In memoriam Anna Akhmatova - Comment être sang et souffle humains au crépuscule de l'homme ?


A toi . Sur la Terre comme au Ciel .

Où est la Royne blanche comme lis...
Villon .

Les uns enseignent : là terrestre, là éternel...
Et l'autre : je suis le besoin et toi la plénitude
Ici s'annonce :comment chose terrestre est éternelle,
Et le besoin de l'un la plénitude de l'autre .
S'ignorant soi-même le Beau fleurit et se fane
L'Esprit qui demeure s'empare de l'éphémère
Il réfléchit il augmente il préserve le Beau
Avec toute puissance il le rend impérissable
Un corps qui est beau agit dans mon sang
L'esprit que je suis l'embrasse avec enthousiasme
Ainsi il revit dans l'oeuvre de l'esprit et du sang
Ainsi il devient mien et un charme durable .
Stefan George, l'étoile de l'Alliance .

Il est tant et tant de jours passés dans notre monde de crépuscule que la puissance de mémoire est une des plus hautes puissances du Barde . Qui peut encore retrouver les traces de pas des hommes sur les sables des mondes est le gnostique même ; qui peut suivre sur la mer la trace des grands navires, comme disait Homère, est l'homme des grands vents et des tempêtes, frère de l'oiseau de mer . Il est un lien d'analogie entre le loup qui suit sur la steppe indéfinie le parfum du souffle de la biche, le flibustier qui veille sur les feux au sommet des falaises, et l'homme noble qui veille sur les horizons du présent cycle . Cet homme est, et n'est pas un homme . Il est l'Adam dont le corps est le monde – comprenne qui pourra .

Le Beowulf porte, en mémoire des guerriers de la mer du Nord : quel genre d'hommes c'étaient ! Et nous avons, dans les tiroirs multiples de nos mémoires, des souvenirs impersonnels des puissances des mondes, qui apparaissent à peine dans la brume des forêts de nos âmes épuisées – qui apparaissent comme apparaît sur la mer le souffle tordu de Moby Dick, ou les remous causés par la nage abyssale du grand Léviathan . Nous voyons des vestiges tordus, incompréhensibles, et quasi maléfiques des soleils invaincus ; nous ressentons le haut désir du haut tant désiré sans avoir d'objet clair de désir, à tel point que des demi-habiles croient condamner ce désir en déclarant son objet inexistant, alors même que l'existence est une modalité basse de l'être – que Dieu, que l'Ange n'existent pas, sinon par pitié pour ce qui existe, l'Adam .

Ce désir est le désir de l'être, le désir de la rosée céleste . Moïse dit à l'homme à l'ombre verte, dans le Coran : même si je devais marcher de longues années, je ne m'arrêterais pas avant le confluent des deux océans, avant le confluent des eaux d'en bas et de la fontaine de vie, des océans du haut . Le confluent est la rencontre, l'Alliance . Et il n'est d'autre être, pour cette ombre de l'être qu'est l'existant, que la participation à l'être, comme Conscience des consciences, Lumière des lumières, puissances des puissances, exaltation des exaltations . De l'exaltation tous les êtres sont nés, une fois nés ils sont maintenus en vie par l'exaltation et quittent ce monde pour retourner à la pure exaltation . Taittirîya Upanishad, III, 6 .

Comment être ? Il est des voies d'enseignement, qui effeuillent les pétales de la Rose des souffles, et marquent les chemins envahis par les ronces, dans les forêts obscures ; et il est des voix, des frères humains dont la garde du mémorial est en soi la garde d'une puissance de mondes . Peut être le souvenir délicieux de ceux qui ont vécu dans l'aurore est-il plus aisé pour nous, hommes éperdus, que les voies de l'enseignement et de la science . Par eux l'élevé, l'être en soi le plus connaissable et le plus obscur pour nous, se manifeste dans la face de l'homme . Et je ne crois pas qu'un visage plus lumineux que toi, Anna Akhmatova, se soit gardé dans nos souvenirs .

Je noterais en passant que depuis quelque siècles, les êtres humains qui atteignent à la grandeur sont souvent de sexe féminin dans leur corps . Car il n'y a pas que la sexuation du corps . Simone Weil en serait un exemple, et il en est d'autres . Ce fait doit avoir un sens ; mais je ne creuserais pas dans cette direction ici . Ce qui importe est la rareté – toute femme, pas plus que tout homme ne possède pas en totalité cette flamboyante puissance d'étoile .

Et tout ceux que mon cœur n'oubliera pas,
Ceux qui ne sont plus on ne sait pourquoi,
(…) Tous ceux que tu aimais pour de bon
Pour toi restent encore vivants .

Vivants, ce n'est pas une formule littéraire . Un barde se moque éperdument de la « littérature » au sens moderne, qui s'est constitué en espace à demi clos, avec ses problématiques endogènes, séparées de la vie . Le barde ne décore pas un sens commun d'images ou de figures de style qui font leur effet, leur comme si . Il use de la métaphore dans son sens originaire : les mots qui portent au delà, la vague qui élève – ou encore, le dévoilement de l'être . L'être, nul autre que la déesse voilée de Parménide . Et l'être de Parménide n'est rien d'autre que l'être éternel, la toute puissance des aurores des mondes, mondes qui s'écoulent de l'être comme les fruits et les fleurs du tronc unique inversé de tout ce qui a pris naissance dans le temps .

Le poète est le gardien du souvenir de l'être, souvenir qui ne se situe pas dans le passé de l'existant, mais souvenir toujours déjà présent en tout être qui est venu au monde . Telle est l'anamnèse platonicienne, le souvenir de Dieu de l'Écriture . Le temps et la mélancolie ne sont pas, de même, des accidents du poème originaire, mais sont de son essence même . Le poète est le voyant dont l'œil se tourne vers la nuit obscure, l'homme qui fut doué par une fée, la nuit, sur un mont haut ; il est le gardien des autres mondes, comme le Chaman . Et il est l'homme de la terre, des prairies couvertes de fleurs qui sont le reflet du ciel étoilé, l'homme des rivières qui sont le reflet des eaux des êtres humains, l'homme des vents qui sont le reflet des souffles des baisers . Il est le gardien des lettres qui sont comme les étoiles du ciel, des constellations . Il est l'homme qui sait de son expérience que ce qui est en haut doit être comme ce qui est en bas, et ce qui est en bas doit être comme ce qui est en haut, pour faire les merveilles de l'Un .

Ainsi le poème est une demeure, et pousse comme le bourgeon, nourri par l'amour du soleil qui couronne les fruits de la terre . En 1943, à Tachkent :

Le ciel entier est dans des bleus rougeoyants
Grilles aux fenêtres – c'est l'esprit du harem .
Tel un bourgeon enfle mon thème
Je ne partirais pas sans toi -
Fugitive et réfugiée, poésie . (…)

Seigneur, pardonne aux pommiers
Ils tremblent d'amour comme sous une couronne (…)

Jusqu'en son milieu je vois mon poème
On y est au frais comme chez soi
Où la pénombre est odorante,
Les fenêtres closes à cause de la chaleur,
Et il n'y a pas de héros,
Et seul le coquelicot,
De son sang inonde le toit .

Ô Anna ! Les larmes me viennent aux yeux en pensant à cette horrible et année 1943 – année horrible, et sublime - et il est tellement d'années horribles que l'on peut raconter, depuis 1943...Tu es sublime, éternellement vivante, tant au travers de ton histoire tissée de merveilles et d'immenses douleