Penser en situation : de l'attitude mentale .

(Psychedelic nude)


Celui qui, après avoir entendu parler de la virtuosité d'un Maître dans un certain art, en conclut qu'il est hors de sa portée de devenir lui même un Maître, n'est qu'un timoré. Celui qui pense qu'il n'a rien à envier au Maître, après tout un être humain comme lui, et met tout son cœur à maitriser l'art dont il est question, a déjà posé le pied sur le chemin de l'accomplissement. Le Sage (Confucius) méritait déjà son nom lorsqu'à l'âge de quinze ans, il décida au plus profond de son cœur de consacrer sa vie à l'étude . Hagakure .

La philosophie n'est devenu une discipline qu'en abandonnant son objet, qui est la recherche de la sagesse . Une discipline, c'est à dire la construction transpersonnelle d'un savoir objectif, d'un horizon de structures sémantiques, ou concepts – il n'existe qu'abstraitement des concepts isolés d'un champ sémantique . Devenir savoir objectif est renoncer à la sagesse, parce que la sagesse est situation . Une discipline constituée pose des questions dans la situation de son objectivité de discipline avant de les poser dans le monde . De ce fait, elle tend à occulter la situation personnelle vitale de celui qui cherche . Je ne parle pas, en parlant de discipline, du savoir symbolique ouvert indéfiniment de la Gnose, mais des savoirs partiels, partiaux, qui tendent à s'enrouler d'eux même en systèmes, en modèles fermés et bornés de l'être .

De plus, la philosophie objectivée et constituée est fonctionnelle au Système général - car le Système ne peut favoriser l'institutionnalisation que de pensées fonctionnelles . Elle ne cesse de poser des problématiques qui sont complètement vides, ou qui ne servent que l'aggravation continue du contrôle par le Système général . C'est le cas de l'essentiel de la déconstruction, qui ne déconstruit pratiquement jamais la déconstruction elle même et son règne idéologique .

Comment, dans la philosophie de Spinoza, devenir plus raisonnable ? C'est un problème qui peut être valide dans le cadre d'une situation d'enseignement moderne, étant donné la philosophie de Spinoza comme champ, les conditions de l'enseignement, d'évaluation des élèves...mais deviendrais-je plus raisonnable ? Est-il urgent d'être plus raisonnable, alors que le cadre même où se pose la question manque dangereusement de fenêtres ?

Quels sont les droits des animaux, branche issue de la philosophie queer, quand les droits de l'homme s'effacent insensiblement des mondes humains ? Que valait la philosophie à Stalingrad ? Je propose un critère de ce qu’est l’homme indépendamment de l’aggravation indéfinie des contrôles sociaux : c’est l’hypothèse de la catastrophe . Pour tout problème, se demander si, en cas de catastrophe, ce qui est présenté comme bon serait conservé par les êtres humains aux prises avec les nécessités réelles de la survie .

Ce qui est contraire à ces nécessités implacables ne durera pas dans l’histoire plus longtemps que cette société . Dans une situation de survie, l'être humain se tourne plus spontanément vers l'essentiel, vers les nourritures physiques, mentales, spirituelles qui permettent la survie biologique, mentale, spirituelle . L'homme dans la détresse se tourne vers le soleil . Les problématiques politiquement correctes doivent être combattues pour que l’existence humaine ne soit pas une domestication et que l’homme ne soit pas rabaissé vers l'animal végétarien domestiqué, vers la viande .

Croit-on que les hommes ont vaincu les lions, les ours, les mammouths avec l'humanité mièvre de cette époque ? Et les peuples chasseurs respectent ceux qu'ils combattent, non l'élevage industriel . L'adversaire est objet de sacrifice et de consommation sacrée, et non objet de calcul. Le torero respecte le toro plus que ses défenseurs modernes, qui veulent en faire une vache, alors que sa colère et sa cruauté l'humanisent et même l'héroïsent dans sa mort sacrée .

L'homme ne mérite la grâce que par le mal qui le brûle et la violence qui le porte, par le feu qu'il a reçu en héritage .

La Grâce veut le péché. Le sommet désire l'Abîme . L'Autre, le sauvage, le mal nait de Soi-même et en Soi-même . Il n'offre pas le réconfort du rejet de l'étranger . La pierre est sans péché et sans grâce.

Que restera-t-il du politiquement correct dans une zone de guerre ? Du scientisme à Tchernobyl ? Qui perdra son temps à écouter une vieille élevée dans la soie et la sottise proposer la reconnaissance des droits des corbeaux, quand ils se nourriront de nos cadavres ?

La philosophie et la vertu qu’on nous vend n’est pas la sagesse mais bien de la répression. Pour rendre les hommes vertueux la répression ne cesse de s’abattre. Mais la vertu ne prospère que là où la liberté métaphysique est reconnue . Le politiquement correct est un nouveau puritanisme et une tyrannie.

