Lettre ouverte à François Pinault sur l'Art Contemporain et la responsabilité publique du Mécène.

Ou interpellation de la blogosphère sur la fonction politique de l'Art.

(Martial Raysse, nu jaune et calme, 1963. Exposé à Dinard.http://contessanally.blogspot.com/2007/05/venice-palazzo-grassi_3258.html)

Il peut paraître étrange d'adresser, pour un blog qui se prétend le creusement des linéaments d'une pensée révolutionnaire, d'adresser une lettre ouverte à un oligarque plus souvent comparé au requin qu'à l'agneau . Mais un bureaucrate nous est autant, sinon plus, étranger qu'un requin ; et le requin n'est pas un animal aisé à distinguer de l'homme, sinon que l'homme est plus cruel . Nous autres avons besoin de l'art, est le mécénat ne peut être condamné en principe ; aussi bien le travail de la fondation Pinault, que l'étrangeté de la valeur atteinte par des oeuvres considérées par d'autres comme insignifiantes, doivent-ils porter à un décapage idéologique, et non à l'indignation .

Cette interpellation est légitime, en ce qu'elle ne prétend rien d'autre que s'appuyer sur la vérité :

"Un homme peut par essence parler au nom de tous les hommes. Un homme peut par essence proclamer l'injustice et la fausseté de tous les autres hommes, sans pour cela faire preuve de présomption. Un tel homme fait usage de sa liberté. Cet usage n'entraîne pas de souveraineté temporelle, en ce qu'il est un pouvoir spirituel sauvage, typique de l'âge de fer. "

Commençons donc :


Je suis bien conscient que définir l'art sans passer par une définition scolaire est une difficulté d'un tel sujet . Je me contenterais pour commencer d'une définition brutale mais opérante : est art ce qui est présenté comme tel par le Système, dans l'enseignement artistique, l'histoire de l'art, les musées, expositions, vernissages, revues, etc...Il est significatif qu'une étude politique de l'art doive exclure à priori sa définition essentielle, à la manière de Platon, au moins pour commencer .

Cette position soulève pourtant immédiatement un problème, puisque des groupes ou des personnes appellent art des produits non reconnus comme tels par le Système . Les limites de l'art font ainsi l'objet de conflits de reconnaissance sans fin ; et cela n'a aucune importance, car ces conflits de reconnaissance, comme tout conflit de reconnaissance dans son principe, reconnaissent implicitement la valeur, la capacité de faire crédit, de celui à qui s'adresse la demande de reconnaissance . L'étude de l'art d'un point de vue vital, du sang et de l'esprit, doit commencer par l'étude de l'enjeu métaphysique des conflits de reconnaissance .

L'archétype du conflit de reconnaissance est la rivalité de Caïn et d'Abel devant Dieu, jusqu'au fratricide, ou la volonté féroce des fils d'avoir la bénédiction de leur père Isaac . Ainsi l'histoire des enfants d'une famille, l'histoire originelle, n'est-elle pas l'amour et la reconnaissance réciproque, mais la haine, la peur et l'envie, comme dans la relation de l'enfant avec son père dans l'Œdipe . Un autre conflit de reconnaissance tout aussi crucial apparaît à l'âge des amours ; c'est celui des rivales pour un homme, ou des rivaux pour une femme . L'importance de tels conflits en science politique est majeur, puisque tous les régimes autoritaires centrés sur un homme utilisent ces conflits pour diviser, et donc régner, depuis la Cour jusqu'au IIIème Reich, et plus mesquinement en notre si ennuyeuse République . Que tous entrent dans le jeu, même s'il est ridicule et posé sur le vide, comme dans la République de Salo, ou encore au P.S, en exhibe l'importance ; pourtant l'enjeu de ce Grand jeu est rarement éclairci, et plus rarement encore thématisé comme tel .

L'hubris, l'intensité des affects évoqués par de tels conflits montent aux extrêmes, jusqu'à la rage et aux désirs de mort . L'amour est tissé de tels désirs quant il naît de la rivalité des amants . Or ce cas est général . L'amour est lié au couteau et au meurtre . La relation amoureuse diffère de la relation amicale, en ce que la loyauté amoureuse ne peut être un devoir, sans que l'amour ne soit éteint . Dans la relation amoureuse celui qui m'apporte des limites doit être celui que j'aime, et pour lequel je dois « m'engager librement » et cette ambivalence est constitutive d'une série de doubles contraintes qui ne vient pas d'un passé archaïque, mais qui est typique de notre Âge . Caïn et Abel ne sont pas amis de Dieu, ils ont besoin de sa reconnaissance pour vivre, et meurent du doute d'avoir cette reconnaissance . Alors Caïn tue son frère Abel pour posséder l'objet de son amour, mais celui-ci se dérobe dans la malédiction . « Tu as tué ton frère, toi, c'est pourquoi l'enfer t'es promis, malgré tes propos retors . »

