Vivre dans le feu.

(France. FB Boobs)


L'homme peut être pensé comme une pierre du chemin, comme un être consistant et fermé, une unité ayant lieu, en puissance d'être saisi, asservi au principe de non contradiction, qui dit qu'une substance ne peut pas être et ne pas être en même temps et sous le même rapport. Un tel être peut être le support de vérité, de paroles durables, en dehors des conditions du temps et de l'espace.

Mais penser l'homme comme une substance est penser l'équivalence du corps à l'homme. C'est oublier que l'homme mort n'est pas du tout équivalent au vivant. La vérité comme concept moderne s'appuie sur le mort. Il s'ensuit que la vérité peut aussi être une erreur pour l'homme, le vêtement de fer de la chair et du sang. 

L'homme vivant est en puissance de nourrir l'homme, tant de richesses que de liens, et de cette nourriture qu'est l'amour. L'homme vivant peut être redoutable à l'homme, plus que n'importe quelle bête féroce. L'homme mort ne peut ni nourrir ni être dangereux. Il ne peut être que cadavre, objet de dégoût et de peur que nous cachons avec le plus grand soin, dans la terre. Plus encore, que nous brûlons proprement dans le sombre d'un four.

 Il était plus sage de brûler sur un bûcher le corps aimé, ou de le donner aux vautours. Mais c'est que notre âme, hélas, n'est pas assez hardie. 

Voilà, l'homme a une date de naissance. Il apparaît et disparaît, comme la lunaison dans les nuages, comme les oiseaux migrateurs au tournant des saisons, ou encore comme le Léviathan dans l'éclair de l'océan sans rivages. L'homme naît et meurt, et cela le distingue déjà des êtres plus durables, des rocs immémoriaux. 

L'homme est aussi bien un vide qu'une plénitude. C'est pourquoi il est nomade, nomade par l'âpreté du désir. Dans sa cellule, le prisonnier est encore nomade. Sans cesse absent à lui-même, l'homme est un oiseau insaisissable et cruel, un feu follet sur les marécages des âmes des morts.

L'homme peut être plusieurs, se mouvant sur les mondes. L'homme est aussi nuage, et vent ; fumée peut être, au dessus des brasiers.

Et qu'est ce que l'homme et l'humanité, qu'est ce ce qui est tien, ce qui est à tes pères et mères, à tes enfants ? Rien de ce qui est humain n'appartient à personne, rien, et ce même si des lois le proclament, et que tant de fols le croient. La vie ne t'appartient pas ; tu appartient à la vie. En tout la vie te mène comme une feuille au vent. La feuille peut dire de son lieu : je l'ai voulu, comme toi.

Bien sûr, l'homme est volonté, et volonté qui veut la volonté. Il est aussi cela. Mais ce que l'on est n'est pas une propriété personnelle. L'homme est aussi comme le sel dans la mer, présent mais invisible, dissous jusqu'à l'horizon. Et les océans sont des mondes qui se vivent du sel. Il y a homme parce qu'il y a monde, mais il est également vrai de dire que l'homme est aussi le monde, les mondes. Qu'est ce qu'un monde que personne ne peut voir ?

Il était une vérité ancienne, la vérité du monde des dieux. Il est la forme moderne de la vérité, qui voudrait donner aux hommes la puissance des dieux. La prétention à la vérité est la prétention à la puissance de figer le monde. La prétention technique de faire du monde « ce que je veut ».

L'homme donne de la consistance aux fleuves insaisissables des mondes par ses mots. D'une apparition il fait un acte, l'acte d'un sujet durable. Il dit que la lune luit derrière les nuages, mais que sa lumière n’apparaît que par instants. Il ne dit pas que parfois il lune, et parfois il ne lune pas. Il entend le souffle, et il ne sait d'où il vient ni où il va. Pourtant, il lui donne un nom, et en parle comme d'un chose qu'il aurait comprise dans les mains de sa puissance.

Et parfois d'une éclosion il ne peut laisser éclater la splendeur éphémère sans ressentir en lui l'amertume de sa mort. Ses ennemis veulent sa mort. La mort est sa défaite. Il ressent la vérité comme une victoire des mortels sur sa pire ennemie, la mort, fille des fleuves et des mers.

