La muraille du fantasme et l'épreuve de réalité .

(Odette Harpers Bazaar June 1940 Herbert Matter . FB boobs)


Nous savons, comme voyageurs des mondes, ce qu'a d'empoisonné le concept moderne de réalité ; et nous ne saurions trop le regarder de loin, avec une méfiance souriante . Pour autant, tous les mondes sont sources de vie, c'est à dire d'expérience . L'expérience n'est pas à prendre comme Kant, comme l'intuition d'une extériorité hypothétique dans les formes à priori de l'esthétique de l'esprit-ego ; l'expérience est à proprement parler la mémoire de l'esprit unique qui contient le sujet, l'objet et la limite à titre de constructions symboliques . L'expérience est le travail d'élaboration de l'esprit à travers pensée, plaisir et douleur – l'expérience est la vie même . Par l'expérience l'esprit doit advenir .

L'art est une voie spirituelle, c'est à dire une voie d'élaboration et d'expérience de soi et des mondes . L'œuvre au sens moderne vaut comme signe d'un processus, comme présence matérielle de la puissance – mais l’œuvre est aussi de la cendre et de la paille . Sa grandeur est d'attester du feu comme réalité, comme certitude . L'œuvre est le signe sans débordement du débordement, le dépassement de la réalité rendu réel . Tantôt l'homme voit le débordement à travers l’œuvre, tantôt il en fait une idole de la réalité, un bien matériel, objet du marché de l'art . Rester dans un monde – et le monde réel est le plus évident - apporte à l'homme la sécurité illusoire d'un être défini, sans abîmes, sans ombre, sans rien à chercher ni à comprendre . En vérité, tout monde est une porte, et l'homme est celui qui passe comme une ombre dans les mondes, sans avoir la puissance de s'installer au delà de l'écoulement des fleuves .

La réalité est le monde le plus évident de l'homme . La réalité est le monde originaire de certains arts, depuis l'alchimie à la sculpture . La matière, si indéfinissable soit ce concept de l'âme, se manifeste d'abord comme poids, comme résistance – résistance de la pierre ou de l'argile à prendre la forme imposée par l'artiste, mais aussi tout simplement résistance à la vitesse de la vue et de l'âme .

En montagne ou en mer, quand les horizons sont dégagés, je peux voir un lieu de destination, à le toucher, voir mon arrivée ; mais l'immobilité des vents, ou les courants, peuvent aussi m'en rendre infiniment éloigné . En altitude, quand le pas se ralentit, la simple arrivée peut paraître d'une durée infinie, la plus courte distance visuelle devenir de fait un problème, comme pour le plongeur parvenu dans les profondeurs .

Cette expérience de l'horizon indéfini d'une proximité, nous pouvons le vivre dans le temps et dans l'espace . L'homme malade, aux portes de la mort, par la fenêtre de sa chambre d'hôpital, peut regarder passer des enfants qui jouent, dans la rue . Barrès note, dans ses carnets, une discussion avec Paul Bourget, vers 1914 . Les deux hommes, devenus des notables de la littérature, académiciens, regardent passer de jeunes étudiants, assis à la terrasse d'un café . Bourget dit : je donnerais volontiers tout ce que j'ai pour redevenir le jeune homme insouciant que j'ai été – et Barrès de noter : pour rien au monde je ne voudrais redevenir ce jeune homme que j'ai été .

Quand j'embrasse mon aimée à travers la vitre d'un train, je sais que les millimètres qui nous séparent vont redevenir deux mondes, deux vies dans ce monde, même si cette vie est une dans un autre monde, au delà de la lune et par l’œuvre du ciel, qui nous sont communs .

