Qu'est ce qu'un Maître II : le parfum de la parole comme printemps .

(Botticelli, le souffle parfumé de l'aimée comme printemps)




L'étendue des connaissances n'enseigne pas à avoir l'esprit ; sans quoi elle l'aurait enseigné à Hésiode et Pythagore, et encore à Xénophane et Hécatalos.

Héraclite


Le samedi 8 avril 2011, Giorgio Agamben était invité pour une conférence au Petit Palais .


Depuis quelques années se multiplient les discours sur la « fin » de la littérature, qu’il s’agisse de sa moindre valeur esthétique, de l’affaiblissement du lectorat, des menaces qui pèsent sur le livre face aux nouvelles formes de loisir culturel ou au numérique. Ces discours de la fin méritent d’être interrogés : à quelle « idée » de la littérature renvoient-ils ? Quelle sera (serait) désormais la place de la littérature ? Dans le cadre de ces rencontres nationales « Fins de la littérature », à l’initiative de Dominique Viart et Laurent Démanze, la Mel invite le philosophe italien Giorgio Agamben, auteur de Profanations (Rivages, 2005) et Qu’est-ce que le contemporain ? (Rivages, 2008), à questionner le motif de la fin de la littérature, avec Martin Rueff, professeur aux Universités de Lausanne et de Bologne, poète et traducteur de plusieurs de ses ouvrages.


La Mel, maison des écrivains et de la littérature, est tout à fait celle de Boulgakov dans le Maître et Marguerite : luxe, calme et volupté . L'auditorium du petit palais, je vous promets...Je ne sais qui a présenté le sujet et Agamben, dans un long monologue pompeux et vide, absolument effrayant, un individu dont le front s'ornait d'une vaste chevelure longuement apprêtée et laquée comme un canard . Je ne sais, puisqu'Agamben l'a écouté d'un air à peine poli, et peu de temps après, l'a nommé l'autre, là, en montrant sa direction . L'autre là, a donc parlé . Je résumerais en peu de mots ce qu'il a dit : c'est fait .


Puis Agamben a parlé . Il a d'abord dit avec raison qu'il ne parlerais pas du sujet, car il ne pouvait parler que d'une recherche en cours, comme un peintre ne travaille qu'une œuvre en cours . Puis il a dit que Wittgenstein avait dit qu'en philosophie il n'avait pas d'opinion, et qu'il n'avait pas à se situer dans ce genre de débat, le truc de l'autre, là .


Puis il a dit en gros qu'il existait plusieurs ontologies, une pour le discours vrai ou faux, apophatique ; une pour le commandement ; plus tard, il a ajouté une pour la poésie . Il note des éléments essentiels : que l'essence du poème est une puissance, que trober un poème montre qu'il est une quête, que le troubadour est quelqu'un qui trouve . Bref, il tourne autour de l'idée que les anciens poètes se pensaient comme des hommes de quête, et d'une école spirituelle . Plutôt que de constater l'impuissance de l'ontologie racine à rendre compte de la puissance, et donc la nécessité d'en briser le cercle de fer, il a multiplié les ontologies, comme si les mondes de la parole multipliaient les mondes de l'être – dans une perspective scotiste indéfinie et inassumée, sur le caractère réel des distinctions de raison .

Agamben tourne autour de notions traditionnelles, le commandement, la création, de textes traditionnels, mais ne peut y entrer, reste incroyablement extérieur, ne peut citer la Kabbale sur de tels sujets – parce que sa définition de la philosophie est toute classique, que sa vision de la raison ne dépasse pas les limites fixées – bref, Agamben promet beaucoup et ne tient jamais . Je comprends que je n'aurais pas besoin de le lire, je sommeille .

Puis vint son ami Rueff, qui va commenter le sujet de l'autre là à partir d'Agamben . Il parle de poésie, et déclare que le régime de l'invocation du nom étant radicalement différent dans la poétique amoureuse de Pétrarque et de Dante, ils sont radicalement différents . Et leur réception en France a été fort inégale .


