La domination du mal à l'Age de fer



(affiche in http://www.cati-art.com/. Allez voir, c'est amazing. Retrait immédiat sur simple demande de l'auteur)

I
L'Âge de fer se caractérise par la domination du mal, ou du crime. N'y voyez pas une affirmation pompeuse, mais la comparaison avec les autres civilisations connues : notre art, littérature, cinéma, musique, mode, etc, contiennent de manière omniprésente la figure du criminel, sous la forme tant du parrain du crime organisé, que du tueur par lubricité ; et non comme sujet d'apitoiement, mais comme modèle. Ce caractère de l'Âge de fer nous amène à penser que la compréhension de cette particularité apportera un éclairage à l'étude de l'entéléchie de notre âge.

Avant de s'avancer, il convient de définir de quoi l'on parle, et donc de dire ce qu'est le mal, ou encore de quoi l'on parle lorsque le mal est invoqué. Mais aussi, puisque le présent texte pose une terminologie nouvelle, d'en donner des linéaments propédeutiques.

Les termes à définir, qui engagent une approche théorique, sont ceux de niveau logique, d'entéléchie, de matrice combinatoire, de production imaginale-objective, de fin ou objectif, de Règne, et la distinction entre Univers et monde. (Comme dirait Hegel, un coup de pistolet pour commencer)
Les distinctions de niveaux logiques remonte au moins à Russell, dans Principia Mathematica. Il serait trop long de l'expliquer entièrement, aussi je me contenterais d'une illustration linguistique. Dans une langue donnée, définie par un vocabulaire et une grammaire, il est possible de former des propositions. La langue est une matrice combinatoire de niveau 1 (numéro arbitraire et relatif : si l'alphabet est 1, la langue devient 2). On peut poser qu'il existe une matrice combinatoire capable de générer les langues possibles : on dira que ce modèle serait de niveau 2. (présentation schématique de la linguistique générative de Chomsky). Bref, une matrice combinatoire est un objet(une boîte noire, un concept, mais aussi un étant non-réel) posé capable de générer des espaces de possibilités cohérentes. Je l'emploie le plus souvent pour les structures de pensée : les énoncés publiés dans une civilisation sont limités par le vocabulaire et la grammaire mais aussi beaucoup plus étroitement par les structures de pensée du temps : si bien qu'un connaisseur peut dater un texte par l'analyse de son discours. La lecture de la philosophie d'une époque, comme celle du XIXème siècle, finit par ne plus rien apporter, car le caractère fini de la matrice générale en fait une immense répétition.

Le concept d'entéléchie est propre à une civilisation, mais peut s'appliquer à une personne. L'entéléchie est une notion de finalité systématique des actes humains dans une civilisation : elle est le système générateur des fins. Elle est aussi l'image au sens général, non visuel uniquement, de l'état idéal de cette civilisation, sa pente "naturelle", étant entendu qu'il s'agit de la seconde nature au sens de Pascal. A moins d'un impact particulièrement puissant, elle est l'état d'homéostasie vers laquelle la civilisation reviendra après une crise. L'entéléchie se définit comme un objectif, une fin de niveau 2. L'entéléchie est aussi objet de désir. L'entéléchie a la puissance de transformer totalement la civilisation où elle apparait, et c'est là la plus grossière erreur factuelle des marxistes grossiers : l'idéologie change avant toute autre chose, au XVIIIème siècle comme avant 1917. C'est pourquoi le travail idéologique est le seul travail indispensable à la fin de l'Âge de fer.

L'objectif ou fin est le terme souhaité d'une séquence d'actions finalisée par une personne ou un groupe : rien de spécial.

Dans toute séquence finalisée l'objectif est posé, imaginé avant d'être incarné ; et l'objectif est construit à partir de la matrice combinatoire générale de la civilisation, comprenant sa notion du possible, du réel, etc. L'étude de la matrice combinatoire générale d'une civilisation s'apparente étroitement avec l'étude de la métaphysique implicite de cette civilisation, (et non du savoir absolu, posé comme matrice générale des métaphysiques possibles). Les constructions d'objectifs sont, et pour marquer ce double caractère de produit imaginal et d'objet d'une ontologie, je l'appelle imaginal-objectif. L'imaginal-objectif n'est pas néant et joue un rôle très important dans la vie humaine, appartient à son essence de producteur d'être, de nature crée créante dans le vocabulaire de Scot Erigène.