Il est aussi l'expérience des catastrophes individuelles ou collectives – l'instant où confortablement installé, vous passez en revue votre avenir supposé, et l'instant d'après, ou vous regardez le monde sans l'entendre, étourdi, la tête en bas, en entendant comme au loin des sirènes, en comprenant des lumières tournoyantes . L'instant où vous comprenez que votre avion n'a pas un petit problème, mais un problème déterminant . Au ras du sol, vous voyez une prairie parsemée de fleurs, des promeneurs qui vous regardent – mais vous ne pouvez pas les rejoindre, vous asseoir parmi ces fleurs – vous ne le pourrez jamais, peut être . Le jour dont parle Coetzee dans disgrâce, où l'on a du sang dans les selles, ou encore celui où votre médecin cherche ses mots en évitant de vous regarder . Enfin, l'expérience de passer, pauvre, devant des vitrines surchargées, ou auprès d'un homme riche, qui pourrait vous libérer de vos dettes pour des années avec la valeur de ses vêtements – l'image de l'homme pauvre rentrant d'un travail amer, et passant sur le même trottoir que des bourgeois euphoriques partant en soirée .

Il est une dernière expérience dont je veux parler ainsi . Dans les guerres politiques des derniers siècles, il est souvent arrivé qu'une arrestation donne lieu à un croisement de regards entre des frères de combat, ou simplement entre des hommes . Ainsi entre Marie-Anne Erize et un marchand de cycle de San Juan, le jour de sa disparition en octobre 1976 . Ainsi entre celui qui reste sur le trottoir parmi les passants et celui qui part dans la voiture de ses bourreaux . Je pense aussi aux lettres que des hommes ramassaient sur les rails et postaient lors des déportations . Il en est de même pour des disparitions, comme le sentiment du Dr Jivago, enfermé dans un tramway, de reconnaître Lara de dos, marchant dans le Moscou des années 30 . Et ces regards deviennent des mémoriaux pour les vivants, en respect pour les morts .

Ainsi nous avons de ces expériences de l'impuissance face à la proximité la plus grande, de la distance la plus profonde entre des êtres humains qui se frôlent . Et cela, même dans dans sa propre famille – l'homme sera divisé au sein de sa maison . Souvent l'homme a grand-peine à admettre les abîmes qui creusent le tissu apparemment continu de son réel . D'autant que ces abîmes creusent non seulement le réel, mais aussi le moi lui-même . On ne peut trouver les limites de l'âme, même en faisant toute la route, tant elle a un logos profond . La maison de l'homme est aussi son âme . Le moi passe d'état en état, de la haine à l'amour, de l'état de veille à l'état de rêve, à celui de sommeil profond . Comment se connaître soi-même ?

Héraclite dit : Le soleil est chaque jour toujours nouveau . L'homme est comme la flamme d'une bougie qui s'allume et s'éteint parmi les gouffres – L'homme dans la nuit touche une lumière, étant mort pour lui-même et vivant . Endormi, il touche ce qui est mort, ayant éteint sa vue . Éveillé, il touche ce qui est endormi . Comment-peut-il être assuré d'être le même ?



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Par la puissance de ses désirs, l'homme veut réunir ce qui est séparé, ou séparer ce qui est uni . Il veut restaurer la justice et être libre . Il veut maintenir le luxe et la volupté, le calme et la beauté, et venir en aide au pauvre ; il veut admirer Athènes et condamner l'esclavage et l'Empire ; il veut une vie spirituelle et ne suivre aucune discipline de corps ou de foi . Mais toutes ces antinomies sont plus puissantes que sa nostalgie . Il ne serait pas meilleur pour les hommes que tous leurs vœux soient accomplis.

L'homme de temps plus anciens, comme aujourd'hui tout homme qui affronte de grandes résistances au quotidien, un artiste, un maçon comme un médecin, un paysan comme un marin, a rencontré de nombreuses fois dans sa vie l'épreuve du réel . Il a désiré immensément, à la mesure de son cœur, puis a dû renoncer devant le mur infranchissable qu'il a rencontré . Il a connu l'amertume des soirs de défaite, de défaite radicale .

C'est cela, l'épreuve du réel . L'épreuve du réel est mordre la poussière en réalité, le goût du sang et du sable dans la bouche . L'épreuve du réel, poussée dans son intensité la plus saisissante, c'est d'avoir vu dans son expérience sa mortalité organique, de puer la mort ou la défaite, de souiller des vêtements, de hurler de douleur, de sentir dans sa bouche l'odeur et le goût de l'intérieur de son corps . C'est de se sentir dépassé par des évènements incontrôlables, comme une tempête nocturne ou une bande d'hommes ivres de haine entourant un homme isolé . C'est de telles expériences qu'est issue la coutume musulmane de toujours ponctuer un engagement d'un si Dieu le veut .

