La lutte contre les discriminations comme dispositif de domination V : la société post culturelle .


(William Blake, l'Ancien des jours)

Mais revenons aux critères de hiérarchisation de la société : la fortune décomplexée et la société postculturelle.
La définition des critères de hiérarchisation est un enjeu central de la souveraineté pour toute société humaine organisée : rien moins que le principe d'organisation de la société . Il s'ensuit que cette définition est le lieu d'intenses luttes idéologiques si plusieurs groupes aspirent à la domination . Dans notre société, les hommes sans propriété mais à talents s'opposent à ceux que la propriété dispense d'en avoir, même s'ils doivent encore parfois, en donner le spectacle . Ce rôle de la "vertu et du talent" dans l'idéologie justifiant la domination a pour conséquence que l'éducation prend le pas sur la naissance dans la justification de la domination . L'éducation est une légitimation silencieuse mais d'un poids complémentaire à la légitimité démocratique explicite . Même un propriétaire doit faire de "bonnes études", une "grande École". Une autre conséquence est que les dominants devaient se réserver l'accès à la culture dominante pour sécuriser leur domination, ne serait-ce qu'en se réservant la détermination du "bon usage" de la langue . Le Grévisse est le petit livre rouge de la bourgeoisie... Une telle évolution est antérieure à la révolution bourgeoise, et oppose déjà la robe, et l'épée . Mais le triomphe de la fortune, depuis la fin de la guerre froide, est tel que les masques tombent : c'est l'origine de la société "postculturelle".

De nos jours, l'évidence de la puissance est entre les mains des riches qui dominent l'industrie du spectacle, c'est à dire de la propagande du Système ; et la "vertu et le talent" y sont peu pertinents . Le poids médiatique est une question de force, de force de diffusion, ou puissance . Le poids médiatique légitime la domination en imitant le principe démocratique de la représentation : le représentant médiatique pèse autant et bien plus que le représentant élu, sauf exception choquante pour les puissants et balayés sous le tapis, comme l'échec de la « constitution européenne » par referendum . Ces gens se moquent ouvertement de la culture, ont plein de respect pour des tas de cultures comme les bourgeois du XVIIIème siècle singeaient la Noblesse, et s'essuyaient les pieds dessus . Paris Hilton est bien plus qu'Einstein dans notre monde, et ce tant qu'une guerre mondiale ne rendra pas un physicien indispensable à l'oligarchie . La représentation démocratique se dissous en représentation spectaculaire, et la propriété ou la jouissance des médias suffisent à construire une légitimité « démocratique », dont le « sondage » n'est qu'une partie . Tout individu médiatique identifié comme membre d'un agrégat « représentatif » peut ainsi parler au nom de son groupe, et dire « ce que pensent les » ...personnes âgées, les étudiants, les bretons, etc .

Le "micro trottoir" local, en tant que procédé de propagande, est la mise en évidence de cette transformation de l'individu dans le spectacle en exemple d'une catégorie par sa dénomination, et donc en représentant exemplaire parlant pour tous . La satire le caricature très bien : Journaliste : « Boulainville a peur » ; habitant de Boulainville « ah oui ça c'est ben vrai, on a tous peur ». Le passant sur le trottoir est indéterminé, et à ce titre devient par les propriétés de catégorisation des pronoms indéterminés comme "habitant de X" immédiatement l'habitant type de X, c'est à dire le représentant des habitants, plus et mieux que l'élu dont la parole est supposée de bois, comme le chèque . Ajoutons que son propos n'apporte aucune information ; il donne au propos médiatique l'autorité de la réalité, pour peu que les glissements sémantiques de "cet habitant" à "les habitants" ne soit pas perçu . Il en est de même des sondages, qui nous disent ce que l'on pense en "disant ce que pensent les français de..." Pour finir les élections deviennent des rites coûteux et superfétatoires, des moments qui proclament la légitimité de la domination et tranchent entre les prétendants du Système ; mais les trucages auxquelles elles donnent peinent à choquer encore .

La victoire de l'argent et du spectacle comme légitimation principale, ce changement tendanciel des critères de hiérarchisation explicites (ce que les oligarques nomment justement "la richesse décomplexée") est dans toute la société la défaite de l'école et de la recherche, les deux étant directement liés . La IIIème République a investi dans l'école et raconté la geste de héros scientifiques, la raconte encore, parce qu'il lui fallait vaincre idéologiquement l'ordre coalisé des riches industriels propriétaires et de la noblesse héréditaire qui formaient les oligarchies européennes . Et certaines ces institutions diseuses de mythes perdurent, et diffusent leurs messages surannés . Car la bourgeoisie a vaincu les aristocraties européennes alliées aux grandes familles industrielles qui dominaient l'Allemagne et l'Angleterre, elle n' a plus besoin des sornettes du positivisme à la Jules Ferry, qu'elle laisse dédaigneusement à des idéologues obtus .