Le Règne est le commandement de l'entéléchie, s'appuyant sur les normes de l'imaginal-objectif. Le règne est ce qui organise en faisceau les forces éparses en vue de la réalisation de l'entéléchie. Je préfère ce mot à État, car nombre de civilisations n'ont pas notre notion de l'État. Le Règne fixe les objectifs souhaitables, pose la Loi, les interdictions ; assure la transmission et la conservation de l'entéléchie ; puni les écarts ; défend le modèle contre l'étranger par la guerre. On voit pourquoi la Connaissance occupe une place primordiale dans les civilisations : elle est le code génétique de l'entéléchie, sa conservation et sa transmission. Elle dépend étroitement de la force, mais la force dépend étroitement d'elle. L'alliance est normale et naturelle.

Il semble difficile de définir le mal. Cela paraît suffisamment simple pour l'objet de cette étude. Simple si l'on a assimilé ces notions, à travers ces notions très partielles. Nous le définirons comme l'écart à la norme. Ecart du réel à l'entéléchie. quand le mal règne, le monde imaginé, pensé comme juste et bon n'existe pas et ne peut accéder à l'existence ; le réel ignore nos définitions et notre désir. Le mal règne, quand le désir de justice est nié ; quand le châtiment ne frappe pas l'homme arrogant et cruel, le tortionnaire, le menteur public. L'absence de châtiment est un mal.

La norme, l'entéléchie est ce qui est réel en puissance mais échoue à s'incarner : ce qui aurait pu être. Il effleure le monde réel comme une aile, laissant des ors impalpables derrière lui. De le connaître et de l'énoncer, il est. La justice est connue mais impuissante.

Une société juste, une grande civilisation est une société qui pose comme priorité absolue la réalisation de son idéal, de sa configuration idéale. Le Royaume n'est pas de ce monde, mais il doit être ré-alisé. Priorité absolue signifie justifiant le sacrifice de vies humaines, de sa propre vie. L'acceptation de la mort est la manifestation de l'entéléchie, supérieure à la vie animale- végétale. L'homme est cet être qui peut préférer la mort à une vie biologiquement acceptable mais coupée des mondes. Le résistant, le martyr sont des signes de cette destinée.
Une civilisation porte une entéléchie, un état de perfection à l'échelle du réel, un désir né de la nostalgie essentielle. Dans cet état, le règne, la loi, l'art, l'économie, la vie sont imprégnés d'une sève harmonique : on appelait cela une civilisation classique.

Alors les contradictions entre les principes du bien, et entre les principes et le réel sont réduites au minimum.

Cet état, on l'a noté, suppose une coopération confiante des ordres : l'énonciation, la conservation et la transmission de la Loi, l'usage du glaive pour maintenir l'équilibre du monde, la transformation du réel par la reproduction et la production des richesses assurant la prospérité suffisante. La bouche, le bras, le sexe.

Nous en donnons des exemples : l'Athènes démocratique, où Périclès définit le régime idéal des Athéniens en étant au pouvoir ; l'écart entre la norme et la pratique est réduit au minimum. les Athéniens sacrifient leurs maisons pour leurs temples et leurs œuvres d'art.
Le moyen âge classique, dans les figures de St Bernard, St Louis, St François. St Bernard fixe des normes et combat pour les faire appliquer. La distance et la déception sont réels mais la sincérité du Saint, et son écho dans l'Europe entière, ne peut être mise en doute. En St François, nous avons un homme qui rejette le commerce et la guerre, et qui reçoit l'appui du peuple et des plus hautes autorités. Dans tous ces Kairos, instant cruciaux de l'homme, l'Art, la pensée, la société sont pensés comme en harmonie possible, proche : le spectacle n'est pas indispensable au symbole. Partout le monde imaginé par la Puissance affleure dans le réel.

II

Dans le monde de l'Âge de fer la matrice combinatoire générale comporte des structures qui rendent tendanciellement irréalisable l'entéléchie du système. Plus précisément, nous dirons que des boucles logiques paradoxales rendent impossible la formulation d'une entéléchie quelconque. Le code génétique du système, que j'appellerais commodément système libéral, a une structure très particulière. (Notons en passant que la question du rapport de l'entéléchie à la matrice combinatoire générale est très complexe : la matrice semble au début, pour poser les fins, et l'entéléchie est comme un but ; cependant cette analyse doit en passer par le problème ontologique, et par le problème du temps, et nous la mettons de côté.)


Le monde de l'Age de fer est le monde de l'égalité des chances et de la raison d'État. La raison d'État nait avec le droit romain mais s'affirme dans l'Europe moderne. La raison d'État énonce la priorité au maintien de la puissance de l'État. L'État est cette structure impersonnelle que devient le Règne. Dans la raison d'État, la transgression de la Loi est bonne selon la fin. L'État est ce qui assure la paix, la Loi et l'ordre à tous les citoyens ; le bien suprême qui permet les biens privés. De ce fait sa conservation peut entrainer le sacrifice d'autres biens.

