In memoriam Anna Akhmatova - Comment être sang et souffle humains au crépuscule de l'homme ?


A toi . Sur la Terre comme au Ciel .

Où est la Royne blanche comme lis...
Villon .

Les uns enseignent : là terrestre, là éternel...
Et l'autre : je suis le besoin et toi la plénitude
Ici s'annonce :comment chose terrestre est éternelle,
Et le besoin de l'un la plénitude de l'autre .
S'ignorant soi-même le Beau fleurit et se fane
L'Esprit qui demeure s'empare de l'éphémère
Il réfléchit il augmente il préserve le Beau
Avec toute puissance il le rend impérissable
Un corps qui est beau agit dans mon sang
L'esprit que je suis l'embrasse avec enthousiasme
Ainsi il revit dans l'oeuvre de l'esprit et du sang
Ainsi il devient mien et un charme durable .
Stefan George, l'étoile de l'Alliance .

Il est tant et tant de jours passés dans notre monde de crépuscule que la puissance de mémoire est une des plus hautes puissances du Barde . Qui peut encore retrouver les traces de pas des hommes sur les sables des mondes est le gnostique même ; qui peut suivre sur la mer la trace des grands navires, comme disait Homère, est l'homme des grands vents et des tempêtes, frère de l'oiseau de mer . Il est un lien d'analogie entre le loup qui suit sur la steppe indéfinie le parfum du souffle de la biche, le flibustier qui veille sur les feux au sommet des falaises, et l'homme noble qui veille sur les horizons du présent cycle . Cet homme est, et n'est pas un homme . Il est l'Adam dont le corps est le monde – comprenne qui pourra .

Le Beowulf porte, en mémoire des guerriers de la mer du Nord : quel genre d'hommes c'étaient ! Et nous avons, dans les tiroirs multiples de nos mémoires, des souvenirs impersonnels des puissances des mondes, qui apparaissent à peine dans la brume des forêts de nos âmes épuisées – qui apparaissent comme apparaît sur la mer le souffle tordu de Moby Dick, ou les remous causés par la nage abyssale du grand Léviathan . Nous voyons des vestiges tordus, incompréhensibles, et quasi maléfiques des soleils invaincus ; nous ressentons le haut désir du haut tant désiré sans avoir d'objet clair de désir, à tel point que des demi-habiles croient condamner ce désir en déclarant son objet inexistant, alors même que l'existence est une modalité basse de l'être – que Dieu, que l'Ange n'existent pas, sinon par pitié pour ce qui existe, l'Adam .

Ce désir est le désir de l'être, le désir de la rosée céleste . Moïse dit à l'homme à l'ombre verte, dans le Coran : même si je devais marcher de longues années, je ne m'arrêterais pas avant le confluent des deux océans, avant le confluent des eaux d'en bas et de la fontaine de vie, des océans du haut . Le confluent est la rencontre, l'Alliance . Et il n'est d'autre être, pour cette ombre de l'être qu'est l'existant, que la participation à l'être, comme Conscience des consciences, Lumière des lumières, puissances des puissances, exaltation des exaltations . De l'exaltation tous les êtres sont nés, une fois nés ils sont maintenus en vie par l'exaltation et quittent ce monde pour retourner à la pure exaltation . Taittirîya Upanishad, III, 6 .

Comment être ? Il est des voies d'enseignement, qui effeuillent les pétales de la Rose des souffles, et marquent les chemins envahis par les ronces, dans les forêts obscures ; et il est des voix, des frères humains dont la garde du mémorial est en soi la garde d'une puissance de mondes . Peut être le souvenir délicieux de ceux qui ont vécu dans l'aurore est-il plus aisé pour nous, hommes éperdus, que les voies de l'enseignement et de la science . Par eux l'élevé, l'être en soi le plus connaissable et le plus obscur pour nous, se manifeste dans la face de l'homme . Et je ne crois pas qu'un visage plus lumineux que toi, Anna Akhmatova, se soit gardé dans nos souvenirs .

Je noterais en passant que depuis quelque siècles, les êtres humains qui atteignent à la grandeur sont souvent de sexe féminin dans leur corps . Car il n'y a pas que la sexuation du corps . Simone Weil en serait un exemple, et il en est d'autres . Ce fait doit avoir un sens ; mais je ne creuserais pas dans cette direction ici . Ce qui importe est la rareté – toute femme, pas plus que tout homme ne possède pas en totalité cette flamboyante puissance d'étoile .