« L'homme ne vivra pas que de pain ». Cette lutte pour la reconnaissance est vitale, comme la lutte pour l'eau, pour la terre . L'être humain ne peut exister seul, il a besoin de ce qui est appelé amour, et que j'appelle reconnaissance . En effet, ce besoin est le besoin d'exister dans le regard d'un autrui pensé comme puissant, comme puissance d'être et de vie . La femme aimée apparaît puissante à l'homme, autant que l'homme aimé apparaît puissant à la femme . Le dirigeant paraît par son prestige porteur d'une telle puissance, si essentielle qu'elle est sacrée . Cette plénitude est l'image inversée d'une vacuité .

Le vide est le fond de l'homme, cet être, qui a besoin pour se sentir exister que d'autres, plus puissants que lui, dotés d'une intensité ontologique supérieure, croient en son existence misérable et y attachent leur foi, tiennent à lui . La foi première n'est pas la foi en Dieu, ni la foi en un self grandiose ; la foi première à conquérir, si âprement, pour l'homme moderne, est bien la démarche de Descartes ; c'est de se tenir dans ce je suis .

Et ce je suis, il ne l'a que dans le lac sombre d'un miroir, dans le regard, structure qui fonde la puissance des yeux en amour . Ce je suis n'est pas acquis par une démonstration logique, comme un bien inaltérable ; il a besoin de répétition, et d'intensité . Et cette intensité diminue inexorablement, quant elle vient de la même personne, surtout quand cette personne n'est qu'égale . Aussi ce qui est conquis dans la victoire d'une rivalité de reconnaissance perd-t-il progressivement son prix . Pire même, il apparaît que le tiers éliminé, le rival, que l'on rageait d'anéantir, jouait un rôle occulte essentiel de développement de l'intensité ; et ainsi certains hommes aiment voir leur compagne désirée, voire possédée par d'autres, et même par une foule .

L'artiste est cet être affamé de reconnaissance, cet être vide qui accède à la plénitude par la souffrance de la vacuité, mais une plénitude torturée, réactive à la réflexivité de la vacuité . L'artiste se sait lui-même peu de choses, aussi il produit un artefact pour séduire autrui, et désire la reconnaissance de plusieurs envers cet artefact, mais surtout pour lui, à travers son œuvre . Être puissant, analogue au créateur, et être évanescent et nocturne, incapable de poser pour lui même sa demande de reconnaissance, cherchant les masques de son œuvre, œuvre qui est toujours une sirène chargée de fasciner autrui . Mais ce désir est là parce que l'artiste est tissé de néant, qu'il a besoin d'être, comme le vampire . L'artiste contemporain est un bloom qui souffre de sa bloomitude, et a donc un certain, et incertain, niveau de conscience métaphysique.

« La beauté est dans l'œil de celui qui regarde », dit W . Un monde n'apparaît que dans l'horizon de ce je suis ; mais sans monde aucune réflexivité ne peut naître, qui renvoie des lignes du monde vers l'Unique point de perspective de la totalité manifestée . De même qu'un arbre qui tombe dans la forêt sans que personne ne l'entende n'est pas un arbre qui tombe dans la forêt, de même un être sans monde, sans , n'est pas un être humain . C'est une chose rude et amère à penser, que notre être est dépendant dans son essence, que nous sommes des substances secondes au sens d'Aristote dans notre âme, là où il semble que notre corps, que l'univers soient des substances premières . L'intentionnalité de la conscience ne signifie rien d'autre que : « le je de la conscience ne peut être que comme reflet de l'être, et l'être ne peut être que comme reflet de moi ». De ce que je distingue l'être de moi, il est à mon contact, et je suis au contact de l'être . Le miroir, le labyrinthe indéfini des miroirs, est structure profonde du monde ; ainsi se pose la maxime videmus nunc per speculum, in aenigmate, de Paul .

Aujourd'hui nous voyons miroirs, énigmes, images . Là se situe l'art qui fait l'objet d'expositions ; mais les enjeux de cette triade ne sont pas de l'ordre purement logique mais touchent à mon existence, à ma vie, ma chair et mon sang .

