La Lutte contre les discriminations comme dispositif de domination, IV. Principes de base de la classification appliquée à la hiérarchisation sociale.


(Faute de couleuvres, on avale des crapauds idéologiques...)


Une multitude de hiérarchies existe bel et bien, mais multitude déterminée par une hiérarchie principale . Une multitude de critères de hiérarchie non hiérarchisés serait fort incommode, et de toute façon incapable de réguler la société de manière suffisante pour assurer la paix et l'ordre-la sacro-sainte "sécurité" indispensables au fonctionnement correct d'un Système social moderne . "Réguler" ici n'est pas une référence à Keynes, et cette régulation n'empêche pas l'organisation sociale de parvenir à une singularité chaotique, mais fait référence aux mécanismes sociaux qui reproduisent la hiérarchie sociale existante, selon le principe "que tout change pour que tout reste pareil", c'est à dire que s'accentue le déploiement de la puissance du Système. C'est pourquoi la "liberté de choix"des critères de réussite, invoquée par les modernes appartient au spectacle, et non à la réalité .

Personne de censé, hors du discours politiquement correct, ne tiendrait pour important dans la société le champion du monde de pétanque, la pétanque étant un critère de classement des hommes ; mais concernant le champion du monde de golf, c'est un autre statut . La distinction se fait aisément sur le critère des revenus apportés par le titre de champion du monde de la spécialité . La liberté de choix entre pétanque et golf n'empêche pas que la hiérarchie principale place le golf dans un autre monde que la pétanque . La hiérarchie principale du Système est basée sur la domination des choses, la propriété, qui donne la domination des hommes, et largement mesurée par le revenu disponible . Et tout le monde le sait, faute de l'avouer .

La domination dans la société moderne comme dans la plupart des sociétés humaines s'accompagne de toute sortes de bénéfices primaires ou secondaires dont je me passerais ici de faire la liste . Il importe seulement de remarquer que l'enjeu de la domination est absolument crucial dans la vie de la plupart des hommes, puisque tant d'hommes de valeur ont pu et peuvent risquer leur vie et tuer pour l'exercer . Par ailleurs la masse porte quotidiennement des insignes de domination ou du service de la domination, que ce soit des marques symboles de richesse, ou des insignes de type "staff", "sécurité", ou "FBI". Le comportement de la plupart des hommes montre que pour eux la domination est hautement désirable . Qui doit l'exercer ? Déjà Pascal répondait dans les pensées : « évidemment le plus capable – mais qui est le plus capable? »La question classificatoire par excellence est donc de définir les critères qui légitiment la domination .

Comme toute classification sur une échelle hiérarchique se fait sur une sélection arbitraire de critères, toute classification est partiale, comme les classements scolaires ou sportifs, qui classent sur un type d'épreuve . On est premier relativement à un critère, premier en maths, dans l'épreuve du 100m, etc jamais dans l'absolu . Si les critères se multiplient, c'est la pondération des critères qui fait la victoire, que cette pondération soit égalitaire (addition d'épreuves égales) ou non(voir les coefficients du bac) . Les critères sont posés, soyons clair, souverainement, par la puissance qui peut poser ce qui doit être, le groupe dominant . Arbitraire signifie ici arbitré par la puissance souveraine, les dominants de la société, et non "sans raison" et encore moins injuste, car si la question peut être posée, elle ne l'est pas dans cette étude .

L'arbitraire appartient aux jugements modaux dits contingents : est arbitraire ce qui peut être, ou ne pas être, donc est contingent, et posé comme nécessaire par une volonté puissante . Je le répète, dans une domination bien établie, cet arbitraire est nommé "nature" et "juste". La volonté puissante qui les a posés est oubliée dans sa nature contingente et passe en nature, car la position est devenue la pierre sur laquelle a été bâtie une Église ; et tout le poids de cet Église rend désormais l'arbitraire de la fondation imperceptible, car l'effondrement du fondement serait la perte de tous les repères idéologiques de la société et des hommes individuels, dont la psyché est structurée défensivement autour de ces fondations . Pour un Grec de l'antiquité, adhérer à notre vision de l'esclavage ou des relations entre les sexes est la destruction de sa Cité, de sa vie, et du sens qu'il lui donne ; et ce n'est pas par malignité qu'il ne rejoindrait pas avec enthousiasme un prêcheur humanitaire moderne, mais par nécessité vitale . La naissance des changements idéologiques aux marges des sociétés est liée au caractère marginal des hommes qui peuvent abandonner l'idéologie de leur groupe, penser-simplement penser- un « renversement de toutes les valeurs ».

