Lettre ouverte à François Pinault sur l'art contemporain II : politique de l'esthétique.


(Piotr Uklanski "Radiographie du crâne de François Pinault"http://picasaweb.google.com/lh/photo/y13ZuzT6d4poZVhJtcMxhw)

Dans l'art contemporain, et même en général, il pourrait sembler temporairement que la demande qui naît du conflit de reconnaissance s'adresse à une personne puissante dans le champ culturel ; mais seule compte vraiment la fonction dans le système de l'art . Dans l'Âge de fer, il faut traduire : la fonction dans le Système .

Aussi l'étude de la constitution thématique de l'art contemporain doit maintenant dépasser le niveau de l'analyse métaphysique pour accéder à sa constitution politique .

Cette remarque illustre une évolution multiple et une du Système, qui élimine les relations d'homme à homme au profit de relations impersonnelles intermédiées par le droit, droit de forme administrative libérale, qui fait de chaque personne une puissance de remplacement, une fonction, selon le sens du mot fonctionnaire, qui n'est pas réservé, loin de là, au Service public .

Pour le Système, seule importe la compétence liée à une fonction, afin de maximiser la puissance, par la mobilisation des ressources humaines . Le Système nomme donc discrimination tout obstacle potentiel à l'usage d'une personne sur sa seule compétence, par exemple le refus d'utiliser des humains de sexe féminin pour conduire des camions ou des grues, alors qu'on manque de bras dans les transports ou le bâtiment . La mobilisation totale suppose une interchangeabilité qui oblige à minimiser les relations personnelles, qui amèneraient à préférer quelqu'un de moins productif, mais dont on est proche, sur des postes, (discrimination !) ou à ne pas sanctionner des mauvais résultats pour garder une relation, ou à négocier une carrière contre du sexe, (harcèlement sexuel !) etc . Le domaine de l'art peut laisser penser à des relations plus personnelles entre le mécène et ses artistes, et cela est effectivement possible ; mais ces relations restent fortement intermédiées par le marché de l'art et par l'argent .

La question première est donc de savoir qui décide d'agréer ou de rejeter le sacrifice de l'artiste, de la norme du goût, et non savoir la norme elle même, car, comme dit Pascal, vérité au delà des Pyrénées, erreur en deçà : la multiplicité des normes est décourageante, et évoque naïvement, par sa diversité, l'exercice de la liberté, comme par exemple la labilité de la mode pour le sociologue de cour . Mais cela est terriblement trompeur, car cette liberté n'est que celle des maîtres, qui imposent leurs normes erratiques dans le cycle de production et de reproduction des rapports de domination . Ce qui compte est aussi dans les pensées : ne pouvant faire que le juste soit fort, réclamation de l'artiste devant le monde, on a fait que le fort soit juste . Ou plutôt, c'est ce qui se dit : le fort définit la justice, et aussi la beauté .

En clair, sera agrée ce qui plaît au maître dans le système social considéré . La question qui décide montre que l'art développe une portée politique . Et le caractère vital de l'art pour le maintien d'une civilisation, d'une culture, c'est à dire la survie des disciplines du corps, de l'âme, comme les traditions et pratiques sacrées pour l'esprit humain, indique assez le poids de crime qui peut peser sur ceux qui, faisant des artistes l'escabeau de leur pieds, laissent le dévoilement de la beauté disparaître, comme l'eau s'insinuant dans le sable . Pour quel raison un pur homme de puissance peut-il s'intéresser à l'art ?