Dévoiler cette tyrannie est une nécessité politique. Car la plus puissante tyrannie de l'histoire naît à travers la défense officielle des "victimes" : le nihilisme s'étend . Il faut agir en cachant complètement son jeu. Il importe avant tout d'éviter toute apparence d'humanité. (E. Jünger, journaux de guerre) .

Une part de la philosophie scolaire moderne est fonctionnelle à la tyrannie . La recherche de la sagesse chez l'aspirant à la sagesse n'est pas une partie de la vie, un emploi du temps sur le calendrier . Dans les cadres de l'emploi du temps, dans l'objectivation du savoir, dans l'extériorisation de l'objet d'enseignement, il se passe une trahison, la trahison de l'urgence et de la soif de sagesse . Ce que je pointe là n'est pas accessoire : il est absolu . Car sans ce désir, la machine humaine produit des boîtes, des spirales d'enfermement .

Ce qui fait le philosophie, c'est l'ardent désir qui le brûle . Simone Weil fut ainsi, mais aussi Peirce, aussi Wittgenstein . La pensée est le combat forcené entre les mâchoires de la mort .

Après des mois de ténèbres intérieures j'ai eu soudain et pour toujours la certitude que n'importe quel être humain, même si ses facultés naturelles sont presque nulles, pénètre dans ce royaume de la vérité réservé au génie, si seulement il désire la vérité et fait perpétuellement un effort d'attention pour l'atteindre .
Simone Weil .

Il existe aussi des penseurs de volcans de glaces, qui percent obstinément les murs des pensées objectives, je le sais . Il ne savent pas trop pourquoi ils creusent, explorent flegmatiquement des abîmes, s'étonnent d'être lus, comme Quine . Après des années, je ne le crois plus un contre-exemple de mes propos . Il y a chez eux une obstination beaucoup trop grande pour que la pensée n'ait été pour eux que l'exercice ponctuel d'une profession . Quine, comme les grands scolastiques, était un passionné froid, mais grand .

Constituer la philosophie comme discipline scolaire est une trahison de la pensée . La philosophie ne peut être qu'une discipline de vie . L'enseignement, la pédagogie de la philosophie sont des fragments de savoirs, de sciences, qui tournent autour de la vie, sans y rentrer . Si un être humain est sans désir, il n'est pas de pédagogie qui peut lui donner . Le désir ne peut se retrouver sans voie, sans perspective qui dépasse les mots . Le désir ne peut être administré technocratiquement . La discipline scolaire n'est légitime que si, comme Thomas d'Aquin, elle se reconnaît comme paille, comme prolégomènes à la quête de la sagesse et du feu .

En tant que prioritairement mode de vie, la philosophie ne s'enseigne pas comme un savoir objectif, mais par imitation quotidienne d'un maître . Il est vain d'entendre ce qu'il faut faire, si on ne voit personne le faire . Le maître est l'image visible à la fois du dépassement et de l'être, l'ange de la face et le miroir de l'adepte . Il est vain d'entendre une loi, si celui qui l'énonce la méprise ouvertement par ses gestes . Et cette situation est banale, banalisée .

De même, les paroles puissantes ne sont pas des descriptions d'états de chose, mais des signes, des voiles, et les prendre comme des organisations sémantiques objectivées est toujours une perte de la voie . Simone Weil, dans sa lettre à un religieux, 24 dit que la vérité du Dogme est d'ouvrir les portes du ciel, comme le voile du Temple, qui indique et qui voile ; et que cette vérité là ne doit pas être confondue avec une vérité d'ordre physique, comme "Salazar est vivant", d'autant plus qu'il est mort.

Un sujet de l'agrégation de philosophie fut : « qu'est ce qu'un faux problème ? » . Chez le premier Wittgenstein par exemple, un faux problème est une question qui ne se pose que parce que les règles de référence et de construction du langage ne sont pas connues, une question purement verbale – ce qui ne se peut exprimer, il faut le taire . Taire : Pourquoi y-a-t-il de l'être et non pas rien ? qui est par exemple un faux problème selon Carnap . Le problème se lève sur l'horizon d'une ontologie constituée .

Comprenons bien la notion de problème : un problème est quelque chose qui arrête, qui empêche, qui gêne . Une discordance cognitive est un problème, par exemple un scientiste qui rencontre un ange vit un problème, mais pas William Blake . C'est à dire que le problème pointe une direction, mais interroge la totalité dans sa constitution . Le problème du scientiste, c'est l'ange . S'il parvient à l'assimiler à une illusion, se guérit par un médicament, il a réglé son problème et conserve sa constitution générale du monde . Si l'ange est très persistant, il devra abandonner sa construction générale du monde et de soi-même ; c'est un effort et une angoisse et un effort considérables, ce que l'on appelle une crise profonde . C'est pourquoi, en général, les scientistes sont très souriants quand ils vous disent qu'ils n'ont jamais rencontré d'ange, ou de fantôme . Ils préfèrent .