Puis la Bourgeoisie a vaincu le communisme pendant la guerre froide : elle n'a même plus besoin de "l'humanisme" des intellectuels salariés, ni de la science fondamentale qui se nourrissait de la course aux armements, pas vraiment, en tout cas moins, tellement moins que de la finance . La course aux armements qui reste est celle du contrôle social, et elle se nourrit de techniciens et d'une main d'œuvre peu qualifiée de "personnels de sécurité", de "santé publique", "d'éducation",etc . Pas de quoi faire des discours grandioses à la Malraux .

L'austère et puritain amour de la science ne se justifie plus guère pour l'oligarchie actuelle, qui se légitime purement et simplement par la fortune, l'immense fortune qui les place hors et au dessus des autres hommes, et à coup de spectacle de la réussite comme la Star Académy, ou le foot pour le peuple, et par le people comme spectacle de légitimation et de naturalisation de son pouvoir : elle n'a plus besoin d'école, et même de mérite, puisqu'elle a la puissance .

Ce qui est déterminant pour intégrer le groupe dominant n'est pas de puissantes capacités assorties d'un scepticisme savant, mais une attitude psychologique, un grand narcissisme quasi magique pour croire dans le jeu et y être à fond . Ainsi des personnes ineptes mais courtisées peuvent, par exemple, éditer des recueils de poèmes, des ouvrages philosophiques, c'est à dire se penser à la hauteur du sommet de la pensée humaine, parce qu'elles "passent à la télé" . L'oligarchie du spectacle, je parle plus des propriétaires que des journalistes, a le pouvoir de prendre n'importe quel homme issu des masses et d'en faire une "star", une référence artistique, vestimentaire, mais aussi politique et morale . La société contemporaine est peut être postmoderne, elle est surtout postculturelle : le monde de la culture authentique et l'oligarchie tendent à se séparer, la culture (la production symbolique et axiologique constituantes) devient étrangère aux mécanismes principaux d'élaboration de la souveraineté . La culture dominante devient non plus un art de production du modèle supérieur de l'humanité, qui nécessite des artistes ou des penseurs, mais une technologie de manipulation des masses, qui se contente d'ingénieurs cyniques, et n'a pas besoin de créativité idéologique . Cette situation est une nouveauté historique majeure, et un « progrès » fondamental vers le totalitarisme moderne .

Aussi l'école est-elle en crise, c'est à dire que sa puissance symbolique et pratique de constitution des hiérarchies sociales est fortement atteinte . Comme le bourgeois gentilhomme encore, l'école républicaine doit donner le spectacle du sérieux quand le sérieux des enjeux de pouvoir l'a largement quittée . Une telle évolution ne peut à la longue qu'atteindre de manière décisive les forces vives d'un grand pays industriel, comme dans le laboratoire de l'Âge de fer qu'est l'Italie moderne ; mais les oligarchies ne se sentent plus liées au destin d'un peuple, et se moquent aussi de "l'intérêt national" . Elles continuent malgré tout de garantir leur domination perpétuelle par une teinture de vertu, de talent et de morale, à laquelle elles ne croient plus .

Garantir sa domination, pour un homme comme pour un groupe, c'est s'assurer du monopole de la définition des critères de hiérarchisation . Tous les hommes dominés qui rêvent de parvenir suivront ces critères, et se disputeront entre eux pour y correspondre, selon le principe des concours . Se disputant entre eux pour obtenir la reconnaissance du Jury, ils ignorent qu'ils contresignent à la domination incontesté du Jury, qui définit et garantit le règles du jeu . Ainsi Louis XIV, par la hiérarchisation maniaque de la Cour, a-t-il détruit la cohésion du corps noble et dominé totalement la noblesse . Ainsi les différentes "catégories" statistiques en lutte pour être cadres de l'Âge ne s'aperçoivent pas que leurs luttes de reconnaissance reconduisent avant tout le pouvoir de l'oligarchie, oligarchie qui manipule des critères auxquels, je le répète elle ne croit plus guère, comme le sang n'était plus compris dans la haute noblesse d'avant 1789, et frénétiquement revendiqué par la petite noblesse . Analogiquement, les classes moyennes revendiquent d'autant plus le mérite que la fortune leur échappe .

