoire des mondes est l'histoire de l'âme – la cosmologie est notre généalogie . Le macrocosme et le microcosme se répondent .

Nous ne possédons pas l'éternité, nous qui sommes possédés par elle . Comme la mer se retire, laissant les crânes grimaçants des roches – et plus encore, car quand la mer de l'Esprit est retirée, il ne reste rien, absolument rien, pas un signe qu'elle ait été ; et le ver rongeur de l'illusion, du néant, reviennent enserrer le seuil de mon âme . Quelle étrange angoisse m'écrase devant le désert où se délovaient d'immenses eaux limpides au soleil, au temps où Joie et Splendeur régnaient...Rien de cela ne nous appartient . Regardez la vague qui s'abat sur la ville . Rien de cela, même la vie, qui soit nôtre .

Dans les sentiers du monde, celui qui cherche cherche un port, un abri, un lieu qui soit le sien – un objet, une rédemption, un jugement dernier qui le justifie, un arrêt de Dieu qui arrête le flux de l'incertitude et de l'angoisse - la Terre Promise, qui porte toutes ces promesses entre ces quatre fleuves . Il marche sans trêve, en cherchant le lieu où s'arrêter . Mais pour avoir cela, l'homme doit renoncer à lui-même, renoncer à la puissance de posséder, de s'approprier qui le dévore . Le Diable, n'est pas celui qui promet toutes les possessions dans un pacte, en échange de l'âme ? « Lutter contre le cœur est dur. Car tout ce qu'il veut, on l'achète au prix de l'âme » . Ce n'est pas le lieu qui demeure, c'est lui, l'homme qui ne peut demeurer, qui déroule les cycles du temps . L'homme noble comprend que dans le monde entier, il n'existe peut-être pas de lieu .

Comme Beowulf, il dit « tout change, seule la mer demeure... mais la mer n'est pas le lieu des répits » . Alors l'homme noble désire intensément la mort . Mais la mort du corps est une échappatoire à la douleur si démente de l'âme, à tous les déchirements qui se déchaînent dans l'orage . Au désir du retour et au désir du départ, au désir de la chair et au désir d'isolement, au désir d'être et au désir de mort . Peut-être qu'il ne nous manque que cela, à nous autres – la possibilité de partir honorablement . Le désir d'avoir encore une guerre, qui puisse nous offrir cette chance . Mishima n'a recherché que cela . N'y a -t-il pas des hommes qui acceptent des tâches mortelles, pour pouvoir ainsi partir ? L'occasion qu'il a crée n'était-elle pas artificielle ? Péguy n'a-t-il pas prié pour mourir à la guerre ?

Et tant d'hommes qui ont voulu croire que cela valait la peine de vivre, non pour eux, mais pour leur famille, pour leur pays, pour l'avenir – combien d'hommes travaillent sans cesse pour payer des études à des enfants incapables de le comprendre, à des maîtres qui s'ennuient . Combien de maison construites, de haies taillées, pour croire avoir un lieu, pour cette illusion, pour construire sa propre boîte, et regarder des boites lumineuses jusqu'à la mort . Les hommes travaillent à construire leurs prisons et leurs enfers, et leurs enfers sont d'autant plus solides qu'ils y ont mis leur temps, leur travail, leurs espoirs .

Et moi, ne suis-je pas fils et petit-fils de pendus, de gens morts de la vison de la vanité ? Descendant d'exilés de guerre et de mort pour la France ? Ils ont voulu croire dans la Nation, dans le patriotisme, dans le sacrifice, marqué au fer rouge par 1870, dispersés par les Prussiens, les pères morts au front, pour voir le désastre de 1940 ? Marins étendus de part le monde, ramenant dans les ports, dans les greniers, pour les mains des enfants curieux, des papillons tropicaux dans des vitrines odorantes, des récits de voyages, des romans populaires de l'entre deux guerres . Ils ont tellement travaillé, travaillé, travaillé, combattu . Et la France Libre . Et toujours, les ennuis ont recommencé – les guerres, les Empires perdus, le souvenir d'Alger la Blanche, de l'Afrique ou de l'Indochine . Tout fut englouti pour un pays minable, de mesquins et de nantis, heureux d'avoir abdiqué le monde . L'Europe fut l'échange du camping car contre le monde entier . Et maintenant, ils veulent notre peau, pour garder leurs jouets .

