Lettre ouverte à François Pinault III : Art, cruauté et terreur dans l'Âge de fer.

(Nobuyochi Araki : bondages . Galerie Daniel Templon, Beaubourg , lien : http://www.danieltemplon.com/ )


La domination étant impersonnelle, et même largement occultée – voir le titre « de quoi Sarkozy est-il le nom » de Badiou - elle doit être dévoilée . Le biais de la lutte idéologique et de l'analytique de la domination ne peuvent être évités dans une perspective de bouleversement du Système . Mais cela écarte déjà une part essentielle des risques d'union des personnes qui rejettent de fait le Système : la masse des citoyens n'a aucun moyen d'accéder à l'analyse réelle de la domination, le Système ne lui en proposant aucun, et le sous système du Spectacle fonctionnant assez efficacement dans la finalité de la domination . L'art pourrait être le lieu de la percée .

L'ordre juridique global produit par le Système ne joue pas d'autre rôle que celui du chef de horde dans l'interdiction violente de l'accès à la jouissance, jeunefille ou drogue, comme le mécène dans l'accès de l'artiste à la reconnaissance . La dispensation de la jouissance est un moyen de domination symbolique . L'accès à la jouissance légitime est réservé à ceux qui sont conformes aux attentes du Système, ce qui produit le double jeu du Système, sa double contrainte morale : les dominants prescripteurs se droguent ouvertement, les dominants financiers sont imprégnés de cocaïne, mais le discours à l'égard des masses est de plus en culpabilisateur et moralisateur . La culpabilité, et la dépression qu'elle produit, sont des signatures du Système . De même, une répression de l'accès aux jeunes nubiles n'empêche pas des chefs d'État de jouïr de mineurs . Ce qui compte, c'est que le spectacle de la jouissance du chef, et le désir d'imitation de celui-ci qu'il provoque, est un levier essentiel de la domination . Des éléments dominants ont un travail social pertinent en incarnant cette utilité, comme Paris Hilton .

Ce fait explique la fascination moderne pour le crime et les criminels, les prescripteurs étant montrés comme sans limites à leur jouissance, comme les criminels ; et l'acte criminel devient à la fois l'expression publique d'un désir des masses, prendre l'argent et les femmes, humilier les puissants, et un acte de subversion de la domination . Dans le même temps, la coercition sociale maximale est passée des jeunes filles vers les jeunes hommes, rationnés au plus prêt dans l'accès à la jouissance, et même vers les hommes dominés en général, fut-ce-t-ils prix Nobel de littérature, comme le Coetzee du journal d'une année noire, mais surtout petits, bêtes, faibles, moches et/ou pauvres, comme Coluche l'a bien exprimé, globalement très majoritaires . A ceux là on laisse les femmes, trop grosses ou trop maigres, moches, les femmes ratées, vieillies .

Les hommes qui sortent de ce cadre par force sont durement châtiés, les prisons sont pleine d'une majorité de délinquants sexuels, fait et concept sans précédents historiques, ce qui révèle à quel point les rapports entre les sexes sont infiltrés par les rapports de coercition . Le reste des prisonniers est composé de trafiquants de drogue et de voleurs : la boucle est bouclée . Regardez dans la rue, pour voir .

La prise de possession de la jouissance par le Système a souvent été présentée non comme une prise de possession, mais comme une libération, une libéralisation des objets de jouissance concernés : par exemple la libéralisation du marché de la jeune fille est la perte de contrôle du stock de femmes nubiles par les réseaux familiaux, l'abaissement du pouvoir des clans et des familles, le renforcement de la technocratie . Il est exact que les liens de la technocratie sont plus lâches que ceux de quantités de familles, mais la situation générale est difficile à évaluer ; et la laxité, l'égalité et l'impersonnalité de ces liens qui les rendent moins visibles, faute de différence significative, n'est dû qu'a l'indolence de la bureaucratie, et à rien d'autre : la porte est ouverte à une aggravation indéfinie du contrôle social . Et celui ci ne peut que s'approfondir.

