Lettre ouverte à François Pinault sur l'art contemporain IV : le scandale du scandale de l'art .


(Mishima Yukio)

Récapitulons la situation .
L'artiste est celui qui est faible par les armes, comme une femme, et est donc dominé dans le champ global de la guerre, et qui est dévoré par un besoin de reconnaissance, et de jouissance des mondes, semblable en cela à l'intellectuel . La faiblesse des armes ne caractérise pas seulement l'être physiquement faible, mais avant tout la position périphérique, marginale, dans le Système .

L'artiste porte en lui des mondes, il est une énorme puissance, une balle perdue, mais une puissance condamnée au silence, puisqu'elle doit se faire entendre, demander et obtenir une écoute, sans pouvoir produire une explosion ou un coup de fusil, sinon par la puissance de sa rage et de sa colère qui passe dans le texte, la musique et les mouvements du corps . Certains par isolement, médiocrité ou désespoir passent à l'action violente, sans doute avec une proximité réelle avec les artistes ; mais cette voie ne sera pas examinée, et est condamnée d'avance à l'échec, sauf pour celui qui désire l'échec et une mort honorable, comme Mishima .

Que Mishima ait été un artiste homosexuel fasciné par la violence illustre la dialectique du féminin et du masculin dans l'affirmation moderne de l'artiste .

Dans le conflit de reconnaissance dans le domaine artistique, l'enjeu symbolique ne passe donc pas par l'usage de la force, du moins pas nécessairement ; il passe aussi et avant tout par la séduction du maître par son art, que ce soit dans la Rome d'Auguste et de Mécène, la Florence des Médicis ou à la cour du Roi Soleil . Cela est encore vrai quand « le grand public » est le maître à séduire . Le conflit artistique ne peut se passer d'un cadre politique, sans devenir combat pur et simple . Les surréalistes, comme les romantiques, ne rechignèrent pas à la violence, mais elle ne peut devenir la règle sans sortir du cadre .

L'art construit la jouissance de la vie humaine, son ouverture vers les mondes, et dans sa quête de souffle et de plaisir, tout puissant un peu raffiné se tourne vers les artistes, lesquels ont besoin de pain et de toit, mais aussi de reconnaissance symbolique . Rare sont ceux qui peuvent croire en eux alors que personne ne croit en eux ; et de toute façon cela est pour eux une souffrance dont ils tâchent de sortir . Aussi l'artiste, dans un système social qui ne lui reconnaît plus d'ordre à priori mais exige qu'il gagne sa place, est-il d'emblée placé en inférieur, en quémandeur, quémandeur du peuple pour l'art naïf, dont il fait les portraits par les rues, où qu'il amuse par des jongleries et des airs ; quémandeur des puissants, riches ou institutions pour les autres, qui le paient à mesure qu'il les glorifie . Il existe une différence structurelle entre le spectacle pour le peuple et la glorification de l'oligarchie .

L'art de l'âge moderne est ainsi placé en position essentiellement féminine, de séduction et de charme tant sur le trottoir, qu'auprès des puissants ; on ne lui en voudra pas, comme une femme, de maquiller, de tromper, de développer sa ruse, ce que l'on nomme doctement marketing . Ce trait est la signature la plus caractéristique de l'art contemporain .

Koons est avant tout un homme de marketing, plus proche d'un publiciste que de Léonard de Vinci . Les artistes contemporains aiment les riches, les entreprises, les traders, et développent très officiellement de grandes doctrines d'amour des sources de financement, comme la jeune fille ses organes idéologiques . Ils utilisent des radios osseuses, des crânes de puissants pour assurer leur reconnaissance, comme autrefois il en faisaient le portrait . Horreur à gauche : cacheraient-ils la réalité des rapports de domination ? Ou pire, en permettraient-ils une expression symbolique hautement euphémisée, plus tolérable, plus puissante dans le Système culturel ? Oui, bien sûr, et alors ? Et surtout, et après?