En termes épistémologiques, on reconnaît l'opposition entre situation paradigmatique et révolution scientifique . Il convient de noter que dans le monde moderne, le poids de la bureaucratie scientifique et des investissements rend extrêmement coûteuse la perspective d'une révolution scientifique . D'elle même, la bureaucratie scientifique, faite d'anciens chercheurs et de technocrates incultes, préfère parcelliser indéfiniment la pratique de la techno-science, ce qui la met à l'abri de toute révolution scientifique qui serait aussi une révolution socio-politique . Les bureaucraties scientifiques modernes sont dépendantes de leurs paradigmes comme un État autoritaire moderne de son idéologie . L'objectivation du savoir et la constitution d'une caste bureaucratique qui le stocke et le dispense par fonction sociale en échange de puissance et de richesse sont deux aspects d'un phénomène systémique .

A leur échelle infiniment plus faible, la philosophie officielle, et même l'art officiel, sont objectivants et bureaucratisés en partie . La philosophie antique était peu institutionnalisée – et l'institutionnalisation au Bas-Empire a développé et le raffinement scolastique, et un écart de la pensée à la vie . La poursuite de cet écart fut le développement de la théurgie, ou la recherche de la sagesse dont témoignent les Confessions d'Augustin . Avec l'institutionnalisation, de puissants intérêts amènent à soutenir le maintien du cadre général du monde, voire à établir une répression policière, physique des écarts . Il devient possible de poser la liste officielle des problèmes à résoudre .

Pourtant la sagesse n'est pas de résoudre les problèmes dans le maintien du cadre général du monde, quand ce cadre général du monde ne cesse de susciter des problèmes . William James avait cette sagesse . Il n'est pas sage de croire que nos cadres sémantiques sont plus vastes que les mondes indéfinis, inconnus . La sagesse est au contraire de traverser les réorganisations ascendantes qui ouvrent les portes des mondes . Une telle réorganisation garde une vie du monde précédent, mais ouvre des perspectives nouvelles sur la perspective du monde passée . Le monde que nous connaissons devient une puissance du monde parmi d'autres . Le regard scientiste sur le monde est possible, peut être vécu – mais rien de plus .

Le problème est un vrai ou un faux problème selon la perspective, selon la situation . Il n'existe aucune règle plus générale du vrai ou du faux problème . Face au Diable, celui qui a parlé du faux problème de son existence peut persister infiniment, ou perdre la raison – ce que montre Boulgakov de plaisante manière dans le Maître et Marguerite .

En tant que voie et pratique, la philosophie antique posait une discipline mentale d'élimination des faux problèmes, non par référence à une constitution globale du monde, mais par référence au principe directeur, à l'implication astrale du destin . Le sage, celui qui veut vivre selon son principe directeur, ne doit pas se poser des problèmes de vanité, de souffrance, ou encore de richesses . La pauvreté ascétique est là : il s'agit de refuser tout problème de richesse, de préférer mourir que de posséder . L'esprit doit être réduit en un faisceau organisé unique pour forcer la sortie, parvenir à l'autre rive, à la pure vision, désirée jusqu'à la mort . C'est le sens de la phrase du Maître : qui veut garder sa vie la perdra – qui résonne avec le Hagakure : la mort est l'essence du Bushidô .

Dans une telle perspective, toute la philosophie scolaire objectivée est un faux problème : tel fut le jugement de la Renaissance sur la scolastique, selon une structure analogue à toute dénonciation prophétique du savoir scolaire . Si le problème est le Salut, l'urgence absolue et vitale du salut, ainsi chez Martin Luther, qu'importe les immenses manuscrits de la scolastique et leur subtilité incapable de mener sur la Voie ! Et ce qui ne mène pas sur la voie est perdition, donc, pour Luther, œuvre du Diable .

La parole prophétique de Luther, comme celle même du Maître, apparaît en un cycle d'institutionnalisation paralysante de la pensée . Dans de tels moments de dégénérescence, les fonctions sociales des dispensateurs de la pensée ne sont plus liées même à la maîtrise vivante de la pensée . Les philosophes de service – c'est le titre d'un livre, ils ne se cachent même plus - du Système peuvent très bien n'être que des maîtres de poche, et proférer des erreurs factuelles sans être contredits, puisque personne ne sait plus grand chose de précis . Les sages institutionnels vivent exactement comme des notables, et rien de plus . Les notables pharisiens sont sans sagesse ni charité, mais fiers des franges de leur manteau, selon Jésus ; les notables catholiques sont avares et cruels, et mentent sur les voies du Salut, selon Luther . Les philosophes queer prêchent la multiplicité en privant de possibilités d'expression tous ceux qui veulent prêcher l'unité . Ils parlent de démultiplier les perspectives, en condamnant les perspectives de ceux qui ne partagent pas leurs perspectives – bref, ils sont parfaitement sectaires . Les députés votent des lois sur les retraites et s'en appliquent d'autres . Les notables du Conseil Constitutionnel ont validé des comptes de campagne, que peut être...La situation est pré-révolutionnaire, celle de la fin d'un cycle – la fin d'un monde .