Dans l'ordre humain, et pas seulement dans le Système, la pratique d'un art est l'expression du besoin de reconnaissance, de la séduction par excellence non seulement pour l'artiste, mais aussi pour l'amateur d'art . La musique, la poésie, l'architecture, la peinture, sont des moyens de séduction et d'intensité de la vie . Ainsi les concerts donnés pour un homme, les palais, les portraits . Que ma vie soit intense doit susciter ton envie et ton humiliation ; envie, que je te séduise, que tu m'imites et te mettes au service de mon rayonnement ; humiliation, que symboliquement, par le simple fait de m'imiter, tu reconnaisses ton manque par rapport à moi, et donc ta soumission implicite . On n'imite que des modèles, et ne sont modèles que les dominants, les prescripteurs du marketing . Séduction, esthétique et domination ne sont séparés que dans l'aveuglement moderne . Le prix élevé de certaines oeuvres sur le marché de l'art, qui n'est pas fait par des artistes, mais par des hommes de puissance, ne se comprend que parce qu'elle sont des insignes de puissance .

Les dominants sociaux ont toujours été les plus beaux, séduisants, les polygames, tout simplement parce qu'ils posent le désirable en désirant-le désirable, c'est ce que désire le dominant- ; et les pauvres sont les ascètes qui vont aux putes les jours de paye . L'artiste cherche à produire du désirable, et doit être désiré d'abord des dominants . La présentation de soi du séducteur est une forme de l'art, puisque cette présentation doit le constituer comme objet de désir . Les exceptions de la splendeur physique issue du la plèbe, les cendrillons, sensibles surtout chez les femmes, ne se dirigent nul par ailleurs que vers le prince, c'est à dire aujourd'hui le banquier, le politique, etc . On en multiplierait les exemples chez les mannequins russes . Ainsi une revue comme Elle, qui présente sans cesse des normes physiques, vestimentaires et comportementales est autant que le monde diplomatique un vecteur idéologique et politique .

La mode, et aussi l'esthétique du Système, font partie du politique autant et plus que les C.R.S., voilà le message de la théorie de la jeune fille . Énorme est la puissance des normes esthétiques . Imiter, c'est être dominé, le savoir et se comporter comme tel . Les mouvements de mode alternatifs créent des principautés en créant des contre modèles, qui n'en sont pas moins hiérarchisées que le monde global . Il existe des princes punks et des prolétaires punks . Michael Jackson n'a-t-il pas voulu être blanc, n'a-t-il pas voulu d'enfants blancs aux yeux bleus ? Je le répète : l'art fait aussi partie du politique, au même titre que l'analyse du rapport des sexes . L'analogie est extrêmement étroite . L'analyse politique n'épuise pas le sexe, n'épuise pas l'art, très loin de moi cette réduction ; mais elle détruit l'hypocrisie mondaine, ce qui est déjà beaucoup .

L'histoire des normes esthétiques est assez peu reliée à la beauté authentique . L'histoire des normes est une histoire politique ; prétendre édicter par la parole nue, ou par la raison logico-discursive des règles éthiques ou esthétiques n'est rationnel que dans l'aveuglement des philosophes qui ne savent pas pourquoi ils sont philosophes, sinon parce que, dans l'ordre bourgeois qui constitue leur essence, il faut avoir un métier . C'est à dire, une fonction au service du Système . De même que la domination de la jeunefille ne vaut que par l'invisible et toute puissante domination de l'ordre juridique des vieux mâles dominants, dont elle n'est qu'une délégation, de même la puissance des professionnels de l'éthique-esthétique ne vaut que par la puissance qui les garantit . Quand ces professionnels théorisent la toute puissance de la volonté ( de tous, disent-ils, de leurs maîtres, en vérité) sur les normes du beau et le bien, ils ne font que lécher la main puissante qui les nourrit . La vérité, c'est la volonté du Führer . Voilà le dernier mot de l'esthétique libérale : la beauté, l'art, l'orientation sexuelle, c'est la volonté humaine . L'art étant puissance de séduction, il existe une analogie heuristique entre la jeune fille et la théorie de l'art moderne .

