Art et expression dans l'âge moderne, II . L'Ange paon .

(l'Ange Paon)


Le destin de l'art moderne est d'annoncer la mort du Léviathan, et de désigner les expériences qui peuvent nous mener au delà du miroir .

L'évènement palpable et perpétuel de l'inconnu, cette vie de funambule qui décrit la quête est hyper-concrète en pratique, qu'elle soit théurgie, baisers, folie, sorcellerie, goétie, donjuanisme, fornication, mystique, poésie et j'en passe. Ce n'est pas le contenu qui compte, mais sa puissance à atteindre la transgression qui accomplit
.

La question des pratiques concrètes de sortie du Système est essentielle . Il n'est pas possible de parler, et de ne pas vivre . La sagesse qui n'est pas est vécue est comme la littérature ou le musée, un dispositif de neutralisation de l'arraisonnement immédiat qu'impose la sagesse . Le caractère de la décision de construire sa vie est immédiat, même s'il est muri, et il n'est pas facilité par une longue attente . La puissance de décision doit être entraînée tous les jours, mais la décision elle-même doit se faire en sept ou neuf respirations . Le moment présent pourrait être l'instant crucial, l'instant crucial pourrait être le moment présent . La pensée peut haleter et en être meilleure . C'est le temps de survenue de la mort . Un exemple se trouve dans la vie de Jésus, quand passant au bord d'un lac, il dit à des pêcheurs : laissez là vos filets et suivez moi .

La puissance de décision et de transformation de l'art est neutralisée dans la plus grande part des dispositifs « culturels » modernes, même si pour exercer sa fonction de ressourcement dans la puissance originaire, l'art doit être placé en limite de puissance, mais à distance, comme une vipère mortelle derrière une vitre . Le musée moderne, cette accumulation d'objets sans lien organiques – ne touchez pas !- dans un espace neutralisé, est ainsi le manifeste implicite d'une conception de l'art qui le met à part de la vie, comme le zoo met l'animal sauvage à part de la vie humaine . Cette conception de l'art se montre aussi dans l'architecture avec la séparation de l'aménagement de l'espace par une logique d'ingénieur, et la présence séparée d'œuvres d'art, ainsi en France le 1% culturel, dans un concept et un budget pensés à part . Que cette manière de voir soit une profonde rupture avec des millénaires d'architecture doit être une évidence, et une métaphore de la pratique effective de l'art dans le monde moderne .

De manière analogue, le « grand roman » confit dans la naphtaline des « professeurs de littérature » est mise à distance comme fiction de la vie et des principes de vie qui s'y déploient ; l'oeuvre elle-même n'a pour ainsi dire jamais été écrite pour être enseignée ainsi . Tolstoï, par exemple, a transformé sa vie même avec son art . D'ailleurs le véritable grand roman n'est pas neutralisé, mais est une puissance effective de transformation, ou le mémorial d'une telle puissance, dans l'histoire de sa production elle même .

L'autonomie du signe, l'étude linguistique, la critique interne sont des fictions qui semblent défendre la liberté de l'artiste, mais dont le caractère fonctionnel à l'université comme sous-système ne peut être mis en doute . Le signe est triple, entre le signifiant sémantique, le signe iconique, et ce qu'il vise dans l'être, le signifié . Le processus de parole est sans cesse puissance renouvelée de transgressions des limites purement linguistiques du langage . Le signe est un processus d'ordonnancement de l'être dans le verbe, et l'exclusion de l'être de l'étude du verbe, qui semble aux grammairiens une libération de l'art des lourdes contingences du monde, est une annihilation de toute puissance d'être de la parole, en dehors de la valeur sur le marché de l'oeuvre écrite . L'exclusion de l'être est exclusion du verbe de la cité, à l'exclusion du verbe « scientifique et technique », posé comme vide de théorie ou d'idéologie – autre illusion défensive – souverain du « réel », du « concret » . La séparation de l'art et de la Cité est une mutilation décisive du processus du nihilisme .

Le nihilisme n'est pas, en effet, un processus de dévoilement du monde, une manifestation de la vérité « scientifique » nue à la fin de l'histoire, vérité triste et prosaïque, désenchantée, mais un processus d'enfermement de l'interprétation et de la vie du monde dans les fonctions de service idéologique du Système, à savoir la maximisation du déploiement de la puissance matérielle . Dit autrement, le nihilisme européen est la manifestation dans l'ordre symbolique du règne absolu du Capital sur le monde .

