Passage à l'acte.


(Tokyo, 1947)

Le 13 novembre, il est cinq heures du matin, Lætitia Shérif tourne en CD, l'ordinateur rame, le diable sait pourquoi, Nada de Manchette est ouvert, renversé sur la table, et je pose "le passage à l'acte". Nada est un roman, genre faux, sur un tel passage .

Passage à l'acte est une problématique de l'intellectuel moderne . L'intellectuel n'est pas une figure moderne issue d'un choix, mais un destin qui s'impose . Chez Manchette, expliquer notre présence est comprendre notre place dans les rapports de production . Intellectuel est le penseur à l'âge de l'exténuation de la pensée dans les mots . Malheur à celui qui a perdu le céleste pays et la grande amitié .

Pierre Hadot l'a écrit : la philosophie antique est un mode de vie . On est philosophe, péripatéticien, on déambule dans le monde, un monde de lèpres, de plaies, de suppurations, d'odeurs violentes, de désirs .

On ne s'enferme pas dans des salles vides où le monde n'est que représenté : écorchés anatomiques, cartes, crânes grimaçants de résine, affiches "folkloriques" avec sourires ultrabrite et gros seins . Et aujourd'hui tableau blanc interactifs, où s'affichent, luminescents, les fantômes du monde . On y parle de tout, on n'y réalise que l'attente et l'ennui . L'attente vide, car il n'y a rien a attendre, car ce qui arrive est le vide, le règne et la gloire du vide .

Nous avons eu un jour, nous tous, un professeur de philosophie payé par la République . C'est le munificent viatique, les principes de la République, du Contrat social, de la morale . Ils n'ont pas tenu devant l'existence . La race des professeur de philosophie est peut être le pire affront fait à la sagesse . Leur sotte fatuité à définir, à finir, ce qu'est l'homme, le beau, l'art, la morale, à leur échelle de fourmis, relève du crime . Je le dis avec détachement mais sans ironie . Le réductionnisme et le vide sont inhérents à l'idée d'un enseignement de la sagesse à part de l'expérience, préalablement à l'expérience . "Les chefs d'œuvre de la langue française sont les discours de distribution pour les lycées (...) et une bonne appréciation des ouvrages de Voltaire (creusez le mot appréciation) est préférable à ces ouvrages eux-mêmes- naturellement !"

Le naturellement ! de Lautréamont est de la nature du vide . Nous pouvons lire, lire, lire . Nous pouvons lire le Hagakure, mais jamais nous ne verrons la pointe du sabre de l'ennemi, à cinquante centimètre de nos yeux, danser comme un serpent . Nous ne couperons pas la tête d'un homme les mains liées dans le dos . Nous pouvons lire St Thomas, nous ne pouvons pas vivre le froid des roches du monastère, l'obscurité de la nuit, l'abstinence sexuelle, la méditation physique de la mort . Nous pouvons, sur les pentes du Mont Dol, en vue de la montagne angélique et de la métropole de Bretagne, lire les visions des ermites dans le roc, les trônes, les dominations sous la mousse et les ronces, nous ne pouvons même pas comprendre vivre dans ce refuge de vent . Nous pouvons lire les Tantras, nous ne pouvons conjurer sur un cadavre recouvert de cendres . La violence radicale pour sortir de soi-même est justement ce qui est interdit par la vie ordinaire .

Passage à l'acte : Mishima .

« De 1946 à 1948 inclus, Mishima resta absorbé dans sa réalité personnelle. La différence était que maintenant, il était forcé de se rendre compte que sa passion l'éloignait tout à fait de ce qui intéressait la période d'après-guerre. Il s'était senti des affinités avec la réalité du temps de guerre ; elle lui avait fourni des possibilités d'abstraction, avait nourri sa passion, lui avait permis de se sentir "en harmonie". La réalité nouvelle lui semblait étrangère, intraitable, repoussante. Tout comme Le garçon qui écrivait des poèmes, il "l'observait d'un oeil froid, la considérant indigne d'un poème" et il se tournait avec résolution vers « une affirmation passionnée de sa réalité à lui."

Mishima est l'homme moderne en recherche du passage à l'acte . Sa pratique assidue de l'exercice physique comme exercice spirituel, le travail sur le corps comme préparation à l'incarnation, la culte de la mort comme refus radical de la sécurité, la mise à l'épreuve du corps dans la violence sanglante du sacrifice . Passage à l'acte du désir d'inconditionné et de mort au cœur des hommes nobles .

Au delà des professeurs de philosophie, il faut être juste, même avec la merde ; pour ceux qui ont eu du catéchisme, les principes du christianisme, qui les a vu vivre ?

La règle de St Benoit impose l'accueil de l'étranger . Dans un monastère cistercien, on m'a soutenu que le monastère ne pratiquait pas l'accueil . Juste après, j'ai croisé des retraitants . Je n'étais pas un prochain convenable . Mensonge, recherche du profit, au lieu de l'ascèse la plus voyante . Je ne juge pas, mais je ne cache pas la vérité . C'était il y a très longtemps .