Plus même, dans la théorie objective du Droit, l'État définit le bien et donc est au dessus (au sens des niveaux logiques) de la Loi. Cela résulte de l'hypothèse de la Souveraineté humaine, qu'elle soit celle du roi absolu, ou celle de la Nation. J'affirme que la souveraineté, l'État, sont au contraire déterminés et soumis à la Loi. Je précise que j'entends par Loi non le droit positif, variable, mais les principes entéléchiques de la Justice dans la civilisation donnée. Ces principes peuvent être déterminés et reconnus par le corps des hommes spirituels, qui le conservent, l'étudient et le transmettent dans toutes les civilisations.

Dans l'hypothèse de la raison d'État, le comportement qui consiste à transgresser la Loi pour le bien de l'État est défini comme rationnel. La Raison est le calcul de l'intérêt. Elle pèse donc la norme à la mesure de ses désirs immédiats et, éventuellement, la condamne si le gain est supérieur à la perte. La rationalité du comportement est chez un libéral comme Hayek le calcul individuel des gains et des pertes : "le marché, c'est ce qui oblige à être rationnel". Mieux vaut être un chien vivant qu'un lion mort, dit l'Ecclésiaste.


Comme une personne, l'État moderne se fixe des fins, des objectifs de puissance. L'homme qui poursuit une fin limitée et non l'harmonie d'une entéléchie doit souhaiter la suppression de la partie du réel qui est alors appelée obstacle ou nuisible. Mais cette suppression a des effets imprévus, indéfinis, qui rendent le but sans fin, et poussent à l'inflation tout aussi indéfinie des moyens et de la destruction, et donc de la transgression. A la fin la destruction risque de toucher celui qui a lancé le jeu. Mais dans cette optique la monarchie devient une tyrannie : il faut rendre justice aux adversaires de Richelieu.

La raison d'État est la raison du plus fort, ou plutôt de la plus grande force, et rend l'autorité du Prince relative à sa force réelle :

"Au temps que Alexandre regna,
Ung hom, nomme Diomedes,
Devant luy on luy amena,
Engrillonne poulces et detz
Comme ung larron; car il fut des
Escumeurs que voyons courir.
Si fut mys devant le cades,
Pour estre juge a mourir.

L'empereur si l'arraisonna:
"Pourquoy es-tu larron de mer?"
L'autre, responce luy donna:
"Pourquoy larron me faiz nommer?
"Pour ce qu'on me voit escumer
"En une petiote fuste?
"Se comme toy me peusse armer,
"Comme toy empereur je fusse."

(Villon "Testament", XVII, XVIII.)
"Si comme toi me pusse armer, comme toi empereur je fusse". La différence entre le criminel et l'Empereur n'est pas la légitimité, mais la force. La force réelle est le jugement dernier et le fondement du règne. La Souveraineté est une émanation des divisions, de la force matérielle. Le vainqueur devient empereur après avoir détruit les obstacles : la vérité du monde moderne.

(L'entéléchie au contraire intègre la totalité dans son harmonie. Tout chante la gloire du Principe dans une civilisation classique. La splendeur est omniprésente. Tout, et même les hommes mauvais, les erreurs, la déception et la mort sont au service de la Fleur. La vie est œuvre d'Art mais chacun l'ignore. La Souveraineté est un signe visible de la puissance invisible qui ordonne et défend l'harmonie des mondes. Nous le savons en vivant dans le désert, la cage dorée de l'Âge de fer, dans une société, non une civilisation.)

La finalité supprime au service d'une victoire illusoire. La finalité est exterminatrice. Avec la finalité apparait le moyen et l'obstacle, le progrès et la destruction. Poser la finalité comme noble justifie d'utiliser les moyens ou de détruire l'obstacle : c'est la définition de la guerre de Clausewitz, détruire l'armée ennemie comme but. Non pas la mettre à son service. Le mal est aussi l'ombre de la volonté d'"établir la justice" comme finalité de l'action humaine : le mal est une notion de guerre, et non de contemplation.

La plus grande injustice, le crime sont autorisés au Prince si la vie de l'État est en jeu. Ainsi Henri III put-il mentir et assassiner un homme en tant que Roi. Philippe le Bel est le premier roi de France à le pratiquer avec la violence qu'elle implique.

La Raison d'État est inévitable, et elle est un piège pervers. Pourquoi est-elle inévitable?

Quand le concert des puissances, comme l'Italie de Machiavel, est fait de bêtes de proies prêtes à détruire l'autre à son profit, la raison d'État, l'autorisation morale de transgresser la Loi pour favoriser la survie : utiliser toutes les ruses, toutes les armes, sacrifier des innocents, massacrer la population civile sur laquelle s'appuie l'ennemi, lever des impôts de famine, terroriser son peuple pour y parvenir...s'impose comme une nécessité vitale pour tous les participants au concert. Il est du devoir moral du guerrier de le faire, ou de démissionner.

Quand Arendt note comme une particularité du totalitarisme le fait que le gouvernement se comporte comme dans un territoire ennemi en période de guerre, elle oublie que les troupes de Louis XIV en on fait autant en Bretagne ou en Cévennes : "les arbres de ce pays ploient sous le poids des pendus..."(Mme de Sévigné). Que les troupes de la Terreur, gouvernement de guerre, et les troupes impériales en ont fait autant dans l'Ouest, entre autre en Bretagne. Avec l'ordre écrit d'exterminer les civils :

"La Convention en effet adopté deux décrets de répression de la révolte de Vendée, d'abord le 1er août, puis un second le 1er octobre 1793, qui renouvelle pour l'essentiel le premier. Celui du 1er

août 1793 précise que :

Il sera envoyé en Vendée des matières combustibles de toutes sortes pour incendier les bois, les taillis et les genêts. Les forêts seront abattues, les repaires des rebelles anéantis, les récoltes coupées et les bestiaux saisis. La race rebelle sera exterminée, la Vendée détruite.

Ce décret prévoit par ailleurs de mener les bons citoyens hors de la région rebelle et de faire disparaître les mauvais ; et il préconise aussi de traiter avec égard les femmes, les enfants et les vieillards (article VIII). Le décret du 1er octobre étend cette mesure aux hommes sans armes. Les repaires rebelles doivent être détruits sans pitié."(Wikipédia). La Terreur répète la tyrannie de la monarchie absolue.

Un autre exemple qu'il convient de méditer est celui de l'URSS entre 1920 et 1939 : le pays a combattu après 1918 les alliés franco-anglais et n'a pas de sympathie à attendre des États Unis. Deux très grandes puissances font profession de la détruire et d'exterminer ses dirigeants : l'Allemagne et le Japon.

Soit l'URSS se fixait comme objectif, à partir de ses immensités rurales et pauvres, de devenir par force une grande puissance militaro-industrielle, réalisant l'accumulation primitive par le travail forcé, avec la violence que cela implique que l'on constate encore aujourd'hui en Chine, par la mise en esclavage de la Nation au service exclusif de la Production ; soit l'Empire Russe devenait une République modérée et pacifique s'appuyant sur un lent développement des capitaux à partir de ces campagnes, et s'exposait à la destruction par l'ennemi. Ce qui est certain, c'est que les décisions féroces des bolcheviks ne furent pas des décisions libres, mais des décisions prises dans le contexte d'extrême déploiement de violence et de tueries de leur siècle. La violence des bolcheviks est aussi le contrecoup de la violence du système militaro-industriel en Allemagne et au Japon. L'identité des totalitarismes se construit et se définit par leur affrontement. Osons penser que le système de croissance libéral contient des correspondances avec les totalitarismes du XXème siècle. Quelle pitié peut avoir dans le cœur un combattant des guerres modernes, civiles comme internationales?

Dans le contexte de la guerre, se refuser l'usage de certains moyens ne peut exister que réciproquement. Le non usage de la guerre chimique dans la partie militaire du conflit en 1939-1945 l'illustre. Personne n'a commencé. Mais celui qui se refuse aux moyens de l'ennemi sera exterminé dans un conflit avec des adversaires de force proche et d'intensité forte. C'est la loi de la course aux armements qui couvre toute l'histoire humaine. Ne pas utiliser d'armes à feu contre un adversaire qui veut votre mort et en possède, c'est lui donner plus de chance de réussir. Alors vous apprendrez vite. Dans une guerre de guérilla face à un adversaire qui utilise la torture et la terreur, vous devrez torturer et tuer si vous voulez équilibrer l'emprise de l'adversaire sur les populations civiles. Mais dans ce cas, la seule logique ne sera plus le maintien de la paix, mais la montée en puissance indéfinie de la Terreur et de la destruction. La Terreur ne peut être contrôlée par ses acteurs, et la plus grande puissance se retrouve en situation de faiblesse, ne pouvant choisir ni son terrain ni ses moyens.Voyez l'histoire des guerres modernes.