L'exutoire des jeunes hommes ne peut plus être la prostitution, interdite ; il est la pornographie, qui très justement, pour répondre à la frustration et à la haine de son public met en scène la domination et l'humiliation des femmes, en image inversée de la vie réelle . Le pauvre affirmé physiquement dans son milieu occupe cependant une place dominante suffisante pour séduire, et c'est pourquoi les hommes du peuple affirment la valeur de la virilité et de la baston, et sont friands de spectacles de l'affirmation violente, comme les films d'action, la boxe ou le catch . Parce que c'est le dernier moyen de reconnaissance de l'homme privé de tout, la violence structurante des rapports humains dans les quartiers montre une soif de dignité et une extrême aliénation, une privation de toutes les autres formes de valorisation, un enfermement tendanciel .

Car ce qui fait l'homme et la civilisation, ce n'est pas le combat physique seul, c'est sa transformation en exercice de la puissance symbolique, le passage du guerrier au législateur, parfaitement net chez des hommes comme Gengis Khan, Alexandre ou César . Le guerrier vainqueur doit informer un monde, établir un horizon neuf des hommes . Sinon, il n'est qu'une bestialité destructrice . Le guerrier, pour atteindre son essence la plus haute dans le monde, a besoin du sage, du poète et de l'artiste . Dans l'histoire leurs noms sont liés . Citons Virgile et Auguste, De Gaulle et Malraux . La lutte, ou œuvre, que mènent les hommes pour que l'imaginaire rende réelle la réalité . Pourquoi cette aliénation de la création, cette incapacité à légiférer en son monde propre, parler, peindre, chanter son monde qui frappe tant de dominés, sinon parce que analogiquement au contrôle par la fonction impersonnelle du chef de la horde de l'accès, et de la règle du jeu de cet accès, au stock de femmes nubiles, le Système prétend, par la possession des normes et des codes de l'expression esthétique légitime, réserver la création aux classes dominantes ?

Analogiquement à la libéralisation de la femme qui est prise de possession par la technocratie, la puissance du mécène inepte est affaiblissement de la communauté des artistes dans leur quête de la beauté, au profit du marketing, ou de la puissance politique dans le Système, qui passe par la moralisation . Cela, si le mécène est étranger à l'art, c'est à dire à l'âpre saveur de la vie, et orienté dans la logique du Système . Mais l'art a toujours été au service de communautés humaines, et donc a toujours reçu un soutien matériel . L'analytique de l'art dans les jeux de domination du Système passe par des comparaisons historiques avec des printemps de l'homme .

La confiscation de l'art se réalise d'abord en humiliant l'art naïf, l'art primitif, comme les nazis humilièrent l'art dégénéré . Aussi l'art « naïf » disparait-il pratiquement comme style régional autonome, même s'il conserve une valeur chez les antiquaires . Dans le Système l'art naïf comme art populaire, art non dominé des dominés, visible dans le mobilier ou le costume traditionnel, est remplacé par la copie industrielle de faible valeur de modèles dominants : le prêt à porter et sa cascade d'imitations décroissantes à partir des sommets de la haute couture, le design, et aussi l'objet d'art avec la copie encadrée dans le salon, signe ineffable de soumission à l'ordre social . A tel point que les communautés humaines capables de produire ces oeuvres étant éteintes et idéalisées par leur exotisme, il devient très supérieur de promouvoir les arts « premiers », quand l'enseignement du mépris diffusé par le Système s'est tellement répandu dans le peuple qu'il commence à « faire peuple » de le professer...

Pour faire image, le karaoké est l'image la plus analogue de l'art « populaire » moderne : cet art singe les modèles dominants, comme la reprise singe la « star ». Mais comme Lasch l'a bien souligné, cet "art populaire" n'illustre que la dépossession du peuple par le Système, dans sa production industrielle de biens "culturels", symboliques .

Dans le Système, un art excessivement reconnu, en symbiose avec lui, ne peut être de grande valeur esthétique, puisque le Système ne comprend l'esthétique que comme annexe de la morale . Les valeurs du Système sont étrangères à l'expression artistique, car le modèle libéral -voyez Michéa- rejette tout destin collectif, toute œuvre collective pour rejeter l'œuvre du conquérant, et donc l'œuvre de la violence : l'Empire . Le Système est fondamentalement informé par le puritanisme, la condamnation par principe du pulsionnel et de l'aventureux au profit de la sécurité et du calculable . Le caractère dionysiaque de l'art ne peut y éclore qu'en s'y opposant .