Le monde naît dans l'esprit de l'homme ; Kant, dans la Critique de la Raison Pure, tente de distinguer ce qui provient de la sensation, et ce qui provient de la raison pure percevante, selon l'ordre du sens commun, qui distingue l'intérieur et l'extérieur, le Soi et le non-Soi, le fameux principe de réalité qui distingue la structure psychotique de la psyché des autres . Mais cette distinction naît sur l'horizon de l'esprit, car l'intérieur et l'extérieur sont des notions secondes, relatives à la conception d'un lien et d'une perspective . L'homme qui est à l'extérieur d'une boîte qu'il ne peut percevoir est-il vraiment, en aucune manière, à l'extérieur de celle-ci, si un tiers observateur ne fait de lien par la pensée entre la boîte et l'homme ? Non ; il n'a aucune relation avec cette boîte, si un troisième ne fait un tel lien imaginaire, donc réel . De même, la structure psychotique n'est pas à interpréter comme une perte du réel, mais comme une structuration inadaptée à la survie, à la vie, qui est désir, assimilation de l'autre, et donc constitution de l'altérité .

On me dira alors que si je pénètre un être humain, il ne dépend que de mon caprice d'être en lui ou hors de lui . Mais c'est tout à fait faux, car une relation humaine repose sur la perception d'un autre, même si l'autre est mort . Mort, absent, il reste autre . Vivant, son désir me prête vie, m'apporte l'euphorie : elle m'aime ! Ainsi je tiens à moi, je me juge par le jugement des autres .

L'homme des sociétés traditionnelles ne connaît pas au même point ce doute torturant sur son être, car il peut se situer, se déterminer dans son être, et ce essentiellement par les récits des ancêtres, les cosmologies, et par ses généalogies . Le poète héroïque est celui là même qui dit au héros : tu es, fidèle des dieux, fille de Minos ! Tel est l'œuvre du barde et tel est son prix, au sens ancien de priser une fonction . Car celle-ci est la première . Le barde fait être le héros au delà du bruit de ses exploits ; du sillage d'un navire, il fait un monument durable ; aux mortels qui nous succèderons, il fait parvenir la rumeur de la gloire des anciens jours .

Nous modernes, n'avons plus ni cosmologie, ni généalogies . Qui prend au sérieux la généalogie du messie dans les évangiles, pourtant en première place ? Qui peut situer ses ancêtres à un siècle, à mille ans, aux temps fabuleux des cosmologies ? Qui peut savoir à quelle caste l'a promis sa naissance, comme un enfant maya ? Ignorants de nos déterminations, enfouis dans l'horizon de la jeunefillisation et de la toute puissance individuelle à se créer, nous ne trouvons aucune consistance en nous . « On » prétend nous donner puissance et liberté, nous recevons le vide vivant, spirale descendante dans d'indéfinies ténèbres .

Dans King Kong théorie, Virginie Despentes fait cette remarque très exacte, que dans le cadre du sexe libre, non salarié, il lui était très embarrassé de dire ce qu'elle désirait vraiment . La vérité est que l'on désire aussi parce qu'on est désiré ; il n'existe pas de désir essentiel, nu, qui définirait un ego non moins essentiel . La vérité est que notre désir est puissance, et que ses actes sont plastiques, manipulables, que nous sommes sujets à la publicité, à la propagande, ou plus simplement aux demandes d'autrui . La vérité, enfin, est que la liberté humaine s'exprime sans aucune simplicité, mais dans l'obscurité des déterminations et des causes .

Qu'est ce que la liberté ? Dirait un Procurateur romain aux messies du Système . La puissance du désir serait-elle réellement libre, comme le pose la queer théory ? Si tel était le cas, il n'y aurait pas d'art, je le crois . Car la motivation de l'artiste est la reconnaissance, et ce qu'il produit, comme les artifices du maquillage, est le désirable, cette puissance brumeuse omniprésente dans la vie humaine, le désirable rendu sensible, concret, visible . C'est ainsi que l'artiste, cet être faible, accède à la puissance .

Je dis « fleur », et aussitôt s'érige l'absente de tout bouquet, dit Mallarmé . Mais cette idée n'est pas une idée purement logique, une abstraction, une réduction phénoménologique à l'essence ; la « fleur » de l'art poétique est terriblement charnelle, concrète, parfumée comme une vulve de la grande prostituée de Babylone ; et elle a ceci d'atroce qu'on l'entrevoit, qu'on la frôle dans les ténèbres, mais qu'on ne peut la saisir, éternel supplice, et délicieux supplice . L'art ne produit pas une logique, comme l'Âge de fer semble lire le platonisme ; il produit une image suprême de son objet, il en désigne silencieusement le point de fuite et l'horizon . Et la manifestation de la beauté est aussi une manifestation de soi, une réassurance de mon être, des vestiges et des vertiges du vertical, une forme d'extase .