La menace redoutable que l’adaptabilité fait peser sur nous quand elle s’applique à notre espèce, dans un contexte purement biologique, consiste en ceci qu’elle implique trop souvent une acceptation passive de situations qui, en réalité, ne constituent pas un bien pour l’humanité. Les critères admis sont, de plus en plus, ceux qui correspondent au type d’existence humaine le plus inférieur, et ceci simplement pour que la société demeure dans une paix qui est en réalité une léthargie. Le «milieu idéal» tend à devenir celui dans lequel l’homme jouit du confort matériel, mais oublie peu à peu les valeurs qui donnaient tout son prix à la vie humaine (René Dubos, L’homme et l’adaptation au milieu, Paris, Payot, 1973, p. 264).

Le monde humain se ferme sur lui même tout en devenant de plus en plus vicié, irrespirable, insupportable . L'envahissement de la société par des doubles contraintes est frappante . Nos mots sont pollués par des oxymores vides, qui réconcilient dans les mots ce que la réalité entrechoque avec violence .

Tout ordre qui se referme sur lui même mérite le nom de tyrannie. Tyrannique est l'ordre qui refuse toute extériorité.. Et c'est la tendance de tout ordre aveugle de se poser comme totalité sans reste, de passer de la vérité fragmentaire à la Vérité, de la subordination de l'Ordre envers la liberté humaine originaire à la Souveraineté absolue de l'ordre . C'est une usurpation fondamentale de l'ordre.

La production de mondes de choix à partir de situations de désespoir, de marée montante de la Destruction, l'ouverture de voies est la liberté humaine, la liberté originaire, toujours déjà présente, renaissante dans le temps . C'est le combat désespéré entre les mâchoires de la mort . Là où le choix, la liberté est absente, l'homme essentiel produit les mondes qui la produisent à nouveau .
Le choix de liberté est déchirement et co-engendrement de la personne, détermination, position et négation entrelacés, mort et résurrection.

Celui qui était avant le croisement des astres n'est plus celui qui foule le sol de ce rayon . Celui là est autre que lui-même.

La liberté ne peut être éteinte, comme la Lumière ne peut être voilée par aucune tyrannie. Elle peut seulement éloigner la lumière, plonger le regard dans les ténèbres. Aucune tyrannie ne peut enfermer la puissance. Seule l'Imagination permet ce refus réaliste des ténèbres .

Un tel moment du Cycle du savoir, qui est à la fois l'extrême de son extériorisation et l'extrême de sa nullité vitale, est celui du temps apocalyptique, le combat désespéré entre les mâchoires de la mort, le combat contre le Dragon . De ce fait, les situations normales de la pensée, les questions qui se posent dans l'horizon existant de la pensée objectivée et de l'ego constitué en référence à elle, paraissent se vider de toute substance . Comment être moral ? Qui se pose encore cette question ? Et celle là : Le cinéma est-il un art ?

Ces questions sont vides, vidées du sang qui les mettait en mouvement . Dans ces conditions, ce qui devient vital, c'est la discontinuité, le saut, la percée . Ce qui devient vital, c'est le cas d'exception, c'est à dire la reconquête de la souveraineté humaine, celle qui fonde sa cause sur rien – par delà les horizons des pensées objectivées, du droit existant, par de là le Bien et le Mal .
Cette situation n'est pas normale, durable . Une pensée humaine est collective et commune, construction d'une communauté humaine . Elle est une sphère, qui porte sa part de voie et de continuité . Les maîtres soufis disent que toutes les voies sont bonnes, qu'elles sont comme les rayons qui vont vers le centre de la roue, mais que celui qui ne cesse de changer de voie reste sur la circonférence . A un européen qui le lui demandait quelle voie suivre, un sage de l'Inde répondit : suis les enseignements du Christ ! Une pensée qui ne cesse de changer fondamentalement ne peut être vivante .

Mais la pensée vivante est pensée en situation . Au présent cycle, percer des portes dans les murs des prisons de l'âme est un acte vital de pensée . Remettre en cause l'unité de son ego constitué par le Système, dans le Spectacle et les murs de l'idéologie racine, est une opération vitale de penser . Quant la seule continuité est morbide, l'enracinement peut être condamné, et le rhizome devenir la référence – dans une situation d'exception . Et notre situation est une situation d'exception .

