La domination du mal à l'Age de fer. II . L'emboitement des visions du monde : le dévoilement des choses cachées.





Le nazisme est notre Enfer.

Sur le portail de Conques, on voit le jugement dernier, les tortures des damnés, les délicieuses tortures des hommes et des femmes envahis par le désir. Dans la ballade pour prier Notre Dame , Villon chante :

"Femme je suis pauvrette et ancienne,
Qui rien ne sais ; oncques lettre ne lus.
Au moutier vois dont suis paroissienne
Paradis peint, où sont harpes et luths,
Et un enfer où damnés sont boullus
L’un me fait peur, l’autre joie et liesse."

Nous n'avons pas nous dans notre espace public ces représentations. Non, le mal nous est montré sous forme historique, immanente, celle qui convient à notre époque unidimensionnelle, avec les vêtements et les outils modernes. Pourtant ces images d'horreur sont celles même de l'Enfer. Et on nous les montre pour le même usage, pour créer la peur du mal tapi au profond des lacs sombres de nôtre âme, au milieu de nous même, qui peut resurgir et réinscrire ces images dans le réel.

Et avec le même résultat. Nietzsche dit dans Par delà le Bien et le Mal :
"Quand on regarde l'Abîme, l'Abîme regarde au fond de soi". Nous ressentons à la fois l'horreur et la fascination. L'homme possède la capacité de comprendre Satan, et la force de lui pardonner pour se pardonner à lui même. Le gnostique connaît par la connaissance du Serpent.

Il n'est rien qui ne soit Lui.

C'est là l'Abîme qui s'ouvre sous les pas des moralistes, la réalité du plaisir du mal. Virginie Despentes, dans King Kong théorie, montre la force du penseur qui n'a pas pitié de lui-même et pas de convenances. Je reviendrais plus longuement sur ce livre remarquable.

Notre époque est dominée par le mal, et la fascination du mal, par le personnage par exemple de Tony Montana dans Scarface, cité tant par Virginie Despentes que par Gomorra, livre sur le mal s'il en est.

Mais notre époque est dominée par la mise en scène du Bien.

Première vision du monde : la mise en scène du Bien.

Dans ce monde, les hommes sont solidaires, et les gens paumés, avec énergie et sincérité, rachètent les pires injustices. Les villages souriants font des produits authentiques dans une nature préservée, les enfants les produisent avec les grands parents, les tops models visitent les camps de réfugiés africains, les bals de charités à 150000 dollars l'entrée montrent la bonté des riches. Parfois des méchants font des méchancetés, mais ils sont punis par les bons. Le camp de la démocratie lutte contre l'axe du Mal, mais est en train de triompher. Les philosophes médiatiques font à tous des leçons de morale en empochant leurs royalties. Le politiquement correct permet à la moralité humaine les plus grands progrès. Enfin par miracle, dans ce monde, on pratique la discrimination positive envers certains sans qu'il n'y ait discrimination négative pour d'autres : on choisit en gardant ce qu'on n'a pas choisi. Par exemple, si on veut une jeune femme pour un poste, aucun homme ne se porte candidat, ni ne souhaite ce poste.

Le film Erin Brokovitch, avec Julia Roberts, illustre parfaitement cette vison de propagande naïve. Pour reprendre une image médiatique, c'est le monde de Oui-Oui. c'est le monde de Elle. C'est le monde qui a permis bien des carrières.

Deuxième vision du monde : vision impitoyable et sans illusions, lucide, de la lutte de tous contre tous.

Dans ce monde, le premier monde est un spectacle, où la part de vérité n'est là que pour mieux tromper : "le vrai est un moment du faux"(Guy Debord). Le livre cité de Roberto Saviano, Gomorra, en donne le résumé exact :

"Ce ne sont pas les camorristes qui choisissent les affaires, mais les affaires qui choisissent les camorristes. La logique de l'entreprenariat criminel et la vision des parrains sont empreintes d'un ultralibéralisme radical. Les règles sont dictées et imposées par les affaires, par l'obligation de faire du profit et de vaincre la concurrence. Le reste ne compte pas. Le reste n'existe pas. Le pouvoir absolu de vie ou de mort, lancer un produit, conquérir des parts de marché, investir dans des secteurs de pointe : tout a un prix, finir en prison ou mourir. Détenir le pouvoir, dix ans, un an, une heure, peu importe la durée : mais vivre, commander pour de bon, voilà ce qui compte. Vaincre dans l'arène du marché et pouvoir fixer le soleil."