Un homme qui a connu cela et est resté debout avec fermeté se reconnaît à divers signes de comportement, en particulier dans la rareté de ses mots pour s'engager . Mais cette rareté est un gage de fiabilité . L'apprentissage de la fragilité du monde est un apprentissage de la valeur de la solidité de la parole . Et la parole n'est jamais l'objet d'un homme isolé . La solidité de la parole, c'est la rigueur des liens humains – c'est la puissance de la solidarité .

Pour ainsi dire tout homme des temps anciens avait cette épreuve du réel dès son enfance . Dans la mentalité traditionnelle, les paroles avaient tout le poids de cette épreuve . Les paroles du Hagakure retrouvent par ces canaux souterrains le liberté ou la mort des sans-culottes, ou la détermination des soldats rouges, ou encore des résistants . Aucun humain isolé ne peut rien contre le monde – seul un groupe soudé peut affronter le reste du monde, être le groupe pirate qui provoquera la transformation . Et comment souder tant de lames d'aciers, sinon par la parole ? C'est pourquoi l'épreuve de réalité et le respect rigoureux de la parole sont une et même direction .




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Le monde moderne délivre l'homme des classes moyennes de l'épreuve de réalité, au nom de la lutte contre la douleur – produit un monde anesthésié pour protéger l'estime de soi . La structuration narcissique de l'homme moyen produit par le Système aidant, le discours général produit de plus en plus la rumeur de mondes égotiques, fantasmatiques . Ces mondes informes ne sont pas à confondre avec l'Imagination de Blake, ou le monde imaginal, qui relève lui aussi d'une souffrance immense et d'une épreuve ontologique – tous les témoignages l'attestent . La souffrance et l'épreuve spirituelles ne sont pas des fruits du narcissisme .

De même, l'épreuve de réalité n'est pas la réalité . Parler de la valeur de réalité n'est pas condamner la fiction . Il serait trop long d'étudier les liens existant entre la fiction et la prise sur la réalité de la vie pour l'homme . De nombreux romans, comme le Rouge et le Noir, ou Madame Bovary, ont pour sujet la contradiction entre le fantasme narcissique et l'épreuve de réalité . Dans la chanson de Roland, Roland meurt de cette épreuve . Le type de personnage qui signe la perte de l'épreuve de réalité dans la culture, c'est le thème du superhéros, qui lève toutes les difficultés de la vie humaine . Ce personnage est syntone au formes modernes de narcissisme immature, comme l'univers de certains jeux vidéos .

La prétendue « délivrance » de l'épreuve de réalité fait de l'homme dans la réalité une bête domestique, réduite à l'impuissance, et habitant un arrière monde . Trop d'hommes par exemple proposent, ou adhèrent à des « solutions » à leurs problèmes que le simple bon sens de base fait comprendre comme absurdes . Mais c'est dans la virtualité d'internet que ces travers modernes apparaissent à un degré presque pur . Il devient purement et simplement possible de nier le réel, et l'existence même d'une épreuve de réalité . La négation du réel, cela a déjà été souvent noté, se fait par exemple par le développement idéologique des oxymores, des unions de contradictoires réalisées dans les mots, et uniquement dans les mots, comme le développement durable, ou l'entreprise citoyenne, ou encore la discrimination positive . Le monde de la communication devient un tautisme, selon le mot alliant tautologie et autisme de Lucien Sfez, un sous-système se bouclant sur lui-même, se fermant à toute épreuve de réalité . Le bloom lui-même, formé par le Spectacle, devient alors un tautisme dérivé .

Parler d'épreuve de réalité n'est pas non plus chercher à imposer une normativité basée sur une construction fictive d'une « réalité » idéologique . Simplement, tu ne peux dépasser la réalité si tu ne sais pas ce qui est réel . Aucune forme sérieuse de surréalisme ne peut nier la réalité, sinon par la négation qui porte au delà, en prenant appui . Sans prendre appui, l'homme ne peut bondir . Qui s'appuierait sur son ombre sans tomber ?