J'ai rêvé, enfant, sur les registres des caisses de solidarité des marins morts en mer, conservés dans un grenier, qui listaient, pendant la Grande Guerre, interminablement, les navires perdus, aux noms et dans des lieux étranges, exotiques, que confirmaient les odeurs des bois et les couleurs des immenses papillons cloués dans les vitrines . Tout ces noms de morts, ces papiers jaunis, les restes de mes morts, à jamais silencieux pour me dire pourquoi vivre, quand tout ce qu'ils gardaient était mort : les mers du Sud, l'Île de France, l'Empire, la Gloire, la rude franchise des flibustiers, la liberté conquise .

La vie qui continuait était la vie des morts . Dans mon souvenir, ma grand mère a porté le deuil toute sa vie – et je croisais de telles veuves, toute de noir vêtues, dans les villes bretonnes – il y en avait encore . Les hommes de mon sang avaient perdu leurs combats, comme la maison de Maurras, mémorial et tombe entourée d'immeubles, à côté d'une grande flaque vaseuse, cet étang de Berre, alors perle de la méditerranée . Bien sûr, il fallait vivre, et il restait à devenir chrétien moderne, conciliaire, ou à s'enfermer dans un intégrisme stupide . Une défaite radicale des anciens mondes . La vie est une puissance telle . Même horriblement dévorés par la maladie, même dans l'abandon le plus total, les hommes vivent . Les hommes mentent et se mentent pour vivre, préférant le mensonge à la vérité, pour vivre . Par exemple, les médias ont trouvé plus commode de ne plus parler du tout de Fukushima .


Depuis très longtemps une vie fidèle, mystérieusement, a cessé d'être possible dans notre monde . Une vie simple, liée à l'ordre du monde, fixée sur les cycles des temps – une vie amie du ciel et respectueuse du sang versé et de la douleur . Nous avons entendu parler de cette vie dans les textes de l'Antiquité – dans les voyages d'Abraham, dans les travaux et les jours, dans le miel de l'Hymette . Cette vie simple, liée à l'invocation, à une rareté de paroles .

Une vie simple, liée au puissant désir de conquérir une liberté, au désir de bénédiction, comme celui de Jacob, au désir d'avoir des enfants étendus jusqu'à former un peuple . Et le désir d'être plus que le sillage du navire sur la mer, le désir que les hommes de l'avenir aient quelque chose à chanter et invoque le nom de leurs ancêtres . Car qu'est ce que ce corps de poussière et de terre, Adam l'homme rouge, l'homme de la race des feuilles, qu'est ce que l'âme, qu'est ce que l'ego – alors que les mots originaires, alors que le Nom n'auront pas de fin . L'aède aveugle fut immortel pour les Grecs, faisant retour dans la grandeur des hommes comme Ulysse fait retour à Ithaque, retrouvant par la puissance de sa rage, et la rage de sa puissance, sa demeure originaire .


Le régime de l'invocation du Nom, je le retrouve dans le troisième commandement : tu n'invoqueras pas le Nom du Seigneur ton Dieu en vain . En vain, pas seulement en jurant, dans la lecture morale ; mais aussi, sans puissance, à travers tous les bavardages des hommes . Un théologien qui fait un cours de théologie dogmatique dans l'ennui ne respecte pas le troisième commandement ; un poète qui parle en vain non plus . Quant aux chrétiens, le Pater, la seule prière transmise du Maître lie le Nom au règne, et dit : que ton nom soit sanctifié . Que ton nom soit un sanctuaire, qu'il soit la Voie, la Vérité et la Vie du mystère . Il n'est pas un commandement qui soit aboli . Mais qui vit de ce commandement, qui vit du Nom ?

Nous sommes la génération du bavardage, du vide, du néant : de la littérature . Le Yi-King, sur la figure 9, en donne un signe : « ce que l’homme noble amasse et retient de plus important, c’est l’aptitu­de aux pratiques fondamentales de la Voie du Principe (Tao te King) ; dans l’ordre des choses inférieures, c’est l’art et le talent dans les belles lettres. »

La littérature est le bavardage analogue à la Voie – sans rigueur, sans Orient, elle ne mène nulle part et prétend juger de tout . Nous sommes la défaite radicale des anciens mondes, et cette défaite est très grave . Elle est la perte de toute ce qui nous fait vivre en tant qu'être humains, le déroulement interminable du nihilisme, le triomphe des aveugles, rois du royaume des borgnes . La nef des fous qui flue vers les catastrophes .