Le signifiant est le lien entre la voix et l'être, et ainsi la loi devient l'ordre du monde, ou la parole du sage la voie de la réalisation, et le signifiant ordonnant la vie est précisément l'art . Dans cet ordonnancement, il n'entre ni fausseté ni vérité conçues comme constats des faits . La civilisation grecque est une construction, une paiedia de l'homme, au même titre que les autres civilisations . Elle est la manifestation de la production symbolique de l'homme par lui-même .

Il n'est pas de discipline plus évidente de production symbolique par soi-même, de sculpture de sa propre statue, au sens de discipline dans la vie, que la philosophie dans sa forme originaire . Mais la philosophie universitaire le plus souvent, et par principe de fonctionnement, est la négation pratique des principes posés ou étudiés, tout simplement parce qu'ils sont toujours ou presque soit négligés, soit abordés à la fin, comme accessoires . Comme si expliquer les figures d'une danse par la parole était équivalent à savoir danser .

Le cadre de l'enseignement et le contenu sont aussi parfaitement contradictoires, très souvent . Un enseignement de masse de Nietzsche comme « hédonisme solaire » compatible avec la société de consommation est une instrumentalisation de Nietzsche comme logo culturel,comme marque de distinction pour le dernier homme . Un cours magistral de Deleuze est la négation pratique de la théorie de la pluralité égale des expressions possibles non hiérarchisées de Deleuze, par exemple . Il n'est pas acceptable que les contradictions entre la forme de l'enseignement, y compris la vie même du maître, ne soient pas éclaircies explicitement dans le processus d'enseignement lui-même, sous peine de remettre en cause la sincérité même de l'enseignement .

Cette nécessaire mise à l'épreuve de la parole par l'acte – qu'importe la puissance qui n'a pas la loyauté de passer à l'acte ? - est soigneusement esquivée dans le Système, puisque l'ensemble du Spectacle ne fonctionne que par la mise en scène de faux courages, par le spectacle des ego donné à eux même . Combien d'auteurs n'écrivent plus, combien de serviteurs font commerce et apologie de la résistance, combien d'idéologues complices font profession de dissidence salariée de grandes écoles, ou d'entreprises ? La mise en scène de la pensée dans l'univers anesthésié et placé en apesanteur idéologique du Système n'est vivable que par dans la fuite devant l'immédiateté de l'être ici et maintenant – de ce moment présent qui éternellement, est puissance d'être l'instant crucial . Cela a pour conséquence la plus lourde peine qui puisse advenir à une pensée : la pensée moderne privilégie la fiction, en particulier la fiction morale,et évite la vie - l'âpre saveur de la vie .

Dans l'art retourné à sa puissance originaire de puissance de monde, la loi en tant qu'évocation des obligations collectives est une voie de mise en réalité de la fin, la voie de réalisation de l'homme . Il s'ensuit à l'évidence que les voies de transformation ne peuvent être purement individuelles .

Ce n'est pas par simple commodités que la philosophie antique était organisée, au moins depuis les pythagoriciens, comme des communautés effectives . La philosophie antique, comme la prophétie, était en soi un projet pour la Cité humaine, et pour la vie proprement humaine qui s'y déroule . Plus précisément, seul le cynisme, en tant que philosophie des chiens, pouvait permettre la solitude . La généralisation moderne d'un cynisme implicite est le fruit de la dissolution de la Cité dans le marché libre et non faussé des hommes . Le cynisme et le mensonge sont les seules formes parfaitement fonctionnelles de pensée au présent cycle . Ils sont les formes effectives de pensée de l'oligarchie .

Mais nous ne sommes pas cyniques : nous sommes des êtres humains, qui ne peuvent vivre que de pain et de jeux .


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Par mes propos antérieurs je crois pouvoir expliquer et justifier cette formule : l'art nécessaire de l'âge moderne est une pratique, une pratique effective, et une pratique collective . Son caractère anonyme est aussi parfaitement défendable . Je vais aborder maintenant une deuxième caractérisation : il est une transgression qui accomplit – et dans ce monde, il est la transgression du nihilisme qui en accomplit la sortie .

D'un point de vue historique, un très grand nombre de pratiques effectives d'auteurs sont des sorties de l'idéologie du Système . Dans le monde anglo-saxon, la fondation d'ordres ésotériques, si répandue, est à l'évidence une réaction au morcellement et au « désenchantement » du Système . Que l'Hermetic Brotherhood of Luxor ou la Golden Dawn soient contemporaines de la domination idéologique du matérialisme darwiniste est normal, non au plan logique, comme s'en désolent naïvement les rationalistes, mais au plan de l'humanité, ou les excès se compensent à un moment ou à un autre, parfois, dans un monde déséquilibré, par un excès inverse . Il en est de même du Spiritisme français, magistralement décrit par Guénon dans l'erreur spirite . Sans rentrer dans les détails des erreurs des spirites, il est essentiel de comprendre – par exemple dans l'optique du bon William James – que la rencontre vécue d'une vision de voyant, d'un esprit, ou d'un fantôme, au delà de tout doute raisonnable pour reprendre une formule anglo-saxonne, peut être une sortie décisive des catégories ontologiques du Système, la compréhension concrète que l'ontologie de la chose est une idéologie, une réduction de la richesse du verbe et du monde asservie à une domination effective .

Le développement des écoles de sorcellerie, comme la magick, découlent des ces œuvres . Qu'ensuite dans la magick on veuille considérer que les esprits invoqués sont des créations de l'invocateur, et non des êtres séparés, afin d'éviter de penser une angéologie et paraître plus compatible avec le Système, en renforçant le mythe moderne de la toute puissance de l'ego, ce n'est pas nécessairement essentiel . Si l'ego peut évoquer des puissances qui se manifestent comme étrangères et accomplissent des œuvres que l'ego ne peut accomplir, il n'en reste pas moins que l'ego n'est qu'une petite chose à la surface de nous-même – et que nous pouvons nous transformer, c'est à dire intégrer en nous des puissances supérieures et étrangères, accomplir une théurgie . L'homme est par essence un processus d'étrangement à lui-même . Il n' pas à souffrir d'être étranger, ou à la trouver l'étrangeté inquiétante, mais au contraire il devient à lui-même sa propre étrangeté par la force du désir qui s'écoule à travers lui .

L'apparente exaltation du narcissisme de la Magick est pure apparence et ne résiste pas à l'analyse . Dit autrement, la magie du Chaos, ou celle d'Aleisteir Crowley, ou celle d'un chamane sibérien, peuvent être présentées comme détachées de toute croyance ou de toute théologie, au contraire par exemple de la magie d'Abramelin par laquelle Crowley a initié la sienne . Mais dans le domaine de la pratique effective, l'ordre du monde des puissances n'est pas changé . Les signes et les catégories qui rendent compte de l'expérience ne sont pas l'expérience – ce que Guénon montre essentiellement dans l'erreur spirite, en précisant qu'il ne nie pas les phénomènes dans l'ensemble, mais leur interprétation par les spirites .

Les courants spirites, magiques ou wiccans, si puissants dans les milieux littéraires ou artistiques depuis le XVIIIème siècle ne sont nécessairement des actes de résistance consciente à la montée en puissance du nihilisme – au contraire, par exemple, des pratiques de Victor Hugo, consciemment hostile au règne du matérialisme – mais ils le sont de fait . Il en est de même des courants plus mystiques et contemplatifs, liés ou non à la prise de stupéfiants, comme chez Henri Michaux ou Aldous Huxley . Il est possible d'y ajouter le puissant courant ufologique, qui offre l'avantage d'être au fond compatible avec l'idéologie racine .

Toutes ces pratiques, et ces enquêtes, sont des manières de remettre en cause l'extrême régularité des actes et des faits que produit le Système, le fait de pointer des états de l'homme, ou des étants qui ne peuvent entrer dans les jolies petites cases vides que le Système propose au monde .

L'ontologie du Système n'est pas une sphère de cristal lisse, sans prise, et impossible à percer . Elle est entourée de nuit et d'abîme, et la nuit et l'abîme se manifestent dans les interstices . Telle est la première transgression .


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La deuxième transgression est celle de la formation et de la défense de liens incompatibles avec le Système . Pourquoi, alors que les fichiers se multiplient, les hommes sont-ils en masse les uns aux autres inconnus ou hostiles ? Sinon parce que savoir de l'autre et lien sont un, parce que chez l'homme connaitre quelqu'un est être lié à lui . Parce que le Système s'assure le monopole des liens, comme il s'assure le monopole de la violence légitime, face aux individus atomisés, séparés les uns des autres .