Sur internet comme dans la représentation kantienne, il n'existe pas d'épreuve de réalité ou de jugement de Dieu . C'est à celui qui parle d'être digne de confiance, sans contrôle rétro-actif de la plupart de ses propos . Dans un monde qui propage le narcissisme, tout devient possible virtuellement, et la confiance native en la parole est ruinée . Tel est aussi le sort de la « poésie » moderne, quand elle se réduit à n'être que la culture de l'affabulation d'un soi comme artiste maudit hyperviril, dissimulant un bloom avec une efficacité qui n'est valable que pour les yeux des autres blooms, exclusivement . Car les spectateurs, en acceptant ce jeu, s'identifient eux-même comme artistes maudits . Depuis des décennies, la révolution est proclamée chaque jour par de tels gens, à qui on ne confierait même pas un paquet de cigarette, pour ne pas dire la clef d'un appartement . La belle affaire .

Mais quel art ? Quelle malédiction ? Quelle révolution ? Quelle puissance est développée dans la réalité ? Quelle transformation de soi ? Le bouclage sur soi autistique qui accompagne le narcissisme moderne ne lui permet qu'un spectacle de puissance . Et installe l'incapacité à observer la moindre discipline, qui permettrait de rapprocher les lèvres des abîmes, creusés comme des plaies suppurantes sur les mondes, et sur la langue que le poète doit garder, et non vendre sur le marché libre de la reconnaissance, comme un objet de luxe .

De telles créatures ne peuvent rendre qu'un service à la révolte contre le monde moderne, c'est d'être sacrifiés . Il n'est pas d'excuses à chercher, c'est inutile . Dans la perspective du fanatisme, la seule question qui importe à la liberté est le choix, la responsabilité totale . Je choisis et je le sais . Le Hagakure dit : quand le choix est entre survivre et mourir, il est préférable de mourir . C'est pourquoi la mort est l'essence de la Voie, parce qu'elle est la vérité manifestée du choix que garde l'homme jusqu'à la fin .

Ce fut l'essence de la vie de Marie-Anne Erize, de nationalité française et argentine, bourgeoise et mannequin, militante révolutionnaire, morte torturée et violée en Argentine par des hommes immondes, au demeurant bons catholiques . Combien elle eut d'occasions, de choix de sauver sa vie, de propositions de quitter l'Argentine pour la France de Giscard et son confort réel, je ne saurais le dire – et toujours, même avec sur la nuque l'haleine de ses poursuivants, elle décida de rester . Le reste est vide .

L'homme est seul responsable de ses abandons – il n'existe pas d'échappatoire, ni de temps pour un jugement, en situation de crise . Moi-même, je ne sais pas du tout si je n'abandonnerais pas . Je pense que j'abandonnerais, mais je ne me donne pas raison . Se donner raison pour ne pas s'humilier devrait faire honte .

Il me reste à étudier l'expérience de Pitcairn, et les conséquences individuelles du formatage par le Système dans une expérience en taille réelle . Une autre fois .

La vie est expérience, et l'expérience est la voie de la sagesse . Proclamer que la réalité n'existe pas est contradictoire en soi – n'est qu'un oxymore de plus de l'idéologie du Système . Le bavardage est vanité, et n'a aucune importance qui dépasse le bruit qu'il provoque .

L'épreuve de réalité est le pôle et le repère de toute parole qui veut être une parole de monde .

Vive la mort !

Le chasseur de la nuit .


(Man Ray)


Il est des mots qu'il faut prononcer, parfois . Il est bon de dire fermement les choses, pour ne pas avoir à discuter inutilement . Je ne me lie pas les mains et l'âme avec aucune moraline de ce temps dégradé . Il en est ainsi de la chasse comme du désir . L'homme ne peut être sans reste transformé en animal domestique . Et les hommes de la morale, en ces temps, sont les derniers hommes de Nietzsche . Les hommes du rite ne sont pas les hommes de la morale .



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Amadou Kourouma, dans en attendant le vote des bêtes sauvages, rappelle l'existence de confréries de maîtres chasseurs en Afrique noire . Mais de telles confréries de chasseurs de la nuit existaient dans la tradition des Grecs . Et un ordo carbonari, un ordre des forêts ne peut être qu'un ordre chasseur . Qu'est ce qu'un ordre chasseur ?

