Sur la route



J'aimais autrefois rouler la nuit, soit dans les grandes villes, soit dans les routes de montagne.


La route est une image idéalisée du temps. L'avenir est dans le choix indéfini des voies, les silhouettes, les mystères de la nuit, les enseignes, les dealers, les putes. Les maisons éclairées. Autant de mondes, de fleurs de destins, de fresques à faire, de récits à chanter. Les lueurs versicolores passent, comme un navire qui longe une côte éclairée la nuit. L'embrasement de Babylone. Lieux d'ancrages possibles, peut-être mondes, rencontres, embrassements furtifs, croisements d'étoiles. Millions, millions et millions d'hommes.


Dans la lueur discrète de l'arrière, ce qui n'est plus, ce qui est décidé, déjà mort pour moi et qui continue à vivre hors de ma portée. Compté par le rythme des marques blanches qui s'éloignent indéfiniment.


Et une matrice protectrice, les sièges, la chaleur, les lumières du tableau de bord, la radio égrenant des nouvelles. Être dans ce monde noyé de froid, de pluie, de nuit, de dangers fantômatiques, et être en dehors, au chaud, en sécurité, en familiarité, en maîtrise.

Notre monde nous est étranger, et nous sommes étranger à notre maison de naissance. A notre langue aussi.

En montagne, la musique à fond, Wagner comme Speedy J, dans les grands déserts d'hommes : silhouettes d'arbres, lune, yeux phosporescents des bêtes sauvages. Je roulais très vite, professionnellement, toutes vitres ouvertes, yeux écarquillés vers les plaques de neige ou de verglas possibles, longeant les précipices et les falaises. La maitrise de la puissance et le pied de nez à la mort. Quand la mort était trop proche, j'entendais distinctement le chant de la sirène de l'ambulance de la mort. Rien de mensonger : pourquoi raconter cela?

J'entendais ce signal, et je savais que je devais ralentir, souffler lentement, m'arrêter peut être. Parfois malgré ce signe, je devais continuer. Alors il ne cessait de résonner dans ma tête, et je redoublais de concentration en écrasant l'accélérateur.

Dans une vie aseptique, c'est la rencontre du danger, le hurlement des pneus, le fracas des tôles tordues, l'écoulement lent des liquides mécaniques et humains mêlés sur bitume. Le beat s'arrête avec le coeur de l'homme. Au millimètre, à la fraction de seconde.

La maîtrise du temps dans le déplacement. Le flux du temps n'est plus subi, il semble illusoirement maîtrisé par la vitesse. Le temps est au services de mes fins. Le temps n'est pourtant que la face de Kali, la destruction. Car ce qui apparait était en puissance, et ce qui est est une déperdition de la puissance.

Dans la théorie de la relativité, le flux du temps est ralenti par la vitesse. La vitesse surfe sur le monde.

La jouissance de la puissance mécanique doit être dite : elle est un délice de l'Âge de fer.

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Nu

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Zinaida Serebriakova