Ses ennemis veulent sa mort, il ne peut la désirer. Il ignore que rares sont les hommes qui ont au présent cycle des ennemis mortels. Il y a en a même – des vieilles dames riches, par exemple - qui trouvent cette idée tellement insupportable qu'ils sont près à détruire les hommes capables d'avoir de tels ennemis, en appelant cela « œuvre de civilisation ».

La mort n'est pas la défaite, mais bien la peur, la somme des peurs, issues de la peur organique de la mort. Le guerrier instruit par les orbes célestes apprend que la mort n'est pas la défaite : la défaite est la survie d'un être qui a perdu le feu, et qui se vit comme une pierre ou une tortue prudente, qui cherche de l'herbe avec sa bouche ridée. La mort, c'est la prudence érigée en commandement de la vie.

L'homme sage apprend à trouver à la mort des parfums d'encens. Ainsi les sages les plus grands avaient-ils un corps somptueux dans la mort, sans corruption et exhalant des parfums et des huiles semblables aux fleurs et aux arbres. Il est une harmonie secrète entre le corps et les éclosions des mondes. Le corps est arbre, liane, fleurs et fruits. Le corps est parfum, fleuve et paysages. Le corps est la carte de tous les voyages de l'âme.

La splendeur de la chair est une fenêtre vers la bonne mort – c'est une science ancienne des fidèles d'amour. Il n'y a aucune prudence dans l'amour, pas plus que de marcher pieds nus au bord des falaises de marbre un jour de colère, en riant de la colère de la mer mousseuse comme du sperme et de la cyprine au dessous de ses pieds. Il n' y a aucune prudence à se donner comme on se jette dans le vide les yeux fermés, en demandant à Dieu où à l'homme de savoir te prendre délicatement, et te poser comme un albatros sur un refuge secret, éloigné de ces mondes anciens.

Il n'y a plus en ce monde ni consistance ni éternité, en dehors du souvenir de la consistance et de l'éternité. Il n' y a plus de vérité en dehors de la mémoire. Il n'y a plus en ce monde de certitude – il n'y a donc plus aucune raison de douter. Dans le monde de l'évanouissement, le fanatisme sans croyance est la seule voie vivante. Le Hagakure dit : si le choix est entre (sous)vivre et mourir, il est préférable de mourir.

Nous avons à vivre tous les mondes, et tous les mondes se vivent en nous. Nous avons à vivre dans le feu, ou à mourir.

Vivre, mourir, qu'importe ? Telle est la parole d'Hamlet, blessé de la perte de la vérité, et de la perte de sa vie protégée par les illusions du bien. Vivre, mourir, rêver peut être – c'est la morsure du feu, et le goût du sang et de la poussière de l'arène dans la bouche qui nous arrachent à la puissance des enchantements du doute. 

Notre vérité moderne n'est rien d'autre qu'une réduction de l'incertitude. Un désir de réduction de l'incertitude est un désir issu d'une peur, le signe d'une âme de vieille tortue.

La vie se vit, ou est mort. La vie est puissance, génération de l'être. L'attente et le doute sont attente de ce que la décision seule peut apporter là où aucune certitude ne peut m'absoudre de ma décision et de mon désir. Quelle était la certitude de la toute puissance au sujet du monde ?

La pensée et la poésie ne peuvent lever le doute par le savoir, puisque le doute est l'horizon du savoir de l'homme. Le savoir est impuissant à fermer la puissance, et seule notre lâcheté nous permet de la croire. Au delà de tous les bavardages, la pensée et la poésie ne sont pas des réductions de l'incertitude, et donc des réductions de la puissance. La pensée, la poésie sont des portes sur les mondes.

Il n'y a plus en ce monde ni consistance ni éternité, en dehors du souvenir de la consistance et de l'éternité.

Nous ne pouvons pas penser avant de vivre, nous ne pouvons que penser par les guerres de la vie. Nous avons à vivre dans le feu, ou à mourir.

Vive la mort !

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Zinaida Serebriakova