Pour prendre un exemple frappant, la langue maternelle est traditionnellement un facteur d'union et de vie des communautés humaines . C'est pourquoi dans le Système, elle est à détruire, pourquoi tant de langues dites « régionales », ou « allogènes » ont été consciemment détruites, pourquoi les cadres du Système non anglophones sont incités à ne pas faire de sentiment avec leur langue et d'adopter cette langue neutre et fonctionnelle qu'est « l'anglais international » . Le mépris sensible porté aux arts de l'écriture, l'ignorance de la langue comme chair et comme poésie, participent de la direction fonctionnelle de neutralisation du langage comme puissance de lien . C'est pourquoi plus que jamais les poètes doivent se souvenir de leur langue, et faire les invocations aux mânes et aux dieux des communautés .

Il n'est pas possible d'être seul sur une voie telle que celle du Hagakure, car une telle voie est une voie du serviteur du seigneur . Sans seigneur, tôt ou tard, celui qui aspire à la noblesse du vassal ne peut que désirer la mort . Mishima a désiré rétablir la seigneurerie de l'Empereur, puis s'est suicidé suivant le suicide rituel, et cela est inévitable dans cette voie . Il n'est pas possible de désirer la noblesse du vassal sans seigneur digne de ce nom, et de manière analogue, il n'est pas possible d'être fidèle d'amour sans Dame digne de ce nom, sans évidente princesse .

Dans le monde moderne il n'est aucun seigneur digne de ce nom en principe, puisque que le lien pensé comme calcul économique à base individuel, modèle du lien posé comme symétrique et conditionnel dans le Système, est la négation du lien asymétrique et inconditionnel archétype lui-même du lien traditionnel . C'est pourtant seulement le caractère inconditionnel du lien qui permet la transgression de l'humanité qui accomplit, qui fait du lien une puissance de transformation . L'amour est une puissance de dépassement y compris pour la guerre – que ce soit homosexuel dans le bataillon sacré de Thèbes, ou hétérosexuel dans la courtoisie du Moyen Âge . Et la réalisation de l'homme est le dépassement de l'homme, car l'essence de l'homme n'est pas acte, mais puissance .

Le lien inconditionnel seul permet le dépassement de la limite du don . Ce lien est essentiellement le lien au Dieu personnel dans l'adoration des amants de Dieu, adoration qui fait leurs délices, avant de devenir eux même Dieu comme ils le sont en puissance . Aimer est une reconnaissance, c'est à dire la reconnaissance dans l'être de ce qui, dans l'intime de l'âme, est en puissance .

Au contraire l'ego présent est fait de chaînes . Cet ego se met en scène envers lui même comme identité, et est assuré de son identité par le Système, qui a développé à un point jamais vu dans l'histoire les processus d'identification, c'est à dire d'asservissement à une reconnaissance définitivement fixée comme fonctionnelle .

Aimer est une transgression des frontières de l'ego, ego fonctionnel et assuré comme sous-système du Système général . Aimer est ainsi explication de soi comme étant constitué d'implications, une connaissance de soi comparable à la gnose . Tu me donnes les délices les plus puissants de la vie, et tu transporte mon être vers des mondes qu'il n'avaient qu'en puissance – tu me fais amant par le cercle de tes bras m'appuyant contre tes seins, homme par la puissance de ton souffle et par ton plaisir, poète par la puissance de ton regard . Et ainsi ma gratitude est comme la mer, et ne peut recevoir de fin . Il n'est rien que je puisse refuser, et tout soin que je puisse apporter à ton corps, ou à ton âme, n'est jamais humiliation, mais immense plaisir de donner comme on a reçu des grâces – et ton plaisir est mon plaisir .

Le processus de fin'amor est un processus de constant débordement, une figure originaire du Graal comme corne d'abondance, transgression sacrale de l'ordre borné du monde, une voie de régénération cyclique accomplie dans la réalité nue .

L'homme est quelque chose qui doit être dépassé . L'ego est quelque chose qui doit être dépassé . Les mécanismes de défense de l'ego sont des mécanismes de défense d'un sous-système fonctionnel, donc de fait sont des mécanismes qui participent de l'asservissement . Il ne s'agit pas de défendre l'angoisse et la psychose, mais de dire que l'angoisse est la brûlure originaire de toute révolte, comme la souffrance est la marque de la séparation d'Adam . La limitation psychique ou chimique de l'angoisse n'est pas seulement un confort individuel, mais la confortation de l'ego tel qu'il est, la réduction de sa puissance de transformation . De même, l'inflation de l'image de l'ego dans la psychologie du bloom est un mécanisme de défense, car se la jouer libre et tout puissant permet aussi de se la jouer heureux, même si une certaine misère de cette joie ne cesse de suinter le long des murs, comme la joie un peu forcée des pauvres dans un parc d'attraction, joie voilée et dévoilée dans la figure du clown triste .

Le traitement médical massif de l'angoisse est ainsi strictement parallèle aux renforcements du Système, et de ses rigidités . Plutôt que de prêcher la paix, nous prêchons la guerre intérieure, l'intensification des contradictions qui est comme le souffle de la forge des aciers nouveaux de l'âme, au crépuscule du Système . Les hommes fragiles peuvent en souffrir, mais on ne fait pas une telle charge de cavalerie avec des nuances, on la fait comme Nietzsche, avec un marteau – le marteau d'Hadès . Et si certains se font prendre par le martèlement des sabots, tant pis pour eux .


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La compréhension de l'articulation entre la structuration psychique individuelle du bloom et le contrôle psychique de masse au sein du Système néo-totalitaire me permet de finir ce texte, dédié aux voies de la transgression qui accomplit, par la puissance érotique de transgression .

La fascination moderne pour l'érotisme mérite une attention toute particulière, d'autant qu'il est évident que le point de cristallisation le plus puissant de l'érotique est dans le Système la notion du consentement érotique . Il est très rare que l'on remette en cause le consentement de la caissière, alors que le consentement de la prostituée ne cesse de revenir en discussion, c'est à dire en formulation idéologique . Le salarié n'est pas plus consentant à son exploitation, le plus souvent, que la prostituée . Si le salarié gagnait sa vie sans travailler et n'avait pas la contrainte de la faim, il est peu probable qu'il remplirait bénévolement sa fonction de rouage de la production .

La contrainte du salariat s'appelle contrat de travail ; la contrainte de la prostituée esclavage et exploitation quelle que soit sa forme . Pourtant la logique libérale elle-même ne semble pas justifier une telle aversion, et de si sévères prohibitions, puisque dans un cadre de travail social la prostitution, ou travail des « assistants sexuels », pourrait par contre être autorisée, voire remboursée par les mutuelles .

Virginie Despentes par expérience reconnaît un plaisir sexuel dans ses œuvres de prostitution, et Marcela Iacub fait remarquer que l'on use du terme de sidération pour expliquer que des êtres humains puissent, sans contrainte, accomplir une série d'actes finalisés aboutissant à des relations sexuelles qui seront considérées comme un viol . Il existe des femmes fascinées par la prostitution, parce que le cadre de la prostitution leur permet de se plier sans se diviser et se culpabiliser à tous les actes sexuels sur lesquels elles fantasment inlassablement . Ainsi, elle en viennent à penser que la prostitution leur permettra d'accomplir l'expérience sexuelle dont elles ressentent le besoin sans engager de clarification de leur désir ou de leur volonté . Elles pourront se plier au désirs d'hommes sans perdre leur estime d'elles-même dans le cadre du Système .

Il y a un risque de perdre son estime de soi dans le Système, en effet . L'angoisse du bloom devant la violence du désir n'est pas seulement la peur de la violence, mais peut être aussi l'angoisse puritaine de se découvrir jouissant d'être objet de désir, jouissant d'être un être sexué dépassé par son désir, et de ressentir une humiliation de sa certitude de liberté par la puissance du désir, car l'homme au mieux veut ce qu'il désire, mais ne désire pas ce qu'il veut . Si le pauvre désirait ce qu'il veut, serait-il humilié par le luxe des riches ? Et les riches aimeraient-ils le luxe s'il n'humiliait personne ?

Cette jouissance effective, irrépressible, peut lever les inhibitions un temps, et permettre un comportement incompréhensible à postériori à soi-même – telle cette femme fermant les yeux en souriant, ou cette femme timide, ivre, suçant publiquement un homme en riant à gorge déployée à chaque interruption - et la vérité du consentement peut être niée, transformée en sidération, et en folie passagère pour être intégrable à sa personnalité « normale » .

Marcela Iacub note la possibilité indéfinie d'élargir cette notion de sidération, et la volonté de répression que l'on peut y introduire . Il importe de comprendre que d'avoir vécu l'irruption obscure d'un désir perçant les défenses de l'ego ne permet que très difficilement un retour à l'équilibre, au contrôle du désir . Dans les bas-fonds de l'antiquité, Catherine Salles note ainsi l'expression intense du désir de certaines hétaïres, et leurs absences de limites, telle celle-ci offrant son corps à tous ses invités pour son anniversaire . Et il me paraît hors de doute que dans certains cas, cette déstabilisation est la part la plus puissante de certains traumatismes, survenant après un feu du désir . Le trauma résultant de la contradiction impossible à intégrer entre l'ego conscient et le comportement découvert, comme au spectacle de soi-même . Les structurations puritaines de la personnalité, typiques du « féminisme répressif » (Iacub) n'y résistent pas .

Cette angoisse du savoir de son désir se transforme en angoisse du « viol », angoisse qui ne peut se comprendre rationnellement, même si elle peut être très rationalisée, très présentée « sciences humaines » . Cette angoisse irrationnelle se montre par exemple avec des « statistiques » d'agression sexuelle complètement manipulées, comme le montre Marcela Iacub . Car il est des personnalités puritaines que tout désir agresse . Cette angoisse sociale est très comparable à la haine des sorcières nues chez les hommes membres du clergé pratiquant l'inquisition, et à leur obsession signalée de la luxure . J'ai été personnellement témoin de manifestations de haine puritaine de la femme de la part d'un homme très introverti et vertueux, en état d'ivresse, envers une jeune femme timide possédant tous les appas de son genre, et accusée sans aucune raison d'avoir une avidité sexuelle excessive . La peur de la puissance déstabilisante du désir se traduit souvent en haine ou en rage – en définitive, en projection de haine sur l'objet de son désir .

Dans l'anthropologie du Système, on désire ce que l'on veut, et on veut ce que l'on désire . L'ego du bloom est un, et souverain, du moins le bloom veut le croire . Son ego n'est pas le nœud, le lieu de croisement et d'équilibre fragile de forces contradictoires qui peuvent le balayer en un instant – cette vérité est abîme à l'homme moderne . Selon cette idéologie de la volonté, il n'est pas possible de désirer de manière brûlante ce que l'on ne veut pas, ni de vouloir ce que l'on ne désire pas . Pourtant, il est banal de désirer ce que l'on ne veut pas désirer, d'être par exemple entrainé contre sa volonté vers l'homosexualité ; il se produit alors une transformation qui va faire de la division intérieure de celui qui se découvre en désir homosexuel une unification, et faire de lui « un homosexuel », par exemple .

Il est banal de désirer de l'autre un désir violent, et une contrainte de son désir . Virginie Despentes note que beaucoup d'hommes modernes ne veulent pas savoir ce qui les excite, et souvent il s'agit de transgression du consentement, que ce soit par un lien ritualisé, ou par la transe, c'est à dire par des formes de possessions . Il faut une décision puissante de détachement, d'abandon, pour pouvoir se laisser prendre ainsi – et pour cette raison, Catherine Millet ne doit pas être trop sévèrement jugée .

La transgression du consentement est la transgression de l'ego, et ainsi la mise en scène de l'asservissement de l'ego peut être une libération . Libération, transgression qui accomplit, que la pratique traditionnelle du lien, que le désir d'être lié et livré sans défense au désir d'autres hommes ou femmes . Gardner, dans le livre des ombres, lie la wicca à la sorcellerie érotique liée ; et le sexe collectif des rencontres de pleine lune est aussi, de manière analogue, une levée des limites de l'ego . Ces considérations, je le crois, expliquent la présence souterraine mais permanente du complexe sadomasochiste tant dans l'érotique que dans l'esthétique modernes .

Quelque part, cette voie de transgression ne peut être accomplie que par ceux qui décident, qui veulent pour le désir même contre leur volonté – qui préfèrent le débordement à la tenue . Mais celui qui possède cette puissance est par excellence un serpent noir, un être qui confronte les autres à leur propre désir, une liaison dangereuse – le frère de l'Ange Paon .

Il est clair que ces quelques mots ne sont que peu de choses sur un sujet aussi large, sur lequel beaucoup est dévoilé, et sur lequel il reste tant à chanter . Mais moi, je m'arrête ici . Car il ne peut être dit trop de mots sur tous les sujets, afin qu'il reste des fleurs au voyageur, le long des chemins .

Vive la mort !

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Nu

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Zinaida Serebriakova