La jeune fille, comme l'œuvre d'art est désirable et s'organise pour l'être avec l'aide du Système ; elle se valorise sur le marché . Plus elle a de valeur, plus elle a de pouvoir, car l'accès à ses organes, et bien plus au bonheur dont elle est la promesse et le signe, comme une story à elle seule, immédiatement intégrée à l'imaginaire des mâles, aussi désertique soit-il, devient de plus en plus coûteux . Ajoutons que ce qu'elle promet visuellement, ce qui fait de l'œuvre ou de l'actrice la matière même de l'histoire de l'exposition, de la pièce ou du film, dans son évanescence, et qui est indéfiniment plus de ce qu'elle est pour l'homme qui la possède, fait de la femme et de l'œuvre de cette espèce est un formidable signe de domination dans le monde, quelque chose que l'on sort, que l'on exhibe et crée le pouvoir, là encore par l'humiliation implicite des hommes et des femmes que crée la splendeur physique . Avoir une belle femme ou un monochrome de Whiteman sont des signes de réussite, de domination . Avoir le pouvoir de donner ce qui a une haute valeur, c'est pouvoir beaucoup recevoir en retour, c'est la définition même d'une place de pouvoir élevé .

Approfondissons l'exemple de la libéralisation de la femme comme analogie à celle de l'art . La constitution de la valeur de la liberté de la jeunefille- la valeur, ou pouvoir d'en autoriser ou fermer l'usage- n'est possible pour celle-ci que par les règles du jeu qu'impose par force l'ordre de la la protection, selon la règle du proxénétisme, car la jeune fille ne peut se défendre elle même dans le cadre de la guerre réelle . La liberté de la jeune fille n'est pas une puissance propre, mais une puissance octroyée, dont l'octroi est occulté . Dans un pays ou un lieu dangereux, en situation de crise, la jeune fille doit rapidement avoir, par sa famille, ou choisir un protecteur physique (journal d'une femme allemande à Berlin, 1945).

De ce fait, dans les sociétés traditionnelles qui ne vivent pas sous l'ère du droit confiscatoire de l'exercice du pouvoir, ce sont le père ou les frères, qui dominent, et usent alors du pouvoir d'accès à la jeune fille, en choisissant son homme ; ou sa possession passe à un homme qui en use . Le mariage prend alors la figure d'un accord entre hommes, entre clans . La coercition sociale s'exerce plus sur la femme nubile que sur les hommes, mais par l'interdit de l'inceste, le pouvoir de déterminer le partenaire sexuel est disjoint du pouvoir de jouïr du corps . L'économie des femmes structure les rapports entre les hommes . Comment le contrôle de l'accès aux oeuvres d'art est-il utilisé comme un pouvoir ?

Comme le marché de l'art crée des « créateurs » et des propriétaires tout puissants, que l'on nomme pudiquement « collectionneurs », l'octroi de la jouissance de l'œuvre d'art reste sous la puissance d'un petit nombre, et est donc un espace où la jouissance de la domination par l'objet du désir, qu'il faut cacher et dévoiler, en précisant qu'un petit nombre d'œuvres de la collection est exposé, et en organisant de fastueuses expositions pour créer le désir . Là encore des formes de domination ancestrales s'occultent mais structurent l'ordre contemporain .

L'Âge de fer remplace le jeu des rapports de force entre personnes et communautés, lignages et clan par une règle du jeu . Comme la définition de l'État moderne par Weber l'évoque (l'État est le groupe de personnes qui se réserve le monopole de la violence légitime) le critérium de la règle du jeu moderne est l'exclusion de la violence . La violence, dans la société moderne, est regardée très péjorativement, et faire l'éloge de la violence risque même d'être incriminé purement et simplement . Cette situation est spécifiquement moderne, et était inconnue des périodes antérieures, où porter une arme était par excellence un signe de noblesse, ce qui est toujours le cas dans un grand nombre de pays . L'Âge de fer désarme l'homme, lui désapprend la violence ; et cela le domestique et le rend dépendant, lâche et préoccupé assez de sa sécurité pour y voir un motif principal de son orientation politique . Enfin, cette confiscation de la violence s'appuie sur les groupes exclus de la possession de la violence, particulièrement les femmes .