La seule logique de développement d'un concert de participants en conflits est la course aux armements et aux alliances. La seule logique du "progrès" se résume là. La Loi libérale ne peut que fixer les règles de l'affrontement, et c'est pourquoi le sport est vénéré après le crime. C'est pourquoi la seule logique du "progrès" est la maximisation du déploiement de la puissance.

Dans la démocratie moderne, définie comme règle du jeu pour la répartition du pouvoir d'État au sein de l'oligarchie, la traduction de cette observation est la croissance continuelle des moyens d'influence sur les masses pensés comme des technologies, indépendantes de leur contenu. Le but est de "gagner des voix", d'obtenir un comportement : le mensonge, ou manipulation consciente des symboles dans un but d'influence ; le matraquage, l'omniprésence, la tromperie sont des résultats nécessaires. C'est à dire que l'entéléchie consciente de la démocratie, l'éducation éclairée, et l'autonomie de la Nation, n'existe que sous forme de spectacle éloigné de la réalité, masquant la réalité du cynisme des dirigeants. Ne pouvant faire que le Règne soit démocratique et juste, on donne sans cesse le spectacle d'un Règne démocratique et juste. La réalité présente est renvoyée dans le futur, grâce aux "Réformes"toujours plus révolutionnaires, populaires et nécessaires. La maîtrise matérielle des moyens de communication est l'arme la plus déterminante à l'évidence. La culture est l'outil du pouvoir.

Mais cela signifie que le dysfonctionnement, l'écart de la réalité à la norme politique est structurel : aucune élection nouvelle, aucune réforme de la constitution ne peut le combler : la démocratie libérale ne peut pas atteindre, pas même approcher son entéléchie. C'est là la nécessité intime du spectacle.

La pensée se dégrade en idéologie uniquement évaluée pour son efficacité de propagande : aucun monde nouveau ne peut être pensé. La conversion de la gauche actuelle au libéralisme par exemple, n'est pas une culture, mais un calcul. De ce fait toute pensée naissante est comme une pousse dans une forêt, condamnée à l'étouffement ; et les publicitaires se prennent pour des penseurs. En étant une arme, la pensée se dégrade. Elle devient incapable d'être ce qu'elle doit être, un Univers, le ciment d'une communauté. Les partis ne s'appuient plus sur une entéléchie, mais sur des clientèles, et sont incapables d'avoir un avenir, même désiré. La discussion moderne est dégradante : il ne faut ni argumenter ni débattre avec n'importe qui.

Car un publicitaire n'essaie ni de vous comprendre ni d'argumenter, il essaie de vous prendre en faute face au politiquement correct, de vous exterminer du jeu par l'évocation d'une faute : être réactionnaire, nazi, fasciste, intégriste, marxiste borné, raciste, etc. Pas d'exemple! C'est pourquoi il faut revendiquer le mal, s'affirmer homme totalement méchant, borné et cruel face au publicitaire, car alors son évocation apparait comme ce qu'elle est, du vent. Et sa domination n'est pas par l'argument, mais par la maîtrise matérielle des moyens de diffusion.

La domination juste du penseur n'est pas la domination capitaliste, mais l'élaboration de la pensée. La fin de la pensée est l'établissement de la Justice, la réalisation des mondes produits par l'Art général, adaptés à leur temps. Si le monde intellectuel est dominé par la puissance réelle, il ne peut être basé sur la sincérité et la justice mais sur l'acquisition de la force : il sera dévié, inapte à sa fonction de détermination de la Justice dans le réel, par le Règne. L'homme n'ignore pas la justice, mais la justice est brouillée par mille discours sophistiques. Le poète, le barde peut poser la justice par des paroles simples.

Ainsi la mort du pauvre, l'hiver, devant le portail du riche, est une mauvaise chose. L'absence d'éducation aux mondes chez les jeunes enfants est une chose mauvaise. Les massacres de civils à la télévision, devant la table prospère du riche est une chose mauvaise. Les hommes qui ont organisé le meurtre massif d'hommes, de femmes et d'enfants traités comme des bêtes ont réalisé les cauchemars des visionnaires comme Bosch. Ils ont suivi, parfois sur une pente insensible, une voie diabolique. Eux même le savaient. Lire les textes, voir les images bouleverse et rend la parole inutile. La bonne conscience de dirigeants ineptes et stupides est une chose mauvaise. Le monde moderne suit une voie fortement teintée de mal, une voie qui ne peut satisfaire l'homme. Tout homme spirituel le sait, et il aurait tort de vouloir le prouver selon des méthodes physiques inappropriées, car défendre le bien par de mauvaises raisons est faire le mal. Le bien est au dessus des hommes et des mots. La vie est avant la pensée. La vérité est vécue avant d'être dite.

En résumé, le système libéral pose le calcul de l'intérêt, issu du machiavélisme politique des États absolus, comme étant la Raison ; de ce fait il maximise le déploiement de la puissance dans tous les domaines. La course aux armements est le modèle du progrès. De ce fait la démocratie libérale ne peut pas trouver le personnel et le peuple vertueux qui la feraient exister. Quant à la nature, il y retrouve les structures de pensée de sa matrice combinatoire sous la forme du Darwinisme. Car Darwin n'a pas crée une pensée de toute pièce, il a déployé la puissance de la matrice libérale dans les sciences naturelles, en écrivant le roman de Renart du siècle de la "science", c'est à dire celui où la "science normale" était basée sur le modèle physique-déterministe, sur l'expulsion de la communication du règne des causes, et sur la causalité formelle de la matière. J'y reviendrais.

III

La fin du Règne, et donc de l'État est l'établissement de la justice.

Voilà pourquoi la Raison d'État est un piège pervers. Si l'État pour détenir la puissance piétine la Loi et la Justice, son renforcement est inutile, et la finalité réelle devient l'inflation de la puissance, et la Loi et la Justice un masque de cette puissance. Alors on renvoie la justice à plus tard, puisqu'il faut d'abord renforcer l'État. Illusion ; cela fait des siècles qu'il se renforce. "Ne pouvant faire que le juste soit fort, on a fait que le fort soit juste." C'est à dire plus précisément, on fait sans cesse le spectacle de la justice du fort : c'est le rôle de "l'humanitaire", et aussi des lois de circonstance, et de l'expression publique de la peine ou de l'émotion des hommes publics face aux crimes.
Les hommes publics font de la publicité aux crimes sordides pour proclamer leur émotion et leur justice, leur rôles de justiciers. Il s'en servent pour renforcer leur puissance et créer des lois tyranniques. Le terrorisme sert la répression à bon compte, tellement qu'il est des cas où l'État le suscite.

Les tenants de la Loi, les hommes spirituels, s'élèvent en vain contre l'État injuste, et le dénoncent comme criminel, ou en deviennent des serviteurs stipendiés : Pascal dans sa chambre, Savonarole à Florence, contre Machiavel. Le lien est brisé entre l'Esprit et le Règne. La logique du règne de la force devient la seule référence réelle ; ceux qui commandent aux mots gardent un commandement de vent quand ils se mettent au service de l'État ; ils ne sont que parures et spectacles.

L'histoire de l'URSS comme de la révolution française illustrent bien cela. Les moyens employés pour la poursuite de la fin s'opposent à la réalisation de celle-ci. Alors la Justice s'éloigne de ceux qui voulaient la réaliser. Une révolution de force ne peut pas réussir dans sa finalité explicite, sauf si cette finalité est la puissance pour la puissance. Mais le fond d'une telle finalité, celle des fascismes, n'est pas révolutionnaire, c'est seulement l'amour naïf d'une partie inavouable de l'entéléchie de l'Âge de fer. Et ceux qui croient être des vainqueurs en adoptant cette entéléchie oublient que la défaite est le destin de tous les mortels. Sic transit...

La dissolution de l'État dans la société libérale dissout dans les individus les droits de l'État absolu. Les droits individuels sont structurellement pensés selon la matrice combinatoire de l'absolutisme, avec reconnaissance réciproque des souverainetés d'intensité absolues et de territoire limité. Le droit de propriété est "un droit le plus absolu" dans le Code civil. Les individus deviennent des États en guerre ; la raison d'État, l'égoïsme calculateur du profit réel des actes devient le modèle de la rationalité du comportement individuel. La justice est définie comme égalité des chances dans la guerre de tous contre tous.

Le réel, appelé histoire, devient le jugement dernier. Le vainqueur a raison et fait établir sa raison, au mépris de la Loi. Le vainqueur fait la Loi qui rendent légaux ses transgressions. Regardez notre monde, les exemples abondent. De ce fait implicitement le criminel qui a réussi devient un modèle désirable d'homme, un modèle de liberté, d'audace. Le criminel est une star, comme la jeune fille. Son arme est comme le signal sexuel des filles, les fesses, les seins, les décolletés. Lui a son gun bien dans le champ, ou ses gorilles armés au regard mauvais, l'étalage de ses richesses. La séparation entre la loi et le crime devient floue. Des États entiers sont criminalisés ; le monde entier est criminalisé, sous le masque du respect des règles. Le spectacle de la Tyrannie est valorisé dans les pays qui se réclament de la liberté.