Le sagittaire est un chasseur stellaire, et les cercles des mondes sont des cercles de chasse et de poursuite, ainsi celle du Loup Fenrir, loup de l'obscurité poursuivant le soleil . La chasse nocturne est l'image même de la Roue du Temps . Les mondes sont les forêts obscures des chasseurs de temps .

Les hommes du temps sont les hommes de la transmission et de l'oubli, les hommes de la sève, de l'écume des lèvres, du sang et du souffle, de l'arbre inversé figurant les bénédictions . Le temps, c'est la division des sexes et l'errance dans l'espace . Les hommes du temps sont des chasseurs, et des hommes de l'amour de l'homme et de la femme . La femme de cet ordre est celle qui court avec les loups, la gitane qui prophétise – elle est la figure nocturne de la Diane, qui déchire Actéon fasciné par son corps nu, pour le faire renaître .

La chasse est une figure puissante de l'Éros . L'arc est à la fois l'arme du chasseur, de l'amant de l'amour et du mystique en quête de sa fin . Le chasseur cruel, aux ordres de la Reine, c'est à dire des puissances ténébreuses et jouissives de la matière, chasse la biche, la femme dont la biche porte le cœur tendre et doux . Il sacrifie la tendre biche à l'amour et à la loyauté que porte sa désobéissance finale . Il tue sans tuer, il dissimule son cœur de lumière dans les ténèbres de la forêt, cache le blanc de son blason sous le rouge du sang versé en abondance .

Le sein délicieusement percé, pénétrée par la chaleur de la flèche divine, la sainte est en extase, et salive comme le loup qui reconnaît la piste de la femme parmi les fleurs . Le comte Zaroff est le chasseur devenu fou de son désir, du gibier le plus dangereux, l'homme – une figure de Sade . Car la sainte comme le chasseur sont des hommes du désir, toujours plus au delà, plus ultra – des vagues de déferlement d'eaux célestes et des puissances de transgression, de destruction du fragile ordre humain . La splendeur de la femme est à la fois lumière et risque de destruction, de guerriers qui s'entretuent pour posséder cette splendeur .

Le danger et la transgression sont toujours aux côtés de l'extase – le sublime est identique au débordement, mais au débordement d'un ordre supérieur, là où la démence est le débordement de l'informe .

Ainsi le chasseur nomade est-il à la fois le danger obscur, le torrent destructeur du feu, et l'instaurateur de l'ordre, de l'Empire – le destructeur et l'homme du Ciel éternel .

Le dépassement de l'homme est l'homme . Interdire le débordement est interdire l'homme .





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Je suis un chasseur . Je sais matériellement ce qu'est pister une proie en forêt, patiemment, lentement, méthodiquement . Humer l'air, tendre l'oreille au plus petit craquement de branche . Poursuivre, marcher de nombreuses années s'il le faut – jusqu'aux confluent des deux océans . Et sachez le : les liaisons dangereuses sont le récit de la course d'un chasseur .

Je suis un chasseur . Je sais matériellement ce que c'est de préparer pendant des heures des armes, d'aiguiser des couteaux, des pointes, de couper des épieux, de durcir des pointes au feu, fabriquer un arc, une fronde, une ligne de pêche, de fixer des fers sur un manche, de graisser des armes – l'odeur de tout cela est faite de cuir, de sève, de fer, d'huile . Et sachez-le : l'alchimiste préparant des parfums et des baumes, pour être à l'image de l'oint du Seigneur, et la femme hiératique de Baudelaire est aussi une chasseresse qui aiguise des armes .

Tout est filets, rets, flèches qui cherche à lier le cœur – et ce désir, cet immense désir est Janus, à la fois immense amour du fils de l'homme, et dents du loup . Qu'il est bon de se lover autour de l'homme dangereux comme de se chauffer parmi les glaces autour de la cruauté de la braise, à toucher la peau ! Ô mon aimée, ta splendeur et ta puissance sont faites des montagnes de l'horizon, semblables à des vaux parfumés de ta chair, et aussi de la mâchoire, des griffes et des yeux de la louve .