Aujourd'hui la détermination maniaque des rangs de naissance devient celle des rangs de mérite, mais le mérite républicain n'est pas moins imaginaire que la naissance nobiliaire : il n'est qu'une représentation idéologique . De même que le fils de prince était par nature plein de feu et de courage, fut-il efféminé et maladif, de même le dominant moderne est-il doté d'une intelligence extrême, de "plusieurs cerveaux", a dit la femme du mari . Juppé avant la dissolution, acte montrant une grande ignorance politique et une sottise certaine, était surnommé Amstrad par ses collaborateurs . On ira jusqu'à soutenir que François Hollande est un homme d'envergure ou de culture, alors qu'à l'évidence, il est un épicier politique . Sans parler des inintelligibles "mots d'esprit" d'un ancien gringo acheteur de café . Dans notre société, la vertu et le talent sont moqués, et seuls importent le spectacle de la vertu, et le spectacle du talent .

La vérité est que les capacités intellectuelles requises pour être un notable dans notre république ne sont pas excessivement étendues . Pour ne pas parler de l'âme, de l'esprit ou du courage . La première compétence du Gringo est sa prétention, permise par son ignorance et son aveuglement à toute culture véritable ; et l'ignorance du peuple suffit à faire d'un cuistre débile un chef pour un temps . Quelques avanies le mettent à nu, et à terre, ce que montrèrent 1940 et 1958 . Déjà au XVIème siècle le caractère ridicule des ligueurs avait été raillé par le poète, disant que pour être chef de la Ligue,"il n'est que de bien courir" pour fuir l'ennemi .

Le refus de la domination des hommes de la richesse et du spectacle ne peut valablement invoquer l'école républicaine et les valeurs scolaires, liées au progressisme et au scientisme, tout aussi inepte à développer une civilisation . Nous n'avons aucune nostalgie pour ce modèle, que cela soit clair . Plus même, la domination crasseuse et jouissante des oligarques incultes nous paraît au moins plus sincère dans son cynisme vide que l'abrutissement de la culture Jules-Ferry et ses génocides culturels . Laissons à Claude Allègre cette sottise à front de taureau .

Il ne s'agit pas de s'en scandaliser ou de vouloir prendre la place des ces notabilités vides au nom de capacités supérieures : il s'agit de prendre conscience que les hommes de cet âge ne sortiront pas de leur désastreux modèle de civilisation avec de tels hommes à leur tête, domination rendue possible par un Système global dont les dominés sont largement complices . Comprendre les dispositifs modernes de domination est permettre de faire cesser cette complicité . Pour maintenir la fiction de la vertu et du talent, et pour maintenir la compétition dans les couches moyennes de la société, compétition qui assure le pouvoir de l'oligarchie, un des plus puissants dispositifs de domination du Système est la lutte contre les discriminations .

La lutte contre les discriminations, hochet de la société postculturelle aux travailleurs intellectuels .

Les "Grandes Écoles", lieu de légitimation des "compétences à exercer la gouvernance" et lieu de formation des "élites" sont un lieu central de la hiérarchisation sociale moderne et de son imaginaire idéologique . C'est là qu'a été défini, ainsi que dans les universités américaines élitistes qui jouent un rôle analogue, le concept de discrimination et la nécessité de "lutter contre les discriminations". Cette lutte est le lieu d'insertion de l'oligarchie du spectacle avec l'oligarchie scolaire, le lieu de leur alliance .

Qu'est qu'une "discrimination" ? C'est une différence de traitement social, un critère de hiérarchisation qui n'est pas légitime . L'oligarchie se réserve sans débat la définition des critères légitimes, selon la normalité de toutes les sociétés hiérarchiques . Les Grandes écoles et les entreprises pratiquent la sélection, c'est à dire étymologiquement discriminent les êtres humains qu'ils recrutent ; mais ces structures de domination ne discriminent pas au sens qu'elles définissent eux-même, c'est à dire sélectionnent au nom de critères liés à la catégorie idéologique du "mérite", qu'ils définissent en fonction de leurs besoins .

La question est donc de savoir ce qui est un critère légitime, et donc quels sont les critères de hiérarchisation de la société . Une question politiquement aussi fondamentale semblerait impliquer, dans un ordre de légitimité démocratique, un débat et une consultation démocratique des plus larges ; mais cela ne fut pas le cas . Les classes dominantes ont imposé par la force leurs critères de la hiérarchisation légitime, qui condamnent la force, en restant très silencieux sur la réalité de la hiérarchisation par l'argent et l'héritage, et insistant de manière manipulatoire sur des statistiques montrant des inégalités sexuelles ou ethniques, qui servent de nuage d'encre .