C'est pourquoi je n'écrirais pas d'anti-Deleuze . Deleuze doit être lu dans la situation du cas d'exception, telle que Taubes l'expose, dans une perspective eschatologique, celle de la guerre civile mondiale présente . Deleuze peut être une arme bonne si la situation n'échappe pas à l'esprit – si le rhizome et la schizophrénie ne sont pas niés comme des déviations compensatrices d'un déséquilibre massif de la vie, ne sont pas posés comme un état normal et souhaitable de la pensée . Car cette liqueur amère est celle de la dissolution de toutes choses, le règne de la disharmonie, rien qui puisse construire .

La société ne doit pas être uniquement bâtie sur l'homme pour être pleinement humaine, car l'homme doit reconnaitre, accepter et assimiler par destin l'inhumain. Ceci n'est nullement l'exténuation de la vie ou une voie ascétique, mais la plénitude de l'accomplissement. C'est le cas de toutes les grandes civilisations de l'histoire.

L'âge de fer est l'âge de Kali, de la destruction . Céline dit quelque part (Guignol's Band) :

On est parti dans la vie avec les conseils des parents. Ils n'ont pas tenu devant l'existence. On est tombé dans des salades qu'étaient plus affreuses l'une que l'autre. On est sorti comme on a pu de ces conflagrations funestes, plutôt de traviole, tout crabe baveux, à reculons, pattes en moins.
On s'est bien marré quelques fois, faut être juste, même avec la merde, mais toujours en proie d'inquiétudes que les vacheries recommenceraient... [... ] souvenez vous !

Les conseils des parents figurent ici les illusions de bonté et de justice que conserve l'adulte qui en a reçu l'héritage . Même en son absence, cela est vrai pour la plupart des hommes . Bonté, justice et harmonie de l'ordre humain ne sont pensables que par référence à l'unité et à l'identité, à la correspondance naturelle et harmonieuse de l'ordre des relations et de l'ordre des essences, ou identités :

La famille manifeste les lois qui règnent à l'intérieur de la maison, lois qui, appliquées au monde extérieur, maintiennent également en ordre la cité et l'univers. (...) Quand le père est vraiment père et le fils vraiment fils, quand le frère aîné tient comme il faut sa place de frère aîné et le cadet celle de cadet, quand l'époux est vraiment époux et l'épouse vraiment épouse, alors la famille est en ordre. Lorsque la famille est en ordre, toutes les relations sociales de l'humanité s'ordonnent à leur tour.
Yi King ,37, la famille.

Le désir d'utopie est un moteur du monde . Mais les relations sociales de l'humanité reposent sur les racines pourries de l'idéologie racine et du Système capitaliste de destruction des liens au profit de l'enfermement dans le lien d'intérêt, dans l'unité unidimensionnelle d'un lien pensé comme conflictuel par principe (soit A-B, si A perd, B gagne), et dans des identités indéfinies et génériques multiples qui de ce fait sont par nature en discordance avec l'ordre des liens . Il est impossible de restaurer sans assimiler toute la destruction engagée, sans boire jusqu'à la fin le vinaigre de la coupe – il faut recommencer le monde, le refonder . Sans oublier que la négation est subsumation, et donc conservation, et non annihilation .

Nous sommes en fin d'un cycle, d'un monde . La collision aura lieu, le crépuscule de l'Ouest est déjà là en puissance, car la trajectoire est ancienne et inexorable . Reste à savoir quand et où commencera-t-il . Il peut avoir lieu comme un spectacle ou ne naitre que de la modification pernicieuse de petits détails, comme lors de la grande Peste : la mort des rats, rapportée aussi par Camus . Qui aura pitié des rats ? Peut être aurons nous le meilleur des mondes . L'enfer blanc de la technique accomplie . Car la société industrielle ira jusqu'aux formes les plus ténébreuses de la destruction de l'homme, cela parait certain .

Nous savons que nous avons raison, et que cela est totalement inutile, au moins dans l'immédiat, sinon à nous ouvrir les yeux . Alors lisons la Baghavat Gita, XI :

Arjuna :

En contemplant tes dents effroyables et ta face semblable aux flammes consumantes de la mort, je ne puis voir ni le ciel ni la terre ; je ne trouve pas de paix : aie pitié de moi, ô Seigneur des Dieux, Esprit de l'univers ! Les fils de Dhritarâshtra avec tous ces conducteurs d'hommes, Bhîshma, Drona, Karna et nos principaux guerriers, semblent se précipiter impétueusement d'eux-mêmes dans tes bouches effroyables armées de crocs ; j'en vois qui sont saisis entre tes dents, la tête broyée. Tels les courants rapides des fleuves débordants se précipitent à la rencontre de l'océan, ainsi ces héros de la race humaine se précipitent dans tes bouches enflammées. Tels des essaims d'insectes entraînés par un mouvement irrésistible trouvent la mort dans le feu, ainsi ces êtres se précipitent éperdument dans tes bouches pour leur propre destruction. Tu enveloppes et engloutis toutes ces créatures de toutes parts, les léchant de tes lèvres en flammes ; remplissant l'univers de ta splendeur, tes rayons perçants brulent, ô Vishnou ! Hommage à toi, ô le meilleur des Dieux ! Sois propice ! J'aspire à te connaitre, l'Un Primordial, car je ne connais pas tes voies.