L'amour désire la puissance qui peut déchirer . La violence est au cœur de l'homme qui se vit de sang et de souffle . Elle est le feu intérieur du fourneau de l'âme . Plus l'homme est grand, plus grande est la puissance de ce feu du cœur .

Cette puissance enchaîne le déchainement, et l'homme puissant n'est pas différent d'un roc ou d'un arbre pour manifester la violence . Mais l'homme puissant est comme le volcan, il est le creuset de lave et de soufre .

Loin de nier ou d'étouffer ce feu à travers lui, il est bon de souffler puissamment sur ces flammes, avec discipline . D'intensifier les contradictions .

Que l'immobilité soit celle de l'archer une fraction de seconde avant le tir . Que la course entraîne l'immobilité métallique de l'épée de l'âme, comme est l'esprit du Veilleur .





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Je suis un chasseur . Je sais matériellement ce qu'est planter une flèche dans un oiseau, ou encore viser, immobile, tirer et voir l'impact sur la proie . Je sais à la fin, achever la proie . Je sais briser les vertèbres entre mes mains . Je sais ce qu'est plonger un couteau dans la chair ou dans un crâne, pour tuer . Je sais saigner, répandre le sang . Je sais que quand un ennemi est à terre, il faut l'achever .

J'irais chercher le serpent sous la pierre et je lui briserais les vertèbres entre les doigts . Le Dragon m'en saura gré .

Je n'ai pas de plaisir à tuer, et comme les Peaux-Rouges, je m'excuse auprès de ma proie, que j'aimais, et auprès du Grand Esprit, qui a donné le souffle à tous . Le chasseur, comme le carnassier, tue non par jouissance égotique, mais par délégation de l'ordre éternel du monde . Je déteste faire souffrir . J'ai toujours méprisé ceux qui, autour de moi, frappaient les faibles, terrorisaient, jouissaient de la violence . Le feu ne brûle pas pour brûler .

Ce que je sais aussi, c'est que tous les êtres humains du passé ont su le faire, tuer, répandre le sang, et même pire . Ils ont nourri, et nourrissent des enfants, de chair, et c'est pour cela qu'aujourd'hui d'autres qui les condamnent au nom d'une morale sans vérité, sans chair, peuvent être vivants . Ils ne sont vivants parce que d'autres sont morts - et ils l'oublient pour être à l'aise avec leur conscience hypersocialisée . Faire passer la gratitude envers les ancêtres après la paix artificieuse de la conscience, c'est bien la marque d'un narcissisme immense, et d'autant plus puissant qu'il s'ignore . Car la violence est parfois le nom du sang, de la vie, de la résistance à l'ordre de la mort que le temps toujours dépose comme une vase sur le cœur des hommes .

L'homme ne peut regretter d'être carnassier, pas plus que le carnassier ne peut recevoir de reproche de tuer . J'aime à manger de la viande crue - tel est le rang et le privilège du chasseur . L'homme tue de droit comme le tigre . Comme le tigre, il peut être d'une solitude absolue grâce à sa puissance . C'est cette puissance de solitude qui lui donne son endurance à la souffrance, et sa puissance de liberté face à toutes les puissances des mondes, y compris la plus haute . Il n'est d'autre Lucifer qu'Adam .

La vie tue . La vie mord . La vie déchire, griffe . La vie détruit . La vie sélectionne, privilégie, élimine . La vie nourrit de chair, protège et aime le faible, le petit comme son enfant . La vie brûle, et la vie est la splendeur spiralée sur l'axe des étoiles .

Autant je méprise le violent pathétique, autant je méprise celui qui ne connait que la pitié, et qui n'a pas pitié des hommes du passé, de ceux qui ont survécu dans un monde âpre et impitoyable et transmis la vie . Plus l'être est faible et impuissant, empoisonné par la moraline, plus tout dans le monde lui paraît violent . Un regard peut lui être une agression . Le monde des hommes doit-il n'être aligné que sur la faiblesse des êtres empoisonnés par leur éducation à l'impuissance ? Alors il n'y aura plus de place pour les hommes qui mettent la liberté au dessus de la vie même .