Sur les sources de cette réflexion, voilà un extrait de Rueff : Les puissances d’éros s’enflamment dans un nom propre au point que le nom devient l’enjeu de toute relation amoureuse : nommer, renommer, dénommer, c’est-à-dire invoquer. C’est avec le nom propre et lui seul, que se lève l’absente de tout bouquet . Voilà Mallarmé . C’est pourquoi Gertrud Stein proposait d’annuler la différence entre noun et name.

b. En 1933, Walter Benjamin rédige une note intitulée Amour platonique : L’essence et le type d’un amour se définissent le plus rigoureusement dans le destin qu’ils réservent au nom, au prénom. Le mariage prive la femme de son ancien nom de famille pour lui substituer celui du mari, et pourtant – la chose vaut aussi pour presque toute approche sexuelle, il ne laisse pas intact son prénom. Il l’enveloppe et le déforme par des surnoms affectueux qui souvent le laissent dans l’ombre pour des années, pour des dizaines d’années. Au mariage entendu dans ce sens large s’oppose l’amour platonique, et c’est ainsi seulement - dans le destin du nom, non dans celui des corps - qu’il se peut vraiment définir, avec son seul sens authentique, son seul sens important : comme l’amour qui ne sacrifie pas le nom pour expier son plaisir, mais qui aime l’aimée dans son nom même, la possède en son nom et dans son nom la choie. Qu’il garde et protège dans leur intégrité le nom, le prénom de l’aimée, voilà seul qui exprime vraiment la tension, l’inclination au lointain, qui se nomme amour platonique. Pour cet amour la présence de l’aimée sort de son nom comme le rayonnement d’un foyer ardent, et c’est de lui encore que procède l’œuvre de celui qui aime.


Ainsi, alors que la vocation de l’histoire est de rédimer le passé de l’humanité (Sur le concept d’histoire), le dessein du poème est de sauver l’aimée en son nom. Si le nom propre ne m’appartient pas c’est qu’il me lie à mes parents : il est le leur. Seul le prénom qu’ils m’ont donné m’appartient. Au moment où la femme se marie, elle se voit, pour la deuxième fois, attribuer un nom de famille. Son prénom seul lui appartient. Or il est souvent submergé par les diminutifs (nom tronqué), les noms d’oiseaux (nom troqué) ou les appellatifs du baby talk qui empruntent à l’animalerie. Le poète sauve la femme en son nom et, à chaque fois qu’il le prononce, il tremble et le fait trembler ; il la libère dans ce mot magique qui est son nom : il la délie – « Celle tu fus, es et seras delie / Qu’amour a joinct à mes pensées vaines / Si fort que Mort jamais ne l’en deslie » (Maurice Scève, Délie, dizain XXII).


Au mot de Hegel, on opposera la pratique du poète : c’est dans le nom que nous aimons en toute liberté. Cette liberté de l’amour dans le nom est l’amour platonique : il n’a rien de chaste ni de pudique. Que les poètes de la Renaissance française aient tous, à la suite de Pétrarque, exploré les richesses poétiques d’un nom propre, et qu’ils aient aussi, à la suite de Ficin, proposé une poétique platonicienne (cfr. le dizain CCLXXV de la Délie) confirme que l’on peut défendre l’amour platonique en platonicien. N’oublions pas que ces poètes avaient lu le Cratyle, consacré à la rectitude des noms. Ronsard le cite : « Les noms (ce dit Platon) ont de très grandes vertus ». Rabelais y renvoie dans le chapitre du Quart Livre consacré à la manière de « prognostiquer par noms ». (fin de l'extrait de Rueff).


Thèse intéressante, là encore, mais tellement incapable de saisir la puissance magique des noms par sa recherche décousue sur le signe . L'invocation est invocation d'une absence en acte, mais non d'une absence en puissance, d'un pur néant . La distinction entre le nom de famille et le nom propre n'est pas une distinction éternelle, elle n'existe pas identiquement dans tous les temps, et leur opposition comme n'étant pas nôtre est une rupture du temps et de ses cycles purement moderne . Les vertus, la mancie par le nom...ne se comprennent que parce que le nom n'est pas arbitraire, et possède un lien ontologique avec la personne . L'invocation du nom est impensable sans une connaissance des noms dans la Kabbale et dans les sciences traditionnelles . Rueff pose une différence radicale entre deux fidèles d'amour, Pétrarque et Dante, sans même saisir explicitement la puissance spirituelle de cet ordre – et assurément, la différence radicale ne serait pas reconnue par Pétrarque lui-même .


Je ressens, je crois que l'homme qui opère une telle distinction ne sais pas de quoi il parle en terme de chair – il connaît les mots, les noms, mais pas l'acte, l'acte de Lumière des Lumières par les lèvres de l'Aimée des fidèles d'amour . Il cite Benjamin, mais Benjamin lui-même est en échec complet sur cette analyse . Le nom est l'image du seul nombre qui ne peut être un autre ; il s'étend en amplitude et en exaltation . Cet homme connaît les mots, mais ne semble pas savoir de quoi il parle : la véritable puissance des mondes, éclatante dans le De Vita Nuova de Dante, et claire entre les lignes d'un Guillaume IX ne semble pas l'avoir effleurée .