Et tout ceux que mon cœur n'oubliera pas,
Ceux qui ne sont plus on ne sait pourquoi,
(…) Tous ceux que tu aimais pour de bon
Pour toi restent encore vivants .

Vivants, ce n'est pas une formule littéraire . Un barde se moque éperdument de la « littérature » au sens moderne, qui s'est constitué en espace à demi clos, avec ses problématiques endogènes, séparées de la vie . Le barde ne décore pas un sens commun d'images ou de figures de style qui font leur effet, leur comme si . Il use de la métaphore dans son sens originaire : les mots qui portent au delà, la vague qui élève – ou encore, le dévoilement de l'être . L'être, nul autre que la déesse voilée de Parménide . Et l'être de Parménide n'est rien d'autre que l'être éternel, la toute puissance des aurores des mondes, mondes qui s'écoulent de l'être comme les fruits et les fleurs du tronc unique inversé de tout ce qui a pris naissance dans le temps .

Le poète est le gardien du souvenir de l'être, souvenir qui ne se situe pas dans le passé de l'existant, mais souvenir toujours déjà présent en tout être qui est venu au monde . Telle est l'anamnèse platonicienne, le souvenir de Dieu de l'Écriture . Le temps et la mélancolie ne sont pas, de même, des accidents du poème originaire, mais sont de son essence même . Le poète est le voyant dont l'œil se tourne vers la nuit obscure, l'homme qui fut doué par une fée, la nuit, sur un mont haut ; il est le gardien des autres mondes, comme le Chaman . Et il est l'homme de la terre, des prairies couvertes de fleurs qui sont le reflet du ciel étoilé, l'homme des rivières qui sont le reflet des eaux des êtres humains, l'homme des vents qui sont le reflet des souffles des baisers . Il est le gardien des lettres qui sont comme les étoiles du ciel, des constellations . Il est l'homme qui sait de son expérience que ce qui est en haut doit être comme ce qui est en bas, et ce qui est en bas doit être comme ce qui est en haut, pour faire les merveilles de l'Un .

Ainsi le poème est une demeure, et pousse comme le bourgeon, nourri par l'amour du soleil qui couronne les fruits de la terre . En 1943, à Tachkent :

Le ciel entier est dans des bleus rougeoyants
Grilles aux fenêtres – c'est l'esprit du harem .
Tel un bourgeon enfle mon thème
Je ne partirais pas sans toi -
Fugitive et réfugiée, poésie . (…)

Seigneur, pardonne aux pommiers
Ils tremblent d'amour comme sous une couronne (…)

Jusqu'en son milieu je vois mon poème
On y est au frais comme chez soi
Où la pénombre est odorante,
Les fenêtres closes à cause de la chaleur,
Et il n'y a pas de héros,
Et seul le coquelicot,
De son sang inonde le toit .

Ô Anna ! Les larmes me viennent aux yeux en pensant à cette horrible et année 1943 – année horrible, et sublime - et il est tellement d'années horribles que l'on peut raconter, depuis 1943...Tu es sublime, éternellement vivante, tant au travers de ton histoire tissée de merveilles et d'immenses douleurs, qu'au travers de ta poésie simple comme est simple la pureté du cristal de roche mûri dans l'obscurité pluvieuse des grottes souterraines . Ta vie en moi se nourrit des larmes que ton souvenir fait fluer sur mon cœur, l'autre, celui qui n'existe pas . Ô Anna, qui peut encore être cela dans notre monde ? Tu es de la race de ceux pour qui prophétisait Héraclite d'Éphèse, les errants de la nuit et les ménades :

NOX
La statue de « Nuit » au Jardin d'Été .

Petite Nuit ! Sous ta couverture d'étoiles,
Dans tes pavots funèbres et dans ton insomnie...
Nuit ma fille !
Comme nous ta cachions
Sous la terre fraîche du jardin .
A présent la coupe de Dionysos est vide
Et les regards d'amour en larmes...
C'est que tes sœurs horribles
Au dessus de la ville passent .