Quelle amertume d'entendre tous ces jugements d'hommes incapables de se fournir eux-même la moindre nourriture et qui crachent sur les chasseurs et les guerriers du passé . C'étaient des hommes cruels ? Des hommes mauvais ? Mais avaient-ils une fin, ou était-ce une cruauté gratuite ? Le monde dans lequel nous naissons est un monde en guerre . Et je veux, j'estime comme une haute valeur de savoir être impitoyable et sans la moindre hésitation quand les circonstances l'exigent . Et impitoyable, d'abord envers soi-même .

Celui qui au nom de la compassion rabaisse la Splendeur devant la laideur, l'esprit devant l'imbécilité, la vache et le chien devant le loup – celui qui laisse l'animal domestique prétendre à la puissance de la bête sauvage – celui là sert la laideur et l'imbécilité . L'homme à l'âme torte, domestiqué et grégaire sera toujours une figure de la laideur et du ressentiment, même s'il est armé d'un média, d'un fusil ou d'un Caterpillar qui porte sa voix pleine de moraline à la hauteur de celle d'un géant législateur, ou le rend invincible dans une bataille .

Plutôt un lion mort qu'un chien vivant, tel est le principe intime de toute résistance . Le chien reste un chien, malgré ses propos retors . Je le dis devant Dieu : je suis un homme de vengeance, et je ne vois pas la vengeance autrement que la chasse . Je suis un homme libre, et l'homme libre doit apprendre à ne pas craindre la mort .



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Il appartient d'abord à chaque homme de se défendre . Cette sauvegarde de la liberté suppose d'accepter l'inévitable : des hommes sont victimes d'autres hommes .

A celui qui a faim de poisson, il est possible de donner du poisson ou d'apprendre à pêcher . Mais seule la deuxième voie l'élève . Il n'est pas bon d'appeler sans cesse à plus de limites et de protection par la puissance de l'État , mais bien plutôt de transmettre à chacun les moyens de se poser pour lui-même ses limites et sa protection .

Si je prends l'exemple du désir, il est possible de comprendre cela . Tout âme désirante pour une part cède au désir, et pour une part y résiste . Il n'existe pas de limite précise, mais un continuum toujours mouvant . Toujours, sauf aux moments les plus puissants . Il est aisé de fixer le complètement consenti, et le complètement forcé . Mais pas la frontière .

Toute âme désirante dit plus ou moins oui et non, et la cristallisation finale n'est pas un processus simple et transparent . Il est possible de condamner une très large part du désir consentant comme extorqué par la violence de l'autre désirant, d'autant plus que l'on fait peser un poids de peur et de culpabilité qui renforce indéfiniment le non, au non de la propriété de son corps, qu'il serait bien bête d'abandonner, comme toute propriété dans le monde bourgeois . Les discours qui veulent à tout prix faire de vous une victime font effectivement de vous une victime en vous arrachant votre conviction, comme le discours et l'empressement du séducteur peuvent arracher des consentements .

Il est possible de poser que bon nombre de consentements même explicites sont extorqués par violence, menace, surprise, nécessité ou ascendant . Le consentement explicite sera toujours aisé à contourner par les puritains du contrôle social . Une étudiante consentante, séduite par Kennedy était à la fois surprise et intimidée, par exemple . N'est-elle pas victime d'un prédateur ?

Si l'on admet sans discussion tous les renforcements de l'État et le renouvellement infini des nouvelles catégories de victimes, cela signifie tôt ou tard qu'on laisse à chacun la liberté de se définir comme victime et de définir la gravité de son agression – c'est à dire que pour protéger les dominés des dominants, on crée une machine de renversement, ou les dominés deviennent les uniques possesseurs de la puissance souveraine et du droit .

Comme être reconnu comme victime est un titre soumis à d'importantes récompenses, il est évident que toutes les luttes sociales vont multiplier sans cesse les victimes, et les nouveaux « droits », droits d'être entendu, de se plaindre, de saturer de plaintes le Spectacle . Et sans cesse on nourrit la perversité, car à l'instant même où une victime est identifiée comme telle face à un bourreau identifié comme tel, elle devient en puissance bourreau de son bourreau . Se plaindre devant une foule est parfaitement fonctionnel avec le narcissisme de fond de la structuration psychique la plus fonctionnelle . Il n'existe aucune limite à un tel processus .