Les fondements idéologiques d'une société ont été posés et sont désormais « nature » . Leur nature réelle, leur contingence ne peut être reconnue par la société que par connaissance et comparaison avec des dominations étrangères, ou avec des idéologies précédentes que l'actuelle a repoussées et caricaturées, dominations étrangères ou passées utilisant d'autres critères . L'âge moderne est celui de la découverte de l'étranger, et donc de l'arbitraire des critères de classement social de la société européenne, si net chez Pascal . "Vérité au delà des Pyrénées, erreur en deçà"ou chez le Persan de Montesquieu .

Un exemple très simple consiste à rappeler que dans l'antiquité esclavagiste, l'esclavage était naturel et juste, et que dans la déclaration des droits de l'homme, l'égalité et la liberté sont naturels et justes . La science qui retrouve le caractère contingent des fondations idéologiques d'une société a reçu plusieurs noms : phénoménologie chez Heidegger, dans certains textes comme « problèmes fondamentaux de la phénoménologie » ; archéologie, science des principes, chez Foucault . Il reste que l'analyse historique des structures de pensée donne les clefs de ce lent développement, et permet de retrouver la liberté et la puissance qui ont présidé à la fondation .

Il est à prévoir que les critères posés dans la classification hiérarchique le soient dans l'intérêt des groupes dominants . Et que des changements de paradigmes accompagnent des changements de la structure sociale, sans qu'il y ait de causalité déterminante : les Lumières ont construit la victoire de la bourgeoisie, et réciproquement .

La société, une fois refondée dans le paradigme moderne, est revenue de cette relativité culturelle des critères de classification, de ce moment regrettable de lucidité, de cette prise de conscience de l'arbitraire des classifications et des axiologies, grâce au progressisme idéologique . Les différents critères sont classés dans un grand récit orienté vers le Bien . Notre classification hiérarchique est présentée comme le nec plus ultra de l'intelligence humaine, et nous donne toute latitude pour mépriser les autres, les pas-nous, nos barbares, ces êtres entachés d'archaïsmes et de sauvagerie, exactement comme toutes les civilisations de l'histoire . Cette représentation temporelle naïve est comparable à la représentation spatiale des anciens chinois, qui se plaçaient au Centre-Bon, et méprisaient d'autant plus les peuples barbares qu'ils se différenciaient des chinois, plaçant la Chine comme mesure universelle du Bien .

Les Occidentaux rient bien sûr de ces naïves prétentions archaïques des Chinois, comme les chinois riaient de la barbarie des occidentaux . Ces occidentaux de la fin de l'histoire savent qu'ils sont réellement supérieurs aux peuples arriérés, et n'ont pas la morgue des colonisateurs du XIXème siècle quand ils font de l'ingérence humanitaire . Évidemment ! La puérilité des imbéciles est déjà notée par le roi Salomon . Le sentiment de supériorité ethnique qui rend incapable de même s'intéresser aux autres peuples est un des indices les plus convaincants de bêtise .

Pour donner des exemples de la variabilité historique des critères de hiérarchisation, je noterais que dans une société coloniale par exemple l'ethnie est un critère hiérarchique décisif ; le groupe dominant impose son ethnie comme critère décisif . Dans une société d'ordres, les ordres dominants définissent l'appartenance comme premier critère, et dans chaque ordre établissent une hiérarchie d'honneur fort complexe . Dans une société libérale, dominés par les propriétaires, le critère dominant est l'argent . Voilà pour des exemples caricaturaux .