Les principes du christianisme, je les ait entrevus, parfois . Chez les anciens Irlandais, on ne pouvait fermer sa maison, au crépuscule, sans regarder l'horizon des chemins de montagne, car ne pas respecter le devoir d'hospitalité était une malédiction . Quels hommes c'étaient !

Vivre non pas conformément à nos principes, mais placer une teinture de nos principes sur notre vie, cela est déjà si difficile . La vie ordinaire s'impose . Qu'importe de pratiquer le yoga une fois par semaine, si la vie n'est pas changée . Que vaut une prière, une méditation dans une parenthèse de temps, dans un temps fermé comme une sphère au "reste du temps", ce fameux "reste du temps"...La vie ordinaire doit être protégée de tout . Le rôle du musée et du 1% culturel est de nous protéger de l'art . L'art est enfermé dans le musée, le sacré dans la cérémonie, comme les fous dans l'asile ; ils contiennent sagement ce qui déborde .

Le musée est un cercueil de l'autre vie, celle que nous pouvons entrevoir et jamais atteindre . Les œuvres sont déliés du lieu et de la vie, sont des marchandises . La liberté humaine est réduite à la liberté de la marchandise . La marchandise est l'archétype moderne de la liberté, l'analogué premier et principal de la liberté moderne, celle qui exige une exténuation de la différence, la réunion générale de l'être dans le genre indifférencié de l'échangeable . La liberté sexuelle est l'échangisme . La liberté de la femme est l'extension du marché, le "se mettre en valeur" . La liberté de l'art est le commerce de l'art . La liberté de l'homme est celle du consommateur .

Toute cette liberté est d'un ordre absolument déterminé, horizontal .

La vie ordinaire s'impose par force, avant même l'intervention des organes de coercition . Pour en sortir, je dois sortir de la société . Sauf à avoir des rentes, cela signifie dépendre de la charité publique, qui fait bien sentir la morsure du pouvoir et de l'humiliation . Je ne peux vivre pauvrement à l'écart . J'aurais mes RDV pôle emploi, mes bilans de compétences avec un imbécile incompétent, mon RSA, mes lettres recommandées menaçantes, mes stages et mes petits boulots de merde...j'aurais l'humiliation de mes enfants . Alors je travaille . Je gagne bien ma vie . L'ensemble des tâches du quotidien occupe l'essentiel du temps du lever et du coucher du soleil .

La plupart des hommes, même les riens, souffrent à un titre ou à un autre de la vie ordinaire . Les remèdes sont des intermèdes : prendre une cuite, un speed, une exta, un acide dans une soirée, baiser brutalement, pratiquer des partouzes en service commandé, aller au cinéma . Le cinéma, comme celui de Tarantino par exemple, est une négation passagère de la vie ordinaire, négation passive . La rage de l'abaissement (que l'expression se foutre minable traduit parfaitement) est une rage de négation de la vie ordinaire .

La souffrance de la vie ordinaire est très ancienne . En 1099, quand Urbain II prêcha la croisade, des milliers d'hommes partirent de tous lieux . En 1914, l'enthousiasme des masses fut indescriptible . C'était en fin, la fin de l'ère de la sécurité, l'ère commençante des explosions humaines et de flots de sang et de chair humaine . La chape de plomb de la vie ordinaire s'étend sur le monde entier, et une intense propagande le vend comme une fin, une finalité de l'histoire humaine . La vie ordinaire me dévore, et ne laisse que des vestiges de vie, le "reste du temps" .

Le "reste du temps" des restes humains s'efforcent de secréter une pensée, pour que la vie ordinaire ne fasse pas définitivement éclipse au Solaire de la vie humaine . Mais cela est difficile . Très difficile . Tous ont leur vie ordinaire . Massive, cristalline, sans aucune fatigue . Les interstices de plus en plus fermés, une rage de fermeture, de "sécurisation", vus comme des anomalies . Les lieux les plus déserts se percent de chemins . Peu savent garder espoir, énergie, désespoir, folie, rage . Humour . C'est pour le roc le plus dur lutter contre la pesanteur . Comme les seins et les fesses : ils finissent par s'affaisser, se reposer en tas sur un fauteuil devant la télé . Il est assez de rester en dehors . C'est ce qui distingue l'homme noble des révoltes mercenaires comme des révoltes adolescentes, de celles préalables à "l'intégration" . L'endurance silencieuse du dehors, la fraternité secrète des hommes de l'extérieur . Pourquoi je comprends Mishima, pourquoi je comprends Nietzsche, pourquoi je comprend Ulrike Meinhof comme hommes, quand bien même ils ne sont pas moi .

La fraternité des hommes de l'extérieur dépasse les couleurs et les sympathies . Il y a plus de différence entre celui qui accepte et celui qui refuse, que sur les raisons de refuser ce monde inacceptable.