Krishna :

Je suis le temps venu à maturité, manifesté ici bas pour la destruction des créatures ; à l'exception de toi, pas un de tous ces guerriers ici alignés en rangs serrés ne survivra. Donc lève toi ! Saisis la Gloire ! Défais l'ennemi et jouis de l'empire dans sa plénitude ! (…)

Arjuna :

(...)Ayant ignoré ta majesté, je t'ai pris pour un ami et je t'ai appelé (…)

Abd El Kader dit : il viendra un temps de détresse où ta prière ne te servira de rien . C'est de ce temps dont parle Arjuna . En situation, la pensée, dans la guerre civile mondiale, est celle de l'apprentissage de l'attitude mentale du combat . Celle de l'attitude mentale du rhizome, sans pour autant l'aimer . Celle de la refondation du monde, des mondes humains . Les réactionnaires, qui veulent retourner aux racines, et les révolutionnaires doivent comprendre leur unité foncière, et la puissance qu'elle représente .

Il n'existe aucune perspective d'une refondation à part de la philosophie, ou de la poésie, ou de l'art . La seule perspective humaine, dans cette phase d'achèvement du nihilisme, est la réalisation de la philosophie, de la poésie et de l'art, par la reconstruction d'une civilisation . Préalablement, l'ordonnancement individuel ou collectif de la vie humaine sur les puissances les plus hautes de l'âme, la contemplation, le savoir, l'amour, l'art et le détachement de ce qui compte dans le Système sont des disciplines philosophiques véritables . Toutes les années des avant-gardes de l'Est, toutes les années de dissidence, les années soixante, et soixante-dix de l'Occident, ne furent pas, à ce sujet, des périodes vides de vie et de pensée . La constitution de communautés effectives, le tissage de liens inconditionnels, de réseaux, est une activité de refondation . La constitution de modes de vie est une activité de refondation . Même au plus profond des pays de glace, comme le raconte Pasternak dans le docteur Jivago . Toutes situations où la pensée peut être effectivement vécue est une activité de refondation,

Nous retrouverons la puissance de respiration des périodes de révolte, des forêts et des souterrains . Nous pouvons avoir besoin de Deleuze . Deleuze, hélas ! Alors l'ensemble des racines et des rhizomes pourra produire du nouveau .

Car je suis las de ce monde ancien .

Donc lève toi ! Saisis la Gloire ! Défais l'ennemi et jouis de l'empire dans sa plénitude ! (…)

6 commentaires:

Anonyme a dit…

Globalement, nous nous retrouvons Lancelot.

« Le monde que nous connaissons devient une puissance du monde parmi d'autres . »
La Tradition nous l’apprend - notre monde n’est que l’une des Images possibles de l’Idée-Monde.
Et comme « Ce qui est en Haut se reflète en bas, et inversement », toute cosmogonie, et donc toute Polis, se doit de refléter au plus près l’Idée.
Cette dernière, fondamentale et fondatrice, doit trouver un cadre optimal pour s’incarner et se décliner harmonieusement à travers les multiples microcosmes (les hommes et leurs sociétés) qui découlent d’elle.
C’est seulement dans ces conditions que l’Homme, fort de la « Verticalité », peut se développer « horizontalement ». Symbole vivant, il trouve son équilibre entre le Haut et le bas.
Un monde (une Polis) respirable ne peut être qu’en calquant son souffle sur l’inspiration du Cosmos (la Poiesis).

… et les Hommes d’entretenir un rapport sain et serein avec la Tekne :
« Le regard scientiste sur le monde est possible, peut être vécu – mais rien de plus . »
Au 1er siècle de notre ère, à Alexandrie, Heron Mekanikos découvre la puissance de la vapeur, de la pression et des engrenages. Ses plus grandes inventions : des théâtres de marionnettes entièrement mécanisés qui rejouent l’Iliade, les premières portes automatiques de l’Histoire (qui seront récupérés au Moyen Age par les Byzantins), et des distributeurs qui échangent de l’eau contre de la monnaie.
Et les historiens modernes, aussi émerveillés que désolés : « Imaginez un instant que ce Grec ait appliqué ses découvertes physiques aux véhicules ou à d’autres machines ! L’ère industrielle aurait put se produire il y a 2000 ans ! ».
Brrrr…. J’en mouille mon caleçon…
Pourquoi un génie pareil n’a pas imaginé un seul instant appliquer ces découvertes aux chariots ou aux métiers à tisser de l’époque ?
Très simple :
Ses automates incarnaient des personnages mythiques, au sein d’une arène « magique ».
Ses portes qui détectaient les mouvements par la pression, il ne les a vendues qu’au temple de Jupiter.
Et ses distributeurs d’eau collectaient les oboles des fidèles venus quêter l’eau lustrale.
Nantis d’une grille de lecture défaillante (nommée « Progrès »), les historiens modernes n’ont pas su remarquer que TOUTES les inventions techniques de ce Grec Alexandrin ont été appliquées dans des cadres subordonnés à la Poiesis.