La monarchie est devenue une tyrannie ; la démocratie s'exténue en une tyrannie d'un type nouveau, une tyrannie sans centre, la tyrannie de tous sur tout. Dans cette tyrannie la Loi, la Justice deviennent des mots vides, usés, inutilisables. encore une fois les maîtres des mots sont impuissants, stériles, "partie dominée de la classe dominante"(Bourdieu) ; les maîtres des choses sont les seuls vrais maîtres, qui veulent dominer pour dominer, avoir la puissance pour la puissance, un frisson sans avenir, mais pour lequel tout acte est bon qui sert la puissance. Cette éthique de fond du libéralisme est inavouable, car les masses ne peuvent y souscrire que dans un transfert, un spectacle, non pour ses conséquences sur eux-même ; on peut accepter cette règle comme épicier, à l'échelle d'un épicier, d'une équipe de foot ; mais la réalité, qui fait de la quasi totalité des hommes la matière d'une oppression-exploitation illimitée, ne peut être dite qu'au dernier des crétins.

L'histoire naturelle devient l'histoire des vainqueurs, qui ont pu transmettre leurs gènes. Là est le lien entre l'arme et la bunnie.

IV

Le libéralisme est l'entéléchie qui interdit la production imaginale objective d'une entéléchie et sa réalisation.
Ce caractère logique structurellement paradoxal du libéralisme tient à son caractère inavouable et même indéfendable, qui fait que les principes intimes de l'entéléchie doivent être plus appliqués que dits, et ne peuvent être enseignés et discutés. Le mensonge devient une seconde nature des hommes libéraux, sous la forme du politiquement correct et du spectacle.

L'individualisme, incapable de prendre en charge une entéléchie, facteur d'unification d'une communauté et limitation de la souveraineté individuelle des parcelles, préférant l'informe à la forme qui tranche ; et à son caractère de mesure matérielle universelle par l'argent, qui réduit au commercialisable la sphère imaginale- objective, qui par essence ne peut y souscrire par la voix de ses représentants, en ce que cette réduction les nie dans leur essence (sauf paiement pour les intellectuels stipendiés des think-tank, et pour les rares libéraux sincères, pauvres).

L'exténuation de l'Univers par l'argent et le spectacle, ou mensonge généralisé font une communication surabondante mais vide, soit de contenu limité à la valeur, à des quantités, soit vide faute de confiance, les interlocuteurs jouant des rôles, et exprimant ce qu'ils pensent devoir exprimer, cachant soigneusement ce qu'ils pensent. Désinformation, politesse, prudence. Les désirs sont particulièrement inavoués, car dans la tyrannie floue, l'interdit n'est pas posé face au désir mauvais, comme dans la tentation de St Antoine ou la confession. L'interdit porte sur le désir : il est interdit d'avoir des désirs mauvais, alors que tout le monde en a. De ce fait, chacun joue un rôle. L'autre est un mystère, même parmi des proches. Ce fait explique la peur et la fascination qu'exercent un tueur en série comme Ted Bundy : ils jouent parfaitement leur rôle, et sont indécelables ; et réalisent secrètement leurs pulsions, ce qui est au fond le désir de beaucoup, qui n'en ont ni le temps ni l'énergie. Bien sûr les épouvantables phantasmes de Bundy ne sont pas partagés et très peu connus ; c'est l'extrême opposition entre l'hypocrisie générale et la violence cachée qui fascine. Car le spectacle du bien est vide, pèse, est d'un ennui mortel ; le spectacle d'une partouze montre au jour les désirs cachés et suscite l'intérêt, quand une parente d'élève bourgeoise, catholique très investie, se livre à l'assaut d'un inconnu. Le désir est un puissant levier en faveur, mais aussi contre la tyrannie floue.

Son caractère paradoxal en fait un caméléon, capable de soutenir également n'importe quelle proposition, puisque accepter logiquement deux propositions contraires permet de démontrer n'importe quoi. Le libéralisme aveugle la pensée, par le spectacle permanent du déploiement du bien (car la puissance peut être indéfiniment mise au service du bien ; ainsi tout "progrès" de puissance est toujours présenté comme progrès du bien), et par la réalité permanente de la tyrannie et de la domination cynique, toujours renvoyée comme un inconvénient temporaire sur la route du bien.

Ce caractère paradoxal apparait parfaitement dans le roman "LA confidential" d'Ellroy. L'histoire montre un jeune policier idéaliste, qui part dans la carrière avec les grands principes moraux de son père, fondateur de...Dream a Dream land, copie de Disneyworld. Dans une enquête sur des meurtres anciens et sordides, ce personnage finit par découvrir que pour construire son parc, son père a payé des tueurs pour éliminer des obstacles, de pauvres noirs je crois. Fin : pour progresser dans sa carrière, devenu un homme impitoyable, notre héros pousse son père au suicide en refusant de le couvrir. Il lui a lui même enseigné que la justice doit être implacable.
Tout y est : le spectacle médiatique de la justice, le règne de la puissance, l'identité entre le producteur du spectacle de la justice et l'acteur du crime.