Dans l'article précédent, nous donnons un texte de Ellroy qui résume aussi très bien cette idéologie.

Le porteur de celle-ci se veut lucide : pour réussir, une idéologie doit valoriser celui qui y adhère. Il voit le spectacle du Bien mais connait, même si cette connaissance est amère et montre son courage, la réalité du Mal. Et c'est vrai qu'il est plus lucide que le premier.

La réalité du monde humain est le froid rapport des intérêts en lutte. Derrière l'apparence, on retrouve l'argent, l'intérêt ; l'amour, le sexe, etc ne sont en définitive que cela. Que ça : cette idéologie est structurellement le réductionnisme : tout acte visible peut être réduit à une essence, un vrai réel, qui est la force, la puissance, la lutte des classes, ou son signe et sa mesure, l'argent. Une des manifestations les plus claires de cette idéologie se retrouve dans le Manifeste du Parti communiste de Marx et Engels, 1847 :


"L'histoire de toute société jusqu'à nos jours n'a été que l'histoire de luttes des classes (...)

La bourgeoisie a joué dans l'histoire un rôle éminemment révolutionnaire.

Partout où elle a conquis le pouvoir, elle a foulé aux pieds les relations féodales, patriarcales et idylliques. Tous les liens complexes et variés qui unissent l'homme féodal à ses "supérieurs naturels", elle les a brisés sans pitié pour ne laisser subsister d'autre lien, entre l'homme et l'homme, que le froid intérêt, les dures exigences du "paiement au comptant". Elle a noyé les frissons sacrés de l'extase religieuse, de l'enthousiasme chevaleresque, de la sentimentalité petite-bourgeoise dans les eaux glacées du calcul égoïste. Elle a fait de la dignité personnelle une simple valeur d'échange; elle a substitué aux nombreuses libertés, si chèrement conquises, l'unique et impitoyable liberté du commerce. En un mot, à la place de l'exploitation que masquaient les illusions religieuses et politiques, elle a mis une exploitation ouverte, éhontée, directe, brutale.

La bourgeoisie a dépouillé de leur auréole toutes les activités qui passaient jusque-là pour vénérables et qu'on considérait avec un saint respect. Le médecin, le juriste, le prêtre, le poète, le savant, elle en a fait des salariés à ses gages.

La bourgeoisie a déchiré le voile de sentimentalité qui recouvrait les relations de famille et les a réduites à n'être que de simples rapports d'argent.(...)"

Le voile est déchiré : l'essence cachée des rapports sociaux est révélée. Cette idéologie, appelée ailleurs matérialisme, machiavélisme, etc, est le fond de la pensée moderne ; le libéralisme de Hayek ne dit rien d'autre. Ellroy non plus.

Le film qui illustre magnifiquement cette thèse est Casino, de Martin Scorcese. Le thème est la vie d'un Casino de Las Vegas et de son directeur, salarié de la mafia. Le Casino est un spectacle de lumières, de fontaines d'or, de putes de luxe, d'hommes riches et puissants, de truands. Ce spectacle grandiose a son envers, la salle des comptes, qui est l'entéléchie cachée du système, l'argent, qui se manifeste partout souterrainement. Le casino est le spectacle : la salle des comptes, les mouvements de valises, les parrains sont la réalité cachée. Mais justement cette réalité est montrée ; le caché fait partie du spectacle.

Le système, comme un poulpe, crée le spectacle et le spectacle contre-spectacle comme brouillard d'encre, pour faire oublier qu'il est le négatif, l'oubli et la destruction des mondes.

Le système fait oublier qu'il est le négatif, le morcellement à l'infini, la fragmentation, la totalité équivalente des sens et donc l'absurde : le caméléon par excellence.