Car pour le Sage, la Tekne n’est qu’une forme, une expression, de la (Mytho-)Poiesis, et la physique un pont vers l’émerveillement métaphysique.
N’oublions jamais que Pythagore était à la fois mathématicien ET shaman. Professeur ET théurge. Il n’y a là aucune contradiction dans les termes… si on a une lecture traditionnelle du Cosmos et des Hommes.
Il y a même synonymie.

(suite au poste suivant - Maldoror)

Anonyme a dit…

(suite du post précédent)

Le Manifeste d’Una-Bomber (mathématicien) nous avertit très lucidement des dangers de la Pan-Tekne. Il nous invite à brûler tous les livres techniciens, et à retourner à l’état « sauvage ».
Admettons… mais le VRAI problème demeure : ce mathématicien, obnubilé par la Tekne, oublie la Poiesis - et c’est JUSTEMENT cet oubli qui nous condamne à un sort funeste. Il oublie que le Prophète de malheur est Oracle, c’est à dire Théurge et Shaman. Et qu’eux seuls peuvent abreuver l’homme assoiffé qui, désespéré ou aveugle, se tourne vers la technicité.
Sans ce que Mircéa Eliade appelle la Hiérophanie (la réémergence du Symbole et du Sacré dans le quotidien), les primitivistes seront comme les hommes modernes : nus.
Alors, tôt ou tard, ils seront à nouveau tentés de recourir à outrance à la technique, au confort, et aux mots en « ismes » comme cache-sexe. Cache-misère de leur vide, de leur dénuement intérieur.
Je crois profondément que la Poiesis/Hiérophanie évite de prendre la Tekne comme fin première et ultime de nos existence. Elle évite de confondre l’ombre et la proie.
Pensez aux civilisations pré-colombiennes qui, par leur cosmogonie, connaissaient parfaitement la Roue, mais se refusaient d’utiliser ce symbole fondamental à des fins matérielles – et les archéologues de s’arracher les cheveux face à ce « mystère » : « Pourquoi ne pas avoir inventer le char !?! ».
Une véritable question existentielle… et je dis cela sans ironie aucune.

Connaître le Secret du Feu n’est pas un péché.
Ce qui est dangereux, c’est de croire que ce feu fait de nous des dieux.
Qu’en nous permettant de voir dans les Ténèbres de l’Abîme, il nous dispense d’écouter le Verbe-Guide.
Mais « A trop scruter l’Abîme… »
C’est pour ce glissement des valeurs que Prométhée a été puni.
Certainement pas pour avoir privé Zeus de son jouet préféré.

Anonyme a dit…

(suite et fin)

Car en absence de liens (dont l’importance a été magistralement définie et défendue par Lancelot) , et notamment en absence de liens aux Symboles et à sa verticalité, l’homme prométhéen ne peut que leurs substituer des intermédiaires (qu’ils soient profs de philo, fonctionnaires, scientifiques, policiers,…), et des fins qui n’en sont pas (« le Progrès », les droits de l’homme et du bébé phoque, etc…).
Des ersatz, sans consistance et saveur réelles.
On ne fait que multiplier les obstacles à la compréhension, à la dignité, et engendrer un irrémédiable phénomène de dissolution. Qui mène au non-sens. Au vide.

Je suis définitivement d’accord avec « L’hypothèse de la catastrophe . Pour tout problème, se demander si, en cas de catastrophe, ce qui est présenté comme bon serait conservé par les êtres humains aux prises avec les nécessités réelles de la survie . »
Et je m’empresse de rajouter : « Y compris (en particulier ?) la survie de L’ESPRIT. »
Le dénuement technologique et déontologique ne vaut que s’il se fait au profit d’un enrichissement intérieur.
Il n’est porteur de sens et potentiellement pérenne que s’il répond VRAIMENT à la soif de savoir et de sens.

« Devenir savoir objectif est renoncer à la sagesse, parce que la sagesse est situation . Une discipline constituée pose des questions dans la situation de son objectivité de discipline avant de les poser dans le monde . De ce fait, elle tend à occulter la situation personnelle vitale de celui qui cherche . »
Oui et non.