La vie est une puissance telle . L'être humain individuel vit avec la mort, porte impliquée en lui la mort – et sans doute, la capacité parfois de désirer la mort . Mais même cette implication est au service de la vie, quand le désir désespéré de mourir, ou l'exercice conscient du risque de mort, donne la puissance de combattre jusqu'au bout .

Et pourquoi tant désirer, tant attendre des autres – le secret de la Vie, dans un monde envahi par le crépuscule . Et j'ai vu, ni droiture, ni sincérité ne peuvent triompher . Car tous, car je calcule – et le calcul n'est pas compatible avec la loyauté, jamais . Je désire l'extinction, mais cela encore est un désir, une vie, une ivresse . La sincérité et la loyauté, sont – elles déjà effectives en moi, entre mes tentacules d'ego ? Je désire, infiniment, sortir du monde des morts, celui des adultes de mon enfance, êtres sans vie et sans puissance de combat, toujours arrêtés par la peur – celui de ce monde, envahi par les même lâchetés que celles des adultes d'autrefois – avec cette incapacité à la gaité, cette incapacité à rire, cette incapacité à vivre une vie humaine - mais on ne sort de l'Enfer que par le haut .

L'enfer est une évidence . Pourquoi sommes nous, nous autres, si écorchés – pourquoi ma vie est-elle si violemment dure dans mon âme ? Pourquoi le malheur d'autrui me bouleverse -t-il, me donne-t-il envie de vomir ? Je n'ai cessé de vouloir m'endurcir contre la pitié, je n'ai cessé de m'exercer à être cruel – en vain sur ma sensibilité . Je n'ai jamais ressenti que de la tristesse à voir la souffrance, je n'ai que trop souvent pleuré – je veux désespérément paraître dur, impitoyable, vainqueur – mais je sais que je suis du camp des perdants, je hais le sentiment de supériorité inné des biens élevés, leur capacité à entraîner le sacrifice de vies humaines, à déclencher des guerres en trouvant ça très bien, très démocratique, très tout .

Je méprise aussi l'égalitarisme, la prétention moderne me révulse . Il n'existe aucun droit de comprendre l'obscur, d'avoir de la puissance, de pénétrer les secrets du monde . La prétention moderne, ce sont ces zones interdites des catastrophes, pour avoir tellement voulu croire dans la puissance humaine . L'harmonie hiérarchique, tel est le monde que nous pouvons habiter, qui concilie la pitié et la beauté dans l'ordre des choses humaines . Ce monde, qui posait cela comme principe et comme fin, n'existe plus . Comment habiter notre monde moderne, vivre et désirer vivre, sans le moindre espace de vie, quand on nous répète notre liberté – une farce . Et pourtant, nous vivons .

Je dis nous, si écorchés, parce que je pense à d'autres, à leur sentiment si violent, si cruel du monde – le monde est comme un tourbillon d'abîme . J'ai comme un cancer de l'âme, dévoré sans cesse par un grand crabe dans mon ventre, par les ondulations de congres déchirant mes tripes . Mes pas sont une course sur les pentes du maelström, pour ne pas être dévoré par lui, rattrapé par les ténèbres comme le soleil par le loup Fenrir . Un regard, un mot me font vivre . Un regard, un mot me précipitent dans les ténèbres . Je souffre atrocement, je désire la mort . Et pourtant, j'en sais de plus vifs .

Mais cette écorchure est le privilège de vivre la vie du monde, de jubiler comme la mer au soleil de midi . Nous savons la défaite radicale des anciens mondes . Tout ce qui existe mérite d'être détruit . Tout est grave, et nous pouvons rire . Cette écorchure, c'est avoir cette puissance d'aimer, de retenir entre les bras sur le nu du sein, d'être sur la peau comme autrefois les grands voiliers sur la route de la Baleine . C'est sur la peau humaine que se produisent les dernières navigations et les dernières flibustes du monde – sur la peau humaine, et sur les falaises fermées des sanctuaires souterrains .


Amis ! Nous aurons un jour assez de désespoir pour ne plus faire de concessions . Et ce jour, le désespoir de l'écorché sera le rire du desperado ! Nous rirons de l'incendie de Rome – et peut être, avant de mourir .


Viva la muerte !


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Nu

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Zinaida Serebriakova