La tradition de la pensée des noms ne semble pas l'avoir effleurée . Il cite Kripke, un philosophe analytique, mais rien des anciens. Il dit ailleurs :


L’ontologie poétique commence, bien avant Mallarmé et Celan, par la pure profération de l’arbitraire d’un nom propre. Ce nom, ce signe, indexé au vide, est, en un sens, pour toujours énigmatique, le nom propre de la poésie.


L'homme qui a écrit ces mots peut lire quotidiennement de la poésie chez Dante ou chez Pétrarque, il n'y entend rien – rien que la pure profération de noms indexés au vide . Il ignore que le nom est l'implication, le secret des destins dans les mondes de ce qu'il manifeste, ainsi le Tétragramme YHWH du nom de Dieu, premier analogué des noms,qui commence par Yod, lettre qui en elle même porte l'image du Serpent impliqué, du point duquel s'érigent l'amplitude et l'exaltation . Le nom est possibilité de divination et puissance d'invocation parce qu'il est manifestation énigmatique d'une puissance – c'est pourquoi les Aztèques donnaient le nom après avoir consulté l’implication des destins dans les astres .


Il ignore que le nom de l'Aimée est délices, c'est à dire que le prononcer apporte la saveur de sa chair, le parfum de sa peau, le puits de ses lèvres, la puissance de son souffle .


Il ignore que l'invocation ne s'appuie pas sur l'ontologie du vide, mais de l'analogie universelle, où les noms (ou idées, ou nombre dans le sens pythagoricien du terme) sont les archétypes, les premiers analogués des mondes, et font retour à la source des mondes, à la toute Puissance .


Il ignore que le fait que l'Aimée soit analoguée de la Shakti céleste n'en fait pas un être générique ; et que la nommer par son analogué – ainsi, la nommer comme une figure hiératique, comme Dante, ou comme un prénom, comme Pétrarque – n'est pas une puissance d'invocation différente, selon le mot d'Héraclite :


L' Un, cet unique sage, veut et ne veut pas être nommé du nom de Zeus .


Et surtout :


Dieu est jour et nuit, hiver et été, rassasiement et famine. Il change comme [le feu] qui, quand il est mêlé aux parfums, reçoit un nom selon le plaisir de chacun.


L'Aimée est à la fois la Sulamite, une personne concrète unique, et la figure de la Déesse qui sauve . Elle est le nombre qui ne peut être un autre, et l'amplitude et l'exaltation des mondes . Elle est ce qui manifeste le microcosme, puisque la douceur du bouleau sous la paume est sa douceur, que le miel et le lait sont siens, qu'elle est le pays des quatre fleuves, l'Eden . Il n'est aucune Splendeur dans les mondes qui ne soit Sa Splendeur . Que l'Aimée soit le monde, c'est ce que manifestent de longs passages du Cantique :


Mon bien-aimé est pour moi un bouquet de myrrhe, qui repose sur mon sein. Mon bien-aimé est pour moi une grappe de troène dans les vignes d'En-Ghedi. Que tu es belle, mon amie, que tu es belle! Tes yeux sont ceux d'une colombe. Que tues beau, mon bien-aimé, et combien aimable!


Les états multiples de l'être se manifestent entre ses seins, puisque toute vue du monde devient une vision de l'Aimée, exactement comme le monde est une théophanie dans sa totalité . Et le Soi manifeste ainsi sa puissance, selon l'enseignement de l'Inde : tu es aussi cela . Le symbole qui se love dans l'être singulier nommé par la musique savoureuse du prénom peut avoir un nom propre ou un nom dit commun, il n'en est pas moins l'implication, l’œuf du monde . A chacun il échoie d'être, comme la rosée qui renvoie en multiplicité indéfinie des images de la lune, et figure du singulier et de son abîme, et figure de l'Un et de son abîme, car le singulier est Un et l'Un est singulier, et ainsi porte un nom propre . C'est pourquoi Benjamin, quand il affirme que les fidèles d'amour traitent l'Aimée comme une allégorie sans personnalité singulière se trompe ; et c'est pourquoi Rueff se trompe quand il exalte le nom propre comme signe vide, et signe de reconnaissance de l'individu singulier face aux dangers de l'allégorie .