Le nu jaune et calme permet en celui qui accède à son art une condensation de tous les étés balnéaires possibles, de toutes ces amours d'été, brèves et fluides comme des essences de l'amour, sans le poids terrible de la société qui s'appesantit si pesamment sur les êtres vivants, sur les couples de l'Âge de fer . Le téton visible de ce nu est une sorte de sein absolu des étés modernes, entre le cadre de la ville de bord de mer, et le papier peint fleuri et ancien des chambres d'hôtel et des maisons de location, où le regard vague après l'amour . Ainsi l'œuvre rend sensible l'indéfinité des seins parfumés à l'ambre solaire, des peaux salées par la mer, des chambres d'hôtels, des chambres de maisons de location, des stations balnéaires...elle allège la souffrance du désir indéfini :

« je souffre de ne pouvoir vivre en même temps toutes les vies, toutes les réalités . La vie de l'oiseau, du serpent, de la pierre, de l'étoile (...)Ce n'est pas la mort qui me fait peur, mais mon incapacité à vivre la vie de tous ». Bulatovic.

Celui qui peut rendre sensible ces mondes évanescents est une forme suprême du séducteur, porté par un besoin désespéré, vital de reconnaissance, au même titre que Caïn, que Abel . Celui qui reçoit cette œuvre sait qu'il ne peut avoir toutes les amours d'été, mais qu'il en porte la nostalgie réelle, comme s'il conservait le souvenir de l'avoir vécu . L'œuvre est irremplaçable, vitale ; elle élargit les mondes et intensifie la part ontologique de l'homme qui regarde .

« Tout ce qui est n'est pas une chose et n'existe pas selon la modalité de la chose.

Il y a tous les mondes possibles qui n'ont pas été vécus, des souffles légers comme des bulles de savon, qui se tissent parmi les mots et parmi les silences des personnes parlantes sous la voûte nocturne, même dans une foule.

Il y a les fleurs qui n'ont pas éclos, les fruits qui n'ont pas été cueillis, les enfants qui n'ont pas grandi.

Les personnes qui auraient pu être, tout comme moi.

Les personnes qui cherchent leur homme de destin.

Les îles imaginées, le grand Océan lactescent sous la Lune, nos pas dans le sable furtif. Les brèves lueurs des braises sous la cendre des mots vrillent l'œil intérieur. Les paroles s'enroulent vers les étoiles au rythme secret de la rotation des sphères. Milliers, milliers et milliers d'étoiles de destin!

Les mondes s'évoquent dans le rougeoiement des mots. L'évocation du feu, l'imagination active, est grâce, poiésis des mondes, et douleur âpre et grande gisant sous la cendre des mondes. Murènes se convulsant et se déchirant parmi les tripes. Grande et profitable douleur du porteur d'étincelle ! Il n'est rien de l'ordre du mal à ce qui peut être enduré.

C'est un adieu, un adieu de plus envers ceux que j'aime. Un adieu d'étranger du grand nulle part à sa maison de naissance, qu'il a encore entrevue et encore-déjà perdue.

Ce qui aurait pu être s'est montré et occulté dans les ténèbres de l'instant. »


Projet pour une déclaration des devoirs envers l'être humain.(DDEH)

Aussi être artiste est une bénédiction, car nul homme ne peut se donner cette puissance par sa volonté, et une malédiction, car l'errance, la souffrance et la haine accompagnent celui dont le sacrifice n'est point agrée .

« Dans l'œuvre, ou poiésis, le créateur se produit lui même, se projette comme une image sur un écran, être sans essence, comme une vague qui se brisera sur la grève. Il est à la fois le personnage et la demeure, l'ami et l'ennemi, la cheminée et le feu. Poussière d'être, ses rêves sont poussière de poussière.

Toute transformation en vient. A lui couleur, odeur, goût, splendeur, désespoir et mort. Sans lui les mondes sont indicibles et obscurs. »


DDEH

Mais cet artiste, aussi indispensable à l'âme que la paysan l'est au corps, ne peut, très souvent, exercer cette puissance de poiésis sans qu'elle soit partagée, car il ne s'en sert que pour plaire, et pour séduire, et ne peut être sans spectateurs . Si les mondes évoqués ne rencontrent que la moquerie ou l'indifférence, nombre d'artistes, même majeurs, hantent les sentiers de la malédiction . Ainsi Lautréamont .

Dans l'art contemporain, et même en général, il pourrait sembler temporairement que la demande qui naît du conflit de reconnaissance s'adresse à une personne puissante dans le champ culturel ; mais seule compte vraiment la fonction dans le système de l'art . Dans l'Âge de fer, il faut traduire : la fonction dans le Système . Le conflit de reconnaissance est la confirmation d'une domination .

Aussi l'étude de la constitution thématique de l'art contemporain doit maintenant dépasser le niveau de l'analyse métaphysique pour accéder à sa constitution politique . L'interpellation de François Pinault sera peut être plus directe. Ce sera l'objet de notre prochaine étude .

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Zinaida Serebriakova