Oui, parce que ces savoirs n’en sont pas. Puisqu’ils sont contingents.
Je ne saurais systématiquement tirer des leçons de la contingence de X pour les appliquer à Y.

Non, parce qu’une société basée sur une grille de lecture traditionnelle (au sens guénonien du terme), c’est à dire transcendante, et donc globalisante, atemporelle et universelle, offre une compréhension et un secours à TOUTE situation individuelle.

L’Idée, lorsqu’elle est vraie, trouve toujours sa voie jusqu’à l’Image.
« Ce qui est en Haut… »
Exemple : les messages du Christ et de l’Hagakure, basés tous deux sur la Mort comme pilier essentiel à la Vie, peuvent s’appliquer à TOUS, en TOUTE situation.

Science Sacrée et Art de la Guerre, surtout en tant de Kairos, sont synonymes.
Réactionnaires et Révolutionnaires, s’ils sont éclairés par le Haut, sont de la même race.
La Race de l’Esprit, comme aurait dit Evola.

En guise de conclusion, je citerai Mircé Eliade :
« Il est indispensable de reconnaître qu'il n'existe plus de solution de continuité entre le monde « primitif » ou « arriéré » et l'Occident moderne. Il ne suffit plus, comme il suffisait il y a un demi-siècle, de découvrir et d'admirer l'art nègre ou océanien ; il faut redécouvrir les sources spirituelles de ces arts en nous-mêmes, il faut prendre conscience de ce qui reste encore de « mythique » dans une existence moderne, et qui reste tel, justement parce que ce comportement est, lui aussi, consubstantiel à la condition humaine »

Parce qu’en effet, les Hommes auront toujours soif.
Et qu’on ne pourra jamais les désaltérer avec le sable du désert.

Maldoror.

PS : j’ai écrit ce texte dans l’urgence – malgré une rédaction qui laisse à désirer, j’espère qu’il fait sens.

Anonyme a dit…

J'oubliais:
"En tant que prioritairement mode de vie, la philosophie ne s'enseigne pas comme un savoir objectif, mais par imitation quotidienne d'un maître ."
C'est justement parce le Maître est l'incarnation vivante de l'Idée, hiérophanie en action, que le Disciple peut et doit s'inspirer de lui.
Dès lors que le Disciple est totalement imprégné de l'Idée, il peut se passer de l'image, du reflet - il peut se passer, voire dépasser, le maitre.
Ainsi, l'ineptie des modernes: "je suis sartrien"/ "je suis deleuzien"/"je suis guénonien"/etc...
En se proclamant tel, ils ne sont que l'image d'une image d'une Idée.
Et non le reflet directe de l'Idée.
Une impasse, un mensonge.

Maldoror.

lancelot a dit…

Mon ami, j'ai modifié le texte dans le sens de vos profondes et vraies observations, parce que vous avez entièrment raison. Je suis très pris, et préoccupé par les évènements qui se lèvent : excusez moi d'avoir tadé à vous répondre. Ne m'oubliez pas. Bien à vous, ami précieux.

Anonyme a dit…

Il n'y a pas lieu de s'excuser!
"Les pieds dans la boue, la tête dans les étoiles"... Et cette boue du monde ne nous laisse pas toujours le temps (ou l'envie) de fixer notre pensée à l'attention des autres.
D'ailleurs, cette boue... la situation au Japon m'attriste d'autant plus que j'y ai posé mes bagages quelques mois (en 2OO8, à Kyoto). La culture, l'histoire et l'esthétique japonaises me fascinent et m'attirent pour ainsi dire depuis toujours - je m'en sens profondément proche. Un pur "fantasme" métaphysique. Et comme tout fantasme, toute Idée, sa "concrétisation" risquait de comporter une part de déception.
Vint 2008... et le Japon (traditionnel) m'a comblé au delà de toute attente. Et j'y ai rencontré des gens si généreux, bon vivants, à la fois fiers et humbles... tant de souvenirs...
Je n'exagère pas en disant que ce fut l'une des plus belles et des plus riches périodes de ma vie.
Je n'ai jamais eu la larme facile.
Pourtant, j'avais les yeux humides en quittant le Kansai.
Et maintenant, je n'ai plus qu'à regarder ce pays - ce paradis perdu! - crever, broyé par les mâchoires du "Progrès".
Aujourd'hui, j'ai l'oeil sec, et mauvais, parce que je ne pourrais peut-être jamais y retourner.

Et Kali de tirer la langue...

Maldoror.
PS: votre texte contenait déjà mes observations. Je me suis contenté de les "rectifier", au sens alchimique, hermétique, du terme -
C'est à dire opérer une deuxième distillation du rizome, au V.I.T.R.I.O.L.

Nu

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Zinaida Serebriakova