De l'art pompier au réalisme socialiste, l'art du Système n'apparait pas comme art, mais bien comme ce qu'il est, divertissement de sous-préfecture à base de nudités antiques ou orientales, travestissement du pulsionnel toujours déjà présent pour le rendre socialement acceptable dans des scènes de genre, ou propagande pure et simple . L'art ne peut que se distancier du Système, même pour y être reconnu : c'est une de ces règles de ces temps étranges et difficiles, dominés par la contradiction et l'inversion . Alors que l'art des époques antérieures exaltait les décisions les plus intimes de toute la civilisation des hommes qui le produisait, notre art ne peut éviter d'être subversif pour être art . C'est pourquoi être issu des dominés et vouloir être poète est en soi une révolte, mais pourtant peut permettre le succès .

L'expression artistique contemporaine dans ses formes essentielles, vitales, est la reconquête du droit symbolique, de la souveraineté, confisqués par l'ordre ploutocratique . C'est pourquoi d'ailleurs tant de textes et d'œuvres sont si violents, si crus, si violemment sexistes et en général contraires à la bienséance du politiquement correct, pour renier, briser cet ordre d'étouffement . Toute la valeur brute du rap, du slam et du tag, comme des performances contemporaines violentes, saignantes et excrémentielles, celle autrefois du jazz, sont dans l'expression poignante de ce besoin, qui brise l'enfermement du Système, tout en le répliquant trop souvent . Dans le contexte de la guerre civile mondiale, l'art est une appropriation symbolique de la violence, et une appropriation violente du pouvoir symbolique, aussi se manifeste -t-il de manière iconoclaste et provocatrice jusqu'à la rupture .

Appropriation symbolique recyclée en énergie positive pour le Système certainement, mais dans quelle mesure ce recyclage est-il tenable pour le Système ? L'art est, dans notre cycle, subversif, ou n'est pas . Cette nécessité est reconnue tant par les artistes, dont tant de médiocres miment la pose du rebelle, que par les mécènes, comme François Pinault qui posent la question : « qui a peur des artistes ?». Qu'est ce qui fait peur, si ce n'est la violence ? Mais je le répète, cette violence, ce n'est pas la seule violence physique, c'est la violence fondatrice, la revendication de la reconnaissance passée en aspiration à la souveraineté, en participation à celle-ci plus exactement . La question est parfaitement juste, mais François Pinault peut-il être celui qui la pose ? . Cela ne dépend-t-il que de lui, en tant que mécène ?

Le Système peut, et aspire à recycler cette violence et cette réappropriation de la puissance symbolique, comme il aspire à recycler ses excréments . Statistiquement, à la fin, la jeune fille, comme les artistes, comme certains rappeurs emblématiques de manière caricaturale, bling bling, choisissent les hommes riches et puissants, sont favorables à l'oligarchie, au Système . Le petit gros à lunettes devenus chirurgien l'emporte sur le gros bras devenu ouvrier pour cinquante ans, promis à l'humiliation et à l'usure des jours . L'artiste enflammé s'installe dans une opulence qui finit par le rendre politiquement correct, et même moralisateur . Le membre de l'Organisation Communiste Internationaliste finit en costume anthracite . Je ne donne pas de tels faits par provocation, mais parce que toute étude de l'art doit passer par la vérité . Le problème véritable d'une perspective révolutionnaire de l'art est de savoir si le recyclage excrémentiel peut finir par dépasser les capacités du Système, et par l'empoisonner suffisamment . Comme Sade aux citoyens français, le questionnement devient celui d'une phénoménologie de l'art subversif, ou l'alchimie du venin symbolique, le poison rare et nocturne qui parviendra au cœur idéologique du Léviathan, pour en briser le rythme en spasmes énormes, puis enfin cet événement séculaire : sa mort, enfin !

L'artiste contemporain est condamné à cette malédiction : être un alchimiste malveillant, ou n'être rien, une bulle...Quel est le rôle du mécène dans un tel moment historique ?

Aucun commentaire:

Nu

Nu
Zinaida Serebriakova