Et puis il y a toute cette vie, cette puissance de vie à travers la femme gracile au nez pointu qui partit en voyage de noces à Paris, et vécu mille vies comme le chat à neuf queues, et vécut mille morts au delà de toutes paroles sans jamais complètement défaillir, et sans jamais maudire la splendeur de la vie . J'ai tout eu - la pauvreté, les voies vers les prisons, la peur, les poèmes seulement retenus par cœur, et les poèmes brûlés. Et l'humiliation, et la peine. Et vous ne savez rien à ce sujet et ne pourriez pas le comprendre si je vous le racontais…(1962) Ce courage et cette acharnement à respirer le Ciel dans les ténèbres de pierre et de glace qui sont inscrits dans la mémoire du peuple russe .

Courage (1942)

Nous savons à présent ce qui est
Sur la balance . Et ce qui a lieu .
L'heure du courage a sonné dans nos heures .
Et le courage ne nous quittera plus .
Ce n'est pas terrible de se coucher sous les balles,
Ni vraiment triste de rester sans abri -
Nous te garderons, toi, langue russe,
Grandeur du verbe russe
Nous te porterons libre et pure
Et nous te donnerons à nos petits fils, sauvée
Pour toujours !

Que ne pouvons nous entendre cela, nous qui ne savons même plus quoi transmettre et à qui...et nous qui ne savons même plus penser le choix d'être libres – libres ? Libres de quoi, c'est bien là que s'arrêtent la plupart des réflexions des hommes modernes, de tous les derniers hommes ayant poussé à la perfection de l'inconscience la servitude volontaire .

Car il y a la vie, la vie même . Je ne peux dessiner mieux cette vie que dans ces mois d'été de Montparnasse, ces actes étincelants de Libre Esprit d'une femme qui en voyage de noces est immortalisée par Modigliani et par le désir de Modigliani, dans sa nudité de printemps . Ainsi en va-t-il de ceux qui sont nés de l'Esprit . Il n'est pas de plus grande liberté que de s'abandonner quand toute l'armature sociale ordonne de se garder en pleine propriété, que d'errer quand le voyage doit être organisé pour ne pas sortir du monde du départ et du retour . Une force qui va, qui se publie ainsi comme une vague de brume parfumée au dessus des lourds marécages des hommes – un papillon ancré dans l'éternité . A l'été 1911 Modigliani et Anna avaient visité le louvre, en particulier les Antiquités egyptiennes . Anna est alors dessinée en déesse égyptienne .


(Modigliani)

Une telle femme a pu vivre libre dans l'Empire de Staline, cet étrange pays devenu un monde, une guerre des mondes, puis un Empire indéfini .

Sur la Terre comme au Ciel . D'Anna et de ses amours, le puritain Jdanov put dire, selon les mots mêmes dont les inquisiteurs parlent des fidèles d'amour : Une nonne ou une putain, ou plutôt à la fois une nonne et une putain qui marie l'indécence à la prière.  Après la guerre et ses accommodations patriotiques, elle est radiée à nouveau de l'Union des écrivains dès 1946 pour « érotisme, mysticisme et indifférence politique » et n'arrive plus à publier officiellement . Jdanov l'inquisiteur ainsi donnait avec regrets le plus grand hommage que l'on puisse dire du Fidèle d'amour, de l'alliance éternelle du souffle et du sang – de l'homme qui se donne absolument à Dieu, le serviteur, comme il se donne à la chair, et qui se donne à la chair avec la puissance d'abîme de celui qui se donne à Dieu - de l'homme qui couronne d'or l'arbre de la science du bien et du mal, le pommier .

Ainsi dit le Cantique de la transmission du souffle d'Adam par Ève, qui contient et voile tous les secrets :

Sous le pommier je te réveille
Là où fut enceinte de toi ta mère,
Là où fut enceinte celle qui t'enfanta
Mets-moi comme un sceau sur ton cœur
Car l'amour est plus fort que la mort...

Quelle puissance se porte à travers ce corps si tendre et ce nez pointu de la fin de l'ère de la sécurité . Quels délices que sa voix . Que Dieu me laisse la vie tant que j'ai les mains sous son manteau .

Vive la mort !

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Nu

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Zinaida Serebriakova