Ces hommes connaissent les mots, mais non la substance qui les nourrit, la lumière qui les porte . Ils sont comme des lecteurs du texte sacré qui croient le saisir, le comprendre, quand c'est leurs cercles étroits qui comprennent, qui enserrent, les lettres et les mots, et que leurs mains ne saisissent rien – comme des mains qui veulent saisir le vent, l'océan, le regard, l'amour – rien que le vide, ce vide de la profération que dans son ignorance Rueff va jusqu'à glorifier .


Je reviens alors à l'objet de mon texte . Voilà un savant qui parle des fidèles d'Amour, et pourtant son propos est vide ; voilà un philosophe qui parle des commandements, et pourtant son propos est vide, vide de puissance – il est au bord de développer une vaste ascension, et préfère, plutôt que de briser l'ontologie insuffisante de sa tradition, en poser d'autres illusoires tout autour de lui – ne pas remettre en cause le monde, malgré tout, subversif dans les limites de la simple raison – finalement, pas grand chose .


Il est légitime de parler de ce que l'on ne connaît pas, et de l'étudier ; et d'enseigner ce que l'on a étudié. Mais pas d'enseigner l'objet de ses études érudites lui-même . L'érudit en Gnose peut enseigner l'histoire de la Gnose, non la Gnose - celui qui a étudié de manière érudite les fidèles d'Amour ne connaît pas leur fidélité ; des mots différents peuvent manifester la même implication - et les mêmes mots manifester des choses très différentes. Les études poétiques ne rendent pas poète - De même, celui qui a étudié l'histoire la philosophie n'est pas qualifié immédiatement pour enseigner la sagesse . Et cela est un oubli fondamental de l'enseignement en Occident .


L'Antiquité ne l'a oublié que quand la rhétorique est devenue totalement vide . Les Druides, qui ont refusé tout forme écrite de l'enseignement, s'assuraient de ne pas sombrer dans de telles confusions . L'enseignement oral de Platon, et les pratiques théurgiques de l'Académie ont duré jusqu'à la fin . La philosophie, la théologie se meurent de l'avoir oublié . Un théologien sans puissance spirituelle, qu'est ce qu'il est ?


Il n'est légitime de parler avec autorité, de ne juger que de ce qui est égal, ou en dessous de soi-même en dignité . Il ne suffit pas de prononcer des commandements pour être chef – l'esclave qui répète des ordres ne devient pas Roi . Il faut être obéi ; plus même, car l'esclave qui répète des ordres légitimes est obéi en tant que messager .


Si je me rendais témoignage à moi-même, mon témoignage ne serait pas vrai; il y a quelqu’un d’autre qui me rend témoignage, et je sais que le témoignage qu’il me rend est vrai . (Jean)


Il ne suffit pas d'invoquer pour être poète ; il faut que ces invocations soient puissantes . La puissance s’obtient par la conformité à la Puissance . Si je dis à la Tour Eiffel saute ! Je suis ridicule . Le Maître parle, un monde naît, mais cela n'est pas lié à la seule forme grammaticale de sa parole . La même parole peut être vide ou puissante . Une parole rencontre un kairos, un cycle du Temps ; alors sa puissance se déroule au grand jour, elle qui était impliquée, cachée, parfois depuis des siècles . Car la puissance peut être très grande, mais impliquée, attendre des cycles à venir . La puissance de la parole du Maître est celle de la parole prophétique, figurée par l'épée qui sort de la bouche de l'Ange de l'Apocalypse .


Je me retournai pour connaître quelle était la voix qui me parlait. Et, après m’être retourné, je vis sept chandeliers d’or, et, au milieu des sept chandeliers, quelqu’un qui ressemblait à un fils d’homme, vêtu d’une longue robe, et ayant une ceinture d’or sur la poitrine. Sa tête et ses cheveux étaient blancs comme de la laine blanche, comme de la neige ; ses yeux étaient comme une flamme de feu ; ses pieds étaient semblables à de l’airain ardent, comme s’il eût été embrasé dans une fournaise ; et sa voix était comme le bruit de grandes eaux. Il avait dans sa main droite sept étoiles. De sa bouche sortait une épée aiguë, à deux tranchants ; et son visage était comme le soleil lorsqu’il brille dans sa force. Quand je le vis, je tombai à ses pieds comme mort. Il posa sur moi sa main droite en disant : Ne crains point ! Je suis le premier et le dernier, et le vivant. J’étais mort ; et voici, je suis vivant aux siècles des siècles. Je tiens les clefs de la mort et du séjour des morts. Écris donc les choses que tu as vues, et celles qui sont, et celles qui doivent arriver après elles (...)