Le libéralisme est une entéléchie, mais pas une civilisation. Il ne produit pas de vie humaine, mais le vide. Soit la bêtise de ceux qui croient au spectacle, soit le cynisme dépressif des demi habiles. La littérature est celle de l'Absurde, du vide, de la dépression, de l'extension du domaine de la lutte, en soi elle n'est pas rien, mais est un symptôme ; l'art, celui de l'évènement médiatique, du choc maximal, de l'avida dollar, de la distinction sociale. Le libéralisme est une obésité générale, physique, morale, technique. Il sera très difficile aux hommes cultivés de le combattre, tant ils en porte la teinture et ne voient qu'avec ses yeux.


Ellroy a raison d'écrire dans American Tabloid :

"L'Amérique n'a jamais été innocente. C'est au prix de notre pucelage que nous avons payé notre passage, sans un putain de regret sur ce que nous laissions derrière nous. Nous avons perdu la grâce et il est impossible d'imputer notre chute à un seul évènement, une seule série de circonstances. Il est impossible de perdre ce qui manque à la conception.La nostalgie de masse fait chavirer les têtes et les cœurs par son apologie d'un passé excitant qui n'a jamais existé. Les hagiographes sanctifient les politiciens fourbes et trompeurs, il réinventent leur geste opportuniste en autant de moments d'une grande portée morale"

"La véritable Trinité de Camelot était : de la Gueule, de la Poigne et de la Fesse. Jack Kennedy a été l'homme de paille mythologique d'une tranche de notre histoire particulièrement juteuse. Il avais du bagout, il dégoisait des conneries et arborait une coupe de cheveux classe internationale. C'était le Bill Clinton de son époque, moins l'œil espion des médias envahissants et quelques poignées de lard. Jack s'est fait dessouder au moment optimal pour lui assurer sa sainteté. Les mensonges continuent à tourbillonner autour de sa flamme éternelle. L'heure est venue de déloger son urne funéraire de son piédestal et de jeter la lumière sur quelques hommes qui ont accompagné son ascension et facilité sa chute.Il y avait parmi eux des flics pourris, des artistes de l'extorsion et du chantage. Des rois du mouchard téléphonique, des soldats de fortune, des amuseurs publics homo. Une seule seconde de leurs existences eût-elle dévié de son cours, l'Histoire de l'Amérique n'existerait pas telle que nous la connaissons aujourd'hui.L'heure est venue de démythifier toute une époque et de bâtir un nouveau mythe depuis le ruisseau jusqu'aux étoiles. L'heure est venue d'ouvrir grand les bras à des hommes mauvais et au prix qu'ils ont payé pour définir leur époque en secret.

A eux."

Ellroy veut aimer et faire aimer, dans un Nietzschéisme post-moderne, ces hommes mauvais qui ont fait la réalité de l'histoire, qui ont fait pour nous le spectacle du triomphe des bons sur les méchants comme histoire des siècles. Sa lucidité me plait, non sa naïveté. Il est proche d'un certain fascisme. Par son Art, il se met du côté de ceux qui dénoncent, simplement parce qu'il montre. Comment croire les conneries de l'histoire officielle si on le prend au sérieux? Alors il prend au piège des happy few, ceux qui sont complices du système sans se tromper sur sa cruauté. Mais la lucidité n'est pas une arme. Aucun privilège réel ne s'y attache, et ne vous protège.

La fascination pour le crime et le règne du crime sont l'entéléchie de fait de l'Âge de fer. Entéléchie de fait, proclamée et enseignée avec un mélange de jouissance, d'exaltation de la toute puissance individuelle, et de réticence morale. La réflexion sur l'omniprésence du spectacle du crime comme dévoilement de la réalité du spectacle "d'une grande portée morale" est un chemin de la compréhension complexe de la tyrannie floue. La réalité est aussi la domination du crime. Les plus hautes autorités de nombreux pays n'y coupent pas. Voyez "Gomorra" chez Gallimard. Voyez "Des os dans le désert". Voyez justement Ellroy.

La lucidité sans puissance n'est que vanité quand vient la guerre. Souvenez vous!

Une question cruciale reste, la stratégie et la tactique de lutte contre ce logiciel truqué, paradoxal et accumulateur d'une immense puissance. J'y reviendrais.

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Zinaida Serebriakova