C'est comme si tu voyais des décors somptueux, mais sensiblement faux ; tu t'approche, tu regardes par un trou de serrure, tu crois voir la vérité, l'envers du décor : mais non, le trou de serrure a été pensé pour les gros curieux comme toi, et tu ne vois qu'encore et toujours le spectacle. Mais ta vanité te persuade que tu as percé le secret du système.

Si tu partages le monde 1, tu es le sot esclave du système ; si tu partages le monde 2, tu es l'esclave du système, et il te fait le bonheur de te laisser croire que tu regardes par le trou de la serrure, par le Canard enchaîné par exemple. Réfléchis. Tu vois les hommes, et celà est très bizarre. Quand tu les vois échanger de l'argent, ca-y-est, tu as compris, il n'y a plus besoin d'enquête : voilà l'essence de leur motivation, de leurs gestes désaxés. Pour tout, il faut chercher le motif caché ; tout mérite ta philosophie du soupçon. C'est à dire que tu poses que tout est signe d'un motif unique, l'argent. Et que l'argent lui, est transparent et ne renvoie à rien. Que quand on tombe sur l'intérêt l'énigme tombe. Mais le visage derrière le masque est plus énigmatique encore de ce statut d'explication ultime. Qui peut dire ce qu'est l'argent?

L'argent est ce qui permet de ne pas se poser de questions. Si nous n'étions pas payés pour agir, ou si nous ne versions pas d'argent pour agir, nous perdriions le sens et la justification de nos actions. Virginie Despentes note que quand elle se prostituait, elle a fait beaucoup de choses avec plaisir sans se poser de questions, à l'abri de la pensée "c'est mon job de faire ce qui ne se fait pas" ; et quand il a fallu le faire librement, elle a subi l'hésitation profonde. Beaucoup d'actes criminels, couverts par la raison d'Etat, trouvent ainsi leur accomplissement par des gens à la banalité obscure-voyez Arendt sur Eichmann. "C'est mon job"-pas de question. Ce pas de question est un mystère.



Troisième point- la matrice des visions du monde, c'est le fruit de l'époque de l'individualisme absolu : il n'y a pas de vison du monde dans l'immédiateté, dans la morsure du "citron d'or de l'idéal amer".

La vision de réduction à l'intérêt, comme tout réductionnisme, est une idéologie, une matrice combinatoire qui explique tout, justifie tout, mais surtout mutile totalement l'être, aveugle sur tout ce qui nie la vérité que l'on profère, ce tout ce qui affirme l'évidence de la splendeur du monde, de la réalité du mal, du caractère indéfinissable et impondérable du désir, de la frustration des puissants. Qui dira la tristesse de Staline en 1945, dans le mémoires de guerre de De Gaulle?

Moi qui veut la puissance, je ne m'empêche pas d'en rire en regardant des crânes. Moi qui veut la jouissance, j'admire le renonçant, le sannyasin qui fait ce qui me dépasse. Moi qui croit aux rapports de force, je sais aussi que des êtres impondérables se glissent dans les destins des hommes, que des intersignes annoncent la mort, que l'Ange aide ou pousse à l'autodestruction. Voyez l'étrange destin de Wangrin.

Le monde n'est pas limité par un discours et porte tout les discours existants, et aussi la puissance de tous les discours possibles. C'est par vanité que ceux là même qui voient dans l'affaire Galilée la fin de l'anthropocentrisme du moyen-âge (obscur, sombre et sauvage bien sûr) croient que l'être ne peut dépasser les misérables limites de leur langage et de leur capacité de concevoir.

Le spectacle du Bien n'a de valeur que parce que la plupart des hommes portent une étincelle du Bien. Pourquoi sinon y serait-ils si facilement portés, désirants, naïfs? Et quel serait l'explication du courage des sectateurs du monde 2, s'ils n'avaient l'impression de se mutiler pour la Vérité? Cet argument, c'est l'argument même de Himmler aux SS pour réaliser le génocide : organiser un massacre est d'un grand courage moral, puisqu'il faut vaincre notre répugnance qui nous fait homme. L'homme général n'ignore pas la justice, mais la snobe comme on détourne le regard d' un mendiant qui nous sollicite. Des cadres fanatiques du génocide ont été malades au spectacle de leurs crimes : voyez Raul Hilberg. Des cadres, des conjoints se sont suicidés. Voir le monde comme un charnier est une preuve de courage et de lucidité-jusqu'à un certain point seulement.