A Aigues Mortes, dans la Tour, une prisonnière huguenote du temps de la Révocation, restée des dizaines d'années enfermée, a si profondément sculpté résiste dans un moellon que les visiteurs peuvent encore le lire, et passer la main sur ce témoignage . Résiste .

Rester le corps à l'intérieur, être du dehors . Seule une volonté amère, venimeuse peut l'assurer à celui qui ne s'abreuve pas à la source du dehors, pour qui l'extérieur est nature et joie . La situation du dissident est celle d'un agent double à perpétuité . Celle d'un marrane .

Tous les hommes du Système-nous en sommes- ont une vie ordinaire, et y sont ensevelis comme le calmar géant dans les abysses . Rarement dans leur regard, rarement, à l'écart d'une discussion, quand ils sont un peu ivres, au printemps, se montre l'éclat lointain, la phosphorescence du Kraken dans les entrelacs des flots, mais ils l'ont oublié eux même . Incapables d'en faire une partie fonctionnelle d'eux-même, il le nient, se mutilent, ne sont que mécaniques de la vie ordinaire, des "hypersocialisés" . Certains s'y plaisent, femmes amoureuses de leurs enfants et de l'enfance, fuyant le vide des mondes adultes, maniaques de collections infimes, imbéciles, de loin les plus nombreux . Au dessus du veau d'or triomphe la bêtise au front de taureau .

Ceux qui évoquent les puissances occultées de l'homme sont divers . Don Juan, Tristan et l'Ermite en sont des figures, tout comme la Croix et la Mort . La Croix proclame la folie de la sagesse du monde, comme Tristan-Tantris proclame, dans son amour pour Iseult, la folie de l'ordre conjugal contractuel, du PACS, qui se prend pour le principal et premier analogué de l'amour, qui fait mouvoir le Soleil et les étoiles .

Le savoir de la Gnose toujours fut celui du mal intimement infiltré dans ce Monde, fut de connaître le Prince de ce monde . La Gnose est négativité, condamnation de l'ordre vide qui fascine les hommes vides, au nom de l'ordre supérieur du Sang et des roses . "Je suis l'esprit qui toujours nie ; et c'est justice, car tout ce qui existe est digne d'être détruit ; il serait donc mieux que rien n'existât . Ainsi, tout ce que vous nommez péché, destruction, bref, ce qu'on entend par mal, voilà mon élément . "Goethe, Faust . Le savoir de la Gnose est de penser l'Évangile de Judas .

Protéger la vie est l'obsession du siècle, mais la vie qui demeure est vide, est écran sans saveur où se jouent les spectacles du Système . Tout ce qui est existe est vide . Tout ce qui existe est digne d'être détruit, y compris l'obscur désir de destruction qui marque le terrorisme absolu . Tout est vide, et nous sommes pleins de ce vide ; et de désespoir nous avons tous tellement besoin d'y croire, de donner des avis sur ces spectacles . De donner des avis sur lui, sur elle . Comme si notre avis avait la MOINDRE IMPORTANCE . Comme si l'objet de notre avis pouvait avoir la MOINDRE IMPORTANCE . Comme si notre avis nous donnait l'être ou la vie, la vie qui s'insinue sous le monde comme l'eau sous le sable . Écoute bien, frère : un jour tu comprendras que donner ton avis sur la connerie est encore une forme de connerie .

Nos révoltes contre la vie ordinaire ont commencé par une rupture intérieure . La société est faite de masques, et la plupart ne sont pas adaptés aux hommes qui les portent . La vie est une comédie . Telle juge d'instruction se rêve poétesse, avec un chapeau sur l'oreille, qui n'est qu'une petite fille bêtasse, une machine fonctionnelle sans recul, avec un mari tout à fait sot . Tel journaliste narcissique et creux se rêve écrivain, navigateur, amant d'exception, quand elle ne suce que son fric . Au fond, ce monde grimaçant est drôle . L'âge de fer a ses délices . Le risque est d'être spectateur, de ne pas engager le fer .

Le travail sur le corps et la chair sont la première approche du serpent, qui marche dans la poussière . Le tatouage comme rite est cet art d'incarnation et de carnation qui s'involue dans les branches entremêlées sur le front d'Eros . La femme pénétrée par le dard du dessin s'arc-boute entre douleur et volupté . Alors l'art devient union et marque définitive, marque la séparation d'avec le monde et l'union des hommes mauvais qui produisent le monde.

La puissante aspiration du vide est puissance et volonté de puissance . Le poison est l'essence du salut . Le chemin vers le bas élève . La voie de la main gauche doit naître comme voie d'Occident, parce que sinon la vie deviendrait impossible . C'est l'impossible qui fait naître le possible . Résiste, antique Serpent !

Car je t'aime, ô éternité !

Viva la muerte!

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Zinaida Serebriakova