Marguerite comme fin et miroir . Ou sur ce que vaut l'ego, et l'auteur .


(Klimt, Leda)

Le travail sur les réseaux ne peut sans doute pas être évité, mais il possède une force de dispersion multiforme et puissante . Le pire est de discuter quand la discussion s'enfonce dans les marécages de l'insulte et du dénigrement . Pire encore, en l'analysant, je me disperse encore . Laissons les êtres de boue s'égailler dans la boue . Je dois garder les yeux sur le principe directeur .

Le seul auteur est l'Auteur . Le temps est un enfant qui joue au Tric Trac, et le jeu produit les œuvres des roches, les gemmes, les arbres et les fleurs, le ventre blafard du requin qui se retourne sous la lame, la cruauté et la bonté . Et les hommes et leurs pensées et leurs mots . Jeu grandiose, versicolore, dansant sur l'Abîme comme les flammes sur les ténèbres charbonneuses . Flammes dont les restes, ces œuvres majestueuses de la nature et de l'homme ne sont que scories . Scories des feux dévorants, et des glaciers, depuis longtemps disparus .

La teinture de l'amour vécu, cette sphère sublime dressée dans les ténèbres, qui laissa à Boulgakov le Maître et Marguerite, a laissé ses scories dans la glaise de l'écriture . Nous disons, de notre perspective impuissante, que l'œuvre est plus que cette époque éphémère de deux êtres ; mais sûrement non dans la perspective du jeu divin . Les lieux, le doux bruissement de la marche de l'aimée, le ronflement et l'odeur du poêle, la pluie et la neige battant les carreaux, les soirées d'été aux odeurs de fleurs et d'abeilles derrière le mur du petit jardin, ce pied s'insinuant doucement sous la table, sur le dressement du sexe, ces moments suspendus qui nourrissent l'écriture, furent plus intensément que toutes les lectures qui, évoquant ces instants, font revenir l'être, l'intensité, dans l'illusion de la vie ordinaire . Comme, par grande chaleur sur une route asphaltée, l'air vibre comme un bruissement d'insecte empoisonné par un neurotoxique, les formes disparaissent et des mers apparaissent sur la peau d'éléphant du sol . Ainsi Koroviev apparut et disparut dans le jardin des étangs du Patriarche de Moscou, comme émané des vibrations de l'air surchauffé, au règne de la grande Terreur ; ainsi le Maître parfois apparait-il et disparait-il dans les jardins plantés de livres .

Ce qu'est l'œuvre au regard de ce dont elle naquit, n'est à rien d'autre analogue qu'à ces vieilles photos sépias, qui témoignent encore qu'il y eu des êtres de chair et de sang avant que fut notre chair et notre sang, ce sang qui fait palpiter la peau fine . Je touche mes veines et je sens les flux et les reflux de mon sang, mon souffle et mon cœur ensemble, ce sang de mes ancêtres et de mes enfants, ce sang qui s'écoule à travers moi . Ça parle, et je dis que c'est moi qui parle . Cela flue et reflue en mon être, et je dis c'est moi . Qu'importe mes mots !

Comme le sang, ce que j'écris échoue à être moi, échoue à me représenter, échoue à me rendre plus intensément être ; c'est la seule leçon de l'écriture, d'apprendre que l'essentiel est au delà de l'écriture . Mais l'écriture reste une voie . Sans le verbe, il n'est pas de théurgie par le Verbe des ténèbres ; en échouant je me renforce, je spirale en mon néant, j'abandonne la prétention d'auteur, et d'auteur de moi-même, minuscule souverain d'infimes royaumes, insectes qui se battent dans une flaque de boue .

Auteur ! Les hommes qui placèrent leurs œuvres sous le nom de Confucius, Moïse, ou de Denys l'aréopagite, ne furent pas des faussaires . Faussaires, ces critiques gonflés de vent qui crurent découvrir en ces textes de puissance des faux . C'est leur regard même qui leur ment et les aveugle . C'est notre conception de l'auteur que nous plaquons sottement sur des époques préservées de cette vanité . Les scribes des temps firent preuve de la modestie et de la discipline de l'anonymat .

Les cathédrales ne furent pas signées, et une maison Phénix l'est : voilà qui doit faire réfléchir à ce que pèse la signature moderne . La vérité des auteurs est la vérité des masques, ou n'est rien , sinon l'emblème de la vanité du vide .

Ainsi le séducteur, comme Zeus qui séduisit Léda sous les apparences d'un Cygne, aime-t-il les masques pour séduire, pour s'insinuer auprès du sein de l'aimée . Mais son désir d'être objet d'amour est déçu de ce que sa ruse réussisse, car l'aimé est ce mirage qu'il a lancé en l'air comme un pêcheur son filet, l'aimé n'est pas lui . Lui, qu'il aimerait trouver dans le miroir d'un regard aimant, ne sachant se regarder qu'avec dégoût, gêne et cruauté . Mais lui ne se connaît pas lui même, comment reconnaître sa propre image ?

Aussi doit-il renoncer à se reconnaître autre que l'Un, et l'aimée renoncer à se reconnaître autre que le jeu divin, comme un brouillard d'or s'élevant d'un lac énigmatique .

La foi n'est pas la transparence, mais la foi . Devenir celui d'un autre, c'est répondre de lui par son corps . C'est être le miroir de son âme qui va l'orienter . Regarde et je regarde aussi .

Leur sangs doivent se réunir, faisant d'eux des frères de sang, d'une fraternité de partage de l'obscurité, gardant le feu ténébreux en partage, et la mort, et le miroir .

Je continuerais sur les réseaux, mais avec discipline . Du moins, j'espère, et c'est déjà assez .




(Torsten Solin, Leda)

1 commentaire:

Kesteur a dit…

Cher Lancelot, vous êtes parfaitement légitime dans ce texte admirable ... je le dis souvent, même si c'est à moi seul : pas d'autre auteur si ce n'est l'Auteur ... Souvenons-nous de la stupéfaction hypocrite des scribes et pharisiens, engeance de serpents, surpris par le Seigneur qui, sortant du populus, parlait "comme ayant autorité", c-à-d comme "auteur" ! Le nom véritable de la personne est un secret, tout comme l'abîme divin est un secret, non pas, comme le croit et le prétend l'homme vide et vieux, parce qu'il n'y à rien ou bien en conséquence d'un "complot davinci codesque" mais parce que le nom véritable de toute "personne" authentique ne se dit que dans le silence !

Nu

Nu
Zinaida Serebriakova