Connaître la Justice n'est ni la formuler mais ni l'argumenter. C'est la re-connaître quand on l'énonce. Ainsi le griot africain Tiken Jah Fakoly :

"Allez dire aux marchands d'illusion
Que nos consciences ne sont pas à vendre
On a tout compris
Ils sont complices de Babylone
Pour nous arnaquer aie aie aie
Ils font semblant de nous aider
A combattre cette injustice
Ils allument le feu, ils l'activent
Et après, ils viennent jouer aux pompiers aie aie aie

On a tout compris
On a tout compris"

Ce que je sais, c'est que je ne sais pas. Ce que je ne sais pas, le griot peut le chanter. Les visions du monde sont les matrices bornées que chaque individu tout puissant se croit en droit de fonder. Le monde luxuriant, angoissant, doit être mesuré par des principes à notre petite portée. Mais la mesure, c'est ce qui mesure, non ce qui est mesuré ; et l'époque des visions du monde et de l'humanisme est aussi anthropocentrique et aveugle que les autres époques qu'elle se plaît à ridiculiser avec suffisance.

Le monde cru de la vison lucide est subverti par le désir. Par le désir, les hommes dépassent couramment ce qui devrait cadrer leur comportement, leur classe, leur intérêt économique, leurs gênes. L'amour sexuel, la mélancolie ou folie noire, le débordement des printemps subvertit sans cesse l'ordre prétendument de fer des nécessités inventées. Le désir d'Apocalypse, l'Utopie, la quête, brise tous les intérêts et la rationalité supposée. C'est pourquoi le système joue pour les circonvenir, entre gestion du sexe par la politique et propagande de la "fin des utopies, i.e des idéologies" pour que l'idéologie du système triomphe. Mais d'autres subversions existent, les serpents grouilent sous les riches tapis des écrans plats.

La Gnose est le plus puissant serpent.

Nous faisons la distinction du visible et du caché depuis au moins la Bible. "Je suis le Dieu caché." Le Dieu caché derrière le voile du Temple. Le visible révèle un caché. Nous concevons le caché comme un objet de petite taille qui serait caché dans le décor, derrière une pierre plate comme un serpent, un objet de désir caché et montré, comme un sexe ouvert, fleur au bout des rails lisses des jambes, ou comme des seins opulents derrière un voile.

Mais le caché, l'invisible n'est pas une chose et appartient à l'ordre des signes. Le beau est dans l'œil de celui qui regarde. Le caché est en nous. Le caché est le connu insaisissable de nos enfers personnels, le pressenti qui s'échappe comme une eau que l'on voudrait saisir. Il est là, devant nous, toujours déjà réalisé. Il n'y a rien à chercher, rien à voir d'étranger, car c'est l'étranger que je suis qui doit s'assimiler l'être pour se découvrir. L'extrême superficiel est aussi l'abysse.

Le bruit au sens de la théorie de l'information, extrême, la manie du commentaire déterminé par la matrice générale, est pour le système la manière la plus sûre de cacher. Cacher sous la masse du visible.

Le caché est montré par les arts figuratifs à celui qui ne peut voir dans l'être. Le caché est au delà des paroles et ne défend aucune opinion, de même que le bien n'étant pas une chose, il ne peut se prouver. Ou encore, il ne peut se prouver davantage qu'une preuve logique, les axiomes étant posés. Mais les axiomes échappent à la preuve. De ce fait, le caché n'est rien dans le monde de la guerre de tous contre tous ; une hypothèse inutile dans les jeux de force, sauf si sa puissance se manifeste par le présage, le signe et la victoire.

La preuve et l'opinion sont étrangères à la pensée.

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Zinaida Serebriakova