Mais tout jeu suppose un arbitre et des sanctions . La confiscation de la violence n'est pas une diminution de la cruauté humaine, mais une aggravation de la domination impersonnelle de l'État, figure impersonnelle de la domination d'une ploutocratie, au profit du Système . De même, l'exercice de la violence devient scolastique (voir la CIA), technique, « non létal », « chirurgical » stylisé et anonyme, les forces de l'ordre portant uniformes, et même cagoules, l'impersonnalité devenant le signe de la légitimité de son exercice . La cagoule des « casseurs » devient alors une provocation, un crime de lèse majesté . L'art contemporain est le champ de bataille de domination de l'esthétique, un théâtre d'opération qui ne se comprend que par référence à la totalité de la guerre . Le marché de l'art est l'effet d'une règle du jeu imposée par des rapports de pouvoir, et la violence, comme l'art contemporain, est la manifestation d'une revendication de pouvoir .

Dans notre situation de liberté sexuelle de marché, ce pouvoir d'accorder l'accès à la jeune fille, le proxénète, est impersonnel, invisible, comme absent, et laisse croire illusoirement à une victoire des femmes, là où il n'y a qu'imposition d'un ordre profitable à la jeunefille parce qu'il est favorable au Système . La jeune fille autorise ou ferme son accès elle même, par délégation de l'ordre juridique, et cette autorisation est statistiquement donnée dans l'intérêt de la perpétuation de la domination effective . Mais que vienne la guerre, et le marché de la séduction s'effondre, puisque les voleurs gagnent et brisent le coffre . Toutes les guerres sont des retours brutaux à l'ordre phallique, par le viol généralisé des femmes isolées, sauf pour les femmes très rares qui se défendent elles-mêmes . C'est un fait qu'on ne doit pas dire, mais que toutes les organisations féministes savent, et diffusent . En zone de guerre, les femmes sont écrasées et les éthiciens giflés et ridiculisés : c'est la loi des pays .

Aussi la constitution de la valeur, et donc de la beauté, ne se comprend que dans le cadre général des rapports de domination . L'impersonnalité du pouvoir contemporain est un masque d'une efficacité qui paraît à ce jour inébranlable ; mais cette impersonnalité organise une frustration de l'exercice du pouvoir, de la jouissance de celui-ci, jusqu'à la classe dominante . Le désir archaïque de domination dans ses formes carnivores, celles du loup et du tigre, ne trouve plus guère à s'exprimer que dans le sexe, et dans les activités interlopes comme l'art et la guerre .

Comme la Révolution française dévoilée par Tocqueville, la libéralisation de la femme n'est pas un allègement des structures de pouvoir, mais un renforcement impersonnel de celles-ci . La libéralisation de l'art tend à un tel renforcement impersonnel des structures, très net dans l'importance nouvelle que le pouvoir moderne accorde à l'art dans l'éducation des dominés . Le renforcement impersonnel du pouvoir passe par l'accentuation impersonnelle donc niée, absente à toute visibilité, de la fonction castratrice du chef de la horde, ce père là que les fils, selon Freud, veulent mettre à mort .

Le conflit de reconnaissance, qui au départ se cadre dans un rapport hiérarchique, chaque fils voulant être reconnu plus que son frère, se heurte à l'intransigeance de la domination du dominant . Alors chaque frère se voit comme victime, et égal à ses frères comme victime . L'absence de reconnaissance se transforme en meurtre de la référence . La référence impersonnelle et floue des modernes rend une telle révolte impossible . Le dominant de référence domine les conflits de reconnaissance en dosant sa reconnaissance, en divisant mortellement ceux qui devraient s'unir . L'impersonnalité du pouvoir est la solution pragmatique aux risques d'emballement des conflits de reconnaissance, de rivalités utiles à la domination, en saut qualitatif capable de détruire une domination . Car que frapper, dans une domination absolue et impersonnelle ?

Le rôle révolutionnaire de l'art, du désir indéfini de reconnaissance de l'artiste, se résoud dans cette question .

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Zinaida Serebriakova