Bien de gens de gauche pensent l'art dans le cadre de l'idéologie racine, comme un facteur de progrès et de lumière, d'affranchissement et de libération des hommes ; mais cette vison mythique ne repose sur rien d'autre que l'idéologie même du Système, Système qui dans les faits produit Koons ou le crâne moqueur constellé de diamants de Damien Hirst, et pas l'art moral attendu, attendu comme d'autres ont attendu Godot : en vain...



Nombre d'hommes de ce temps sont indignés par l'art contemporain, indignés par la valeur atteinte sur le marché par des œuvres qu'ils jugent insignifiantes ; mais cette indignation a pour ressort secret le ressentiment : ce n'est pas eux qui jugent car ce n'est pas eux qui paient, et donc ce n'est pas eux que l'artiste cherche à séduire . La souveraineté de notre âge, dans l'art comme partout, est l'argent . Ceux qui regardent le spectacle de la séduction, exclus, spectateurs châtrés, développent haine, ressentiment, et donc morale, qui n'est rien d'autre que la production impuissante et venimeuse de normes puritaines par nécessité, une chasteté du Diable : « chez ces messieurs la morale devient rigide quand le reste ne l'est plus » .

La morale est la pire sottise moderne, mais a une fonction idéologique cruciale : les pauvres y croient pour vivre, les riches la révèrent publiquement avec des airs de tartuffes, font des discours qu'ils n'écrivent pas pour glorifier les enfants fusillés, et jouissent . Il ne faut jamais oublier que les dominés ont autant besoin, et plus, que les dominants, de discours mensongers fournis par l'idéologie; car leur réalité est bien plus difficile à regarder lucidement . Aussi les dominés consomment très volontiers, et produisent des discours qui justifient la domination, autant et plus que les dominants .

Car la lucidité emporte soit l'humiliation totale reconnue, soit la nécessité vitale de la guerre ; et dans un régime où les dominés ont accès à une vie matérielle acceptable pour leur corps, ils préfèrent le plus souvent se la raconter champion du monde, ou fan du Che, ou toute autre connerie de rôle du spectacle comme figure d'identification, et voter à droite, ou à gauche, ou pas du tout, dans un monde de pure fiction, éventuellement soutenu par une addiction alcoolique bien virile , que s'engager dans une guerre qui les dépasse . La morale, le sport, la télé sont l'opium du peuple bien plus que la religion . Et le peuple aime, et le peuple veut cet opium .

On s'indigne contre l'art contemporain comme on s'indigne contre les orgies des riches, en les enviant, en les reluquant . Quand le gagnant du loto ou un sportif ignare est plus payé qu'un chercheur d'exception, qu'un artiste ou un penseur de grande envergure, quant un doctrinaire scientologue est qualifié d'artiste, de star et accueilli par les autorités d'états puissants avec plus d'égard que l'homme nu clandestin, exilé . Quand ces simples sont payés au point de faire créer, de poser dans la réalité d'un monde qui connaît plus que jamais la faim, la douleur et la mort un Yacht rose et or digne de l'imaginaire de Barbie, yacht dont les hélices tournent dans la merde et le sang . Quand les mêmes personnes peuvent posséder des avions privés et être consultants médiatiques sur l'écologie, tonner contre l'art contemporain, je le dis froidement, est un péché pire que le mensonge . Comment l'artiste ne rechercherait-il pas le scandale, quand il lui faut vivre et que la société constitue un crime?

L'art contemporain n'est qu'un aspect fonctionnel du Système général, et souvent tonnent contre lui ceux qui ne se regardent pas en face, lucidement . La lucidité est une belle, tranchante et glaciale arme révolutionnaire . Au travail donc ! Que ça saigne ! « Qui a peur des artistes ?», demande l'exposition de la collection Pinault à Dinard .

Pourquoi l'art contemporain suppose-t-il faire peur, pourquoi a-t-il besoin de se raconter cela ?

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Zinaida Serebriakova