Il convient d'analyser l'ontologie statistique . (Ce passage technique peut être passé .)
La "lutte contre les discriminations"est un sous système de la gestion d'État à travers l'outil statistique . Cet outil naît au XIV siècle, par exemple à Florence, avec le Catasto, le premier recensement général d'une population, dans le but d'évaluer la capacité de l'État à lever des impôts pour maximiser sa puissance . Là est l'entéléchie à l'œuvre .

Le terme d'outil doit faire revenir à la pensée de l'outil dans la phénoménologie . L'outil n'est pas "neutre", il est un média entre l'homme et le monde . Dans la pensée classique le lien entre deux pôles, ici l'"homme" et "le monde " est déterminé par la nature de ces deux pôles . Ma relation à ma femme, par exemple, se comprend par ma personnalité, et par celle de ma femme . La relation de l'homme au monde se comprend par la nature de l'homme d'une part, qui possède conscience, désir, buts, parole, mémoire, capacité de donner un sens, et du monde d'autre part, ou nature, qui est aveugle, ne possède ni sens, ni but, ni conscience, ni intelligence, qui est un mécanisme impitoyable . Cette thèse de fond de la pensée moderne oublie que la catégorie "l'homme" est sémantiquement constitué par opposition à la catégorie "nature". Cette thèse oublie que les limites de l'homme sont celles de la nature, sur la forme de X =-Y, et que Y=-X, bref que c'est le lien entre les pôles "homme" et "nature"qui les constitue .

Pour continuer par d'autres exemples, ce n'est pas moi qui constitue mon couple par ce que je suis et je reste, mais bien mon couple qui me définit dans ma polarité de père et d'homme, ce que je suis parce que j'ai des enfants, et une femme . De même, c'est mon peuple qui me fait Breton, et non mon essence de Breton qui fait le peuple Breton . Nous connaissons tous "le dernier des mohicans", mais peut-on être seul représentant d'un peuple? Oui, mais par l'héritage de la langue et de d'une mémoire collective dont je suis le dernier dépositaire: je peux être le dernier d'un peuple, non le premier . Les premiers d'un peuple seront toujours plusieurs, la race d'Abraham .

L'outil est un lien entre l'homme et l'étant ; de ce fait il constitue une essence de l'homme . Avec l'outil, que devient l'homme ? Par nature, l'homme devient un prédateur qui transforme le monde en son utilité propre : telle est la pensée moderne . Cette pensée occulte une vérité plus profonde : le lien constitue ses pôles autant qu'il est constitué par eux, et c'est ainsi par exemple, que le lien entre deux direction opposées, comme devant et derrière, est ce qui les constitue . Ainsi l'outil n'est pas un outil au service des buts de l'homme . L'homme est un moyen de l'outil . L'outil comme lien de l'homme à l'être est ce qui le constitue prédateur du monde, un prédateur qui ne peut plus choisir de ne pas l'être . Ce qui apparait comme un moyen à la naïveté de l'homme est une fin, une fin impersonnelle, inhumaine, celle de l'outil, et l'outil fournit à l'homme toujours davantage de bonnes raisons de déployer sa puissance .

La matrice idéologique des paradis-fictions, de ces mondes racontés et jamais atteints, du Grand Reich de Mille ans de l'outil, je l'appelle idéologie-racine . Et l'idéologie racine ne s'appuie pas seulement sur les bas désirs de l'homme, la peur ou l'argent, comme le croient les naïfs progressistes, mais aussi sur ce qu'ils ont de plus noble et de plus élevé, le désir de paix entre les hommes, de bonté, de justice, d'héroïsme par exemple . Le fait qu'une cause fasse appel à des sentiments nobles, et soit défendue par des hommes désintéressés, intelligents et pleins de noblesse ne peut être une garantie de son entéléchie réelle, comme l'histoire du XXème siècle le montre assez, semble-t-il .

L'outil n'est pas au service de l'homme, mais l'homme au service de l'outil . Le rôle de la classe dominante est d'être serviteur de l'outil et de son culte, d'utiliser les masses humaines au service des fins de l'outil . La mobilisation totale, l'optimisation de l'exploitation des hommes, dans la paix comme dans la guerre, est la problématique dominante des puissances, la ratio intime du cycle de production-destruction qui forme le fond de l'histoire du monde depuis la Révolution Industrielle .

La fin de l'outil est la maximisation du déploiement de la puissance matérielle . Ne tournez pas trop légèrement ces paroles en dérision . Diverses fins idéologiques apparemment opposées ont réalisé le même type de société industrielle, visant à maximiser le déploiement de la puissance matérielle, depuis l'URSS, la Chine ou les États Unis ; et la Volkswagen du IIIème Reich est devenue la voiture la plus vendue de l'ère hippie, y étant à l'aise comme un poisson dans l'eau .

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Zinaida Serebriakova