La parole du Maître n'est pas la parole d'une personne singulière uniquement, ni la parole de Celui qui veut et ne veut pas être nommé uniquement – elle est l'acte commun de l'instant et de l'éternité, analogue à l'illumination, signe, et cause de celle-ci . La parole du Maître est comme un coup d'art martial, elle doit partir du Ki, du cœur de l'être, qui est à droite . Cette parole, un simple mot, est l'implication des destins ultérieurs ; un simple mot frappe alors comme la foudre, en ce qu'il éclaire la Voie de celui à qui il s'adresse .


Ainsi le Guru de l'Inde qui dit : tu es le brahman à son disciple, quand celui-ci l'a compris dans les implications silencieuses de l'âme et de l'esprit, projette au jour la puissance accumulée par les temps de l'étude et des méditations, brisant les digues, lui permettant d'atteindre Samadhi . La parole du Maître est analogue à l'Ange de la Face, à la forme visible que prend Dieu pour se faire reconnaître de l'homme .


L'oubli est l'oubli de la chair . L'érudit qui a lu tous les livres de cuisine peut-il enseigner la cuisine ? Il n'enseignera que les mots des cuisiniers, mais quoi d'autre ? Et celui qui a lu les livres des parfumeurs, mais ne peut sentir la puissance des parfums, le voyage de l'âme sur le fil infime des fumées ? Et celui qui est érudit en sorcellerie peut enseigner les mots de ces livres, il ignore ce qu'est la chair de la sorcellerie . Celui qui a lu tous les traités des fidèles d'Amour, sans aimer, ignore la chair céleste de l'Aimée, la puissance hiératique du souffle .


Cela ne se mesure pas, ne donne pas lieu à une évaluation . C'est un vice d'école de préférer les mots à la vie . Que vaut la parole de quelqu'un qui ne sait de quoi il parle ? Dans l'ontologie racine, rien de ce qui est évoqué dans les sciences traditionnelles n'est ; et ainsi, l'illégitimité de toutes ces paroles n'est jamais mise ne question . Pourtant, elle est éclatante, et se décèle à elle même à qui sait voir, quand un poète contemporain glorifie la profération vide, voire la vocifération absurde .


Qui a jamais entendu un Maître sait que sa parole est fontaine de vie, éclair et lumière – bouleversante . Et son silence encore plus .


Qui a jamais respiré le souffle en méconnaît la Lumière – immobilité des heures, éclat intérieur qui fait du soleil visible une ombre, du spectacle le plus majestueux un objet d'ennui, et amène à fermer les yeux devant les splendeurs du visible .


Il n'est pas chez le poète, le sorcier, le barde ou le Maître de profération vide, mais la danse divine des mondes –Il n'est pas chez la danseuse qui porte Kali sur la surface nue de sa peau bleue de mouvements sans référence, mais l'implication de la totalité des éons, temps et mondes . Il n'est pas dans la quête, de quête du néant, mais la reconnaissance du néant toujours déjà présent, qui danse avec la puissance comme l'abeille parmi les fleurs .


Le troubadour est celui qui trouve dans les mots – qui trouve les fleuves de lait et de miel de l'Eden . Comme la grenade, ses cellules vides, comme les demeures de la Voie, contiennent des perles sucrées, translucides de mondes ; comme les perles d'encens, que le feu transforme en volutes sur la chair et la pierre des temples, et qui, dissous dans l'alcool, se mêle aux arômes de ta peau pour évoquer les cercles infinis des mondes, toujours nouveaux et toujours recommencés .


Que celui qui veut être poète soit aussi un pont, et entraîne au delà des mots vers les délices qui s'impliquent dans l'évocation . Car sinon, le poète est néant et frère du néant . Que celui qui veut être philosophe craigne de prononcer à tort le Nom de la Sagesse, et apprenne que baisser le regard est le privilège du guerrier devant la grandeur . La chair n'est jamais si délicieuse que quand elle est respectée dans ses voies de délices, en tant qu'art royal – non pratiquée avec bestialité . Sans ce recul, il n'est qu'effronterie et vide, narcissisme puéril . Et ce qui est cherché, ce sont les délices du grand, du commencement – l'amour des Aubes, quand bien même le crépuscule s'étend .


La loi du juste est l'amor fati – et le destin s'implique dans les noms . Il est un nom secret pour chaque homme noble, qui est l'implication de sa loi . Car la Loi n'est pas pour le Juste . Pour les autres, le nom est indexé sur le vide – et je crois le plus souvent apparaît tel, aux yeux de l'illusion .


J'embrasse l'Aube d'été au puits de tes lèvres, couronné de chèvrefeuille .

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Nu

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Zinaida Serebriakova