Il est possible de poser la question de la justice absolue de ces critères ; mais dans une société comme la nôtre, viciée au dernier degré, cette question ne mérite pas d'être posée à ce stade . Pas dans cette étude . On fait que le fort soit juste, pour répéter Pascal . La puissance et la domination effective sont la mesure de ce que le Système appelle "équité", équité qui se résume à l'enrichissement indéfini et "équitable" d'un tout petit nombre . Toutes les sociétés "posent comme justes" leurs critères, et mesurent la justice à leur mesure . Et la mesure, c'est ce qui mesure, non ce qui est mesuré . Notre Système vaut bien tous les "barbares primitifs" dont on se moque en société sans rien en savoir, les "deschiens", qui ne sont que des images grotesques de nous mêmes, leurs créateurs à force d'imagination . La seule question de la justice des critères se résume à la question : qui a la puissance de poser sa force comme justice? Et qui est trop faible pour poser sa violence comme légitime, et est forcé de l'assumer comme crime ?

Le poèteVillon, au XVème siècle, résumait l'essence de la justice dans notre cycle historique : (texte modernisé)
"Au temps qu'Alexandre regna Un homme nommé Diomedès Devant lui on amena Engrilloné pouces et dès (menotté) Comme un larron (un lascar) Car il fut de ces écumeurs(pirate, voleur)que nous voyons courir. Il fut porté devant ce juge pour être jugé à mourir . Pourquoi est-tu pirate en mer? l'arraisonna l'Empereur. Pourquoi m'appelles-tu pirate? Parce qu'on me voit piller sur un petit navire? Si comme toi je pouvais m'armer, comme toi je serais Empereur"
Un homme a dit en substance la même chose au XXIème siècle, quand il a déclaré après avoir été accusé de terrorisme en utilisant des voitures piégées : que les États Unis me donnent des bombardiers, et je renoncerais volontiers à mes voitures piégées . Le sentiment exprimé est exactement analogue .

La classification sociale que réalise une société se doit donc d'être "juste" selon la conception de la justice que se fait cette société ; non pas en réalité, mais dans la représentation, dans l'idéologie, ou encore spectacle que la société se joue à elle même . Ce spectacle peut s'éloigner à l'indéfini de la réalité pratique vécue, comme aujourd'hui, où l'argent est tout et prétend parfois n'être rien . Déjà dans l'Ancien Régime, l'argent était devenu dominant, mais le bourgeois devait jouer au gentilhomme pour faire accepter la domination qu'il devait à sa fortune, jusqu'à ce que ce respect des convenances paraisse parfaitement gratuit, et que les nobles et le clergé pauvres puissent être éliminés, et les riches membres des ordres privilégiés intégrés, ou éliminés selon leur acceptation ou leur refus, à l'ordre bourgeois .

Particularités de l'idéologie classificatoire moderne : la nécessité chronique du mensonge, ou spectacle .

Notre société, concernant les critères de hiérarchisation, est paradoxale dans son idéologie : elle pose que "les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits", et que "les différences sociales ne peuvent être fondées que sur l'utilité commune" tout en plaçant les inégalités, selon son critère dominant qui est l'argent, à un niveau jamais atteint dans l'histoire...Il faut convaincre les pauvres que les montagnes de fortune des riches leur sont utiles, et sont utiles au public . Plus précisément la Déclaration des droits de l'homme et du Citoyen de 1789 ne reconnait que quelques critères légitimes : "places et emploi publics, sans autre distinction que leurs vertus ou de leurs talents"...et la propriété, héritable par nature, et donc essentiellement étrangère à la vertu et au talent individuels selon l'idéologie libérale elle même .

L'idéologie de la "lutte contre les discriminations" tourne autour de ce paradoxe fondateur ; la bourgeoisie n'a pas osé justifier sa domination sur la glace de la fortune, et a cherché le sucre de la vertu et le talent, histoire d'avoir plus de soutiens et moins de culpabilité en faisant couler tant de sang . Cette idéologie a connu il est vrai une prospérité et une durée que l'URSS pourrait légitimement lui envier, si cette dernière n'avait disparu sous elle d'un seul coup .