Plus grave, ce processus nourrit la formation de la toute puissance d'un État policier, traitant avec de plus en plus d'arbitraire les situations, et se posant comme indiscutable au nom des victimes, comme représentant légitime des victimes, avec l'appui d'une armée de criminologues et de spécialistes de l'Éthique, c'est à dire de l'interdit . Voyez Outreau . Le processus actuel est celui d'une hystérisation de l'interdit, hystérisation qui rend incompréhensible la normativité non seulement l'antiquité, mais même les années soixante . L'hystérisation de l'interdit sur la chasse, sur la corrida ou sur le désir sont analogues .

Auguste, Louis XV, Casanova ou Kennedy étaient des stars glamours pour leur cycle . Ils seraient aujourd'hui des toxicomanes du sexe avouant leurs péchés, des homme louches aux multiples procès de mœurs, sans compter les procès de morale dans le Spectacle pour tout ce qui ne peut être poursuivi . Le sort de Sade serait pire, dans une époque qui le glorifie . James Dean serait privé de permis et ferait des stages de sécurité routière . Quant à Catherine de Médicis, mère de la Reine Margot, elle serait emprisonnée pour proxénétisme aggravé, pour avoir dirigé en personne l'escadron volant, un groupe de jeune femmes dévouées à l'éros . Et sa fille, Marguerite de Valois, serait jugée pour ses mœurs... Ajoutons la liste indéfinie des hétaïres, des courtisanes coupables de recel de proxénétisme ou de racolage, et celle des clients, tous pervers à condamner ou à soigner . Aristophane enfin purgerait une peine de vingt ans . Mais plutôt que de regarder comme des pervers tous les êtres humains du passé, on peut regarder en face notre perversion à utiliser la morale et la culpabilité comme arme d'intimidation sociale aux mains de puritains assoiffés d'une puissance venimeuse .

La culpabilisation de l'homme et de ses forces souterraines, de la puissance comme du sexe est en pleine croissance, et c'est assurément la croissance la plus nette du présent cycle de la civilisation industrielle - qui prend eau de toutes parts .

Transmettre à chacun les moyens de se poser pour lui-même ses limites et sa protection . Cette position suppose nécessairement de limiter la protection maximale de l'État aux enfants et aux personnes les plus fragiles, sous tutelle, mais d'accepter les risques pour les autres – de refuser la généralité de la plainte et la multiplication des délits . Plutôt que l'État, des réseaux de solidarité et de protection peuvent assurer la sécurité de tous . Mais vouloir que personne ne puisse se penser comme victime, c'est vouloir la dictature . Il n'est pas possible, en dehors des mots les plus vides, de concilier la liberté et l'annulation du risque .

Et l'annulation du risque, c'est la mort .



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La domestication radicale de l'homme - le projet d'hypersocialisation des Gender Studies ou des anti-spécistes, entre mille autres qui ne manqueront pas de surgir - ne peut être réussie qu'à l'ombre d'un État de surveillance automatisée, monstre que la technique rend possible, et l'hystérie morale probable . Déjà un être humain intoxiqué du siècle regarderait toute la civilisation grecque, ou tout autre grande civilisation passée avec horreur, et s'empresserait de la détruire .

Mais le dépassement de l'homme est l'homme . Interdire le débordement est interdire l'homme . Matthieu, 10 : Ne pensez pas que je sois venu apporter la paix sur la terre ; je ne suis pas venu apporter la paix, mais le glaive . Car je suis venu séparer le fils de son père, la fille de sa mère, et la bru de sa belle-mère . L'homme aura pour ennemis les gens de sa maison .

La violence, l'agressivité sont au cœur sanglant de la vie, au cœur de l'alchimie de l'amour . Telle est la grande Guerre Sainte . L'amour est violent et destructeur dans l'océan du cœur . Pour autant la compassion reste au cœur du sage . Le sage se méfie de la cruauté, car la cruauté est vile . Trop souvent des chiens errants se servent de l'image des loups pour servir leurs illusions de puissance . C'est une question délicate – mais à chaque situation, le gnostique sait trouver le discernement qui lui permet de rendre justice à chaque instant.

Vive la mort !

Nu

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Zinaida Serebriakova