Car évidemment l'essentiel de la hiérarchisation réelle de la société bourgeoise repose sur la propriété . Prendre la propriété, la richesse matérielle, comme principe hiérarchique est syntone à un Système qui a pour entéléchie le déploiement maximal de la puissance matérielle . Et cette propriété est la propriété capitaliste, c'est à dire celle qui est justement le moyen le plus puissant du déploiement de la puissance . Ceux qui se vouent à cette propriété du capital et à sa mise en œuvre, les financiers, sont bien les hommes les plus puissants de la hiérarchie sociale, avant ceux qui donnent la mort, les militaires, et ceux qui préservent la vie, les médecins, et ceux qui régulent le déploiement matériel maximal, dans l'industrie . Il est de l'intérêt individuel du propriétaire de capital de maximiser la rente de son capital, et donc de maximiser le déploiement de la puissance matérielle, ou d'inciter ceux à qui il loue son capital de le faire pour lui . Mais cette propriété toute puissante, ce "pouvoir le plus absolu" selon les mots du code civil de Napoléon ("les actionnaires ont tout les droits", voir plus loin) doit-idéologiquement du moins, et pas juridiquement- être justifiée par la vertu et le talent, alors que vertu et talents ne s'héritent pas comme des biens selon l'idéologie libérale elle-même .

La propriété est pour nous cette supériorité indiscutable, analogue à l'expression de la domination physique ou militaire dans la rue . On peut toujours discuter à l'infini la vertu et le talent, mais pas l'argent, pas la force . Ajoutons que le triomphe et le règne de la propriété doit s'accompagner d'une délégitimation sociale de la violence comme moyen de domination . Ainsi le criminel enrichi qui veut parvenir, et devenir honorable, doit devenir un "homme d'affaire", c'est à dire un homme dominant par la propriété et pas par les armes : le blanchiment n'est rien d'autre . Et voir un chef d'État se battre les armes à la main comme les anciens rois stupéfierait plus, et le déconsidérerait plus que de le voir la bite à l'air dans un jardin luxueux . De même, les hommes politiques doivent nier publiquement tout penchant à la colère ; pourtant, dans l'Iliade, la colère d'Achille est la marque sûre de sa noblesse native . La richesse matérielle et la "raison", ou contention puritaine des passions vont de pair .

L'héritier ne peut plus être libertin ; la société bourgeoise est puritaine, parce que le pouvoir est un enjeu fondamental de sa vertu, plus exactement du spectacle de la vertu : le dominant se doit de donner un tel spectacle, et seul cet implicite explique l'affaire Lewinski ou les tartufferies de Bush ou d'Aubry . Cette société est vertueuse par goût de la domination, goût en soi fort éloigné de la vertu ; voilà un deuxième paradoxe issu du premier . Cette société puritaine, où l'on est vertueux par intérêt, perd tout sens de la vertu véritable, de la sincérité et de la probité ; tout hommeu(femmeu) politique(e) moderne(e) se vantera de sa capacité à communiquer, c'est à dire à exprimer ce qu'il pense utile à sa puissance, indépendamment de toute référence à la vérité et à la sincérité, sinon parce qu'il doit être capable d'en donner froidement le spectacle . Notre société sécrète la corruption et le mensonge comme la canne le sucre, et chaque mensonge oblige à en formuler indéfiniment d'autres depuis quelques siècles, ce qui en fait une société aussi superstitieuse et névrosée que possible . Voilà le résultat du paradoxe fondateur de la destruction des sociétés d'ordres, et du principe inavouable de la hiérarchisation par la propriété, alors si choquant et inhumain qu'il ne pouvait être "décomplexé", comme il l'est ( et en partie seulement) dans notre riante époque de progrès .
La société de la propriété décomplexée sera le sujet du prochain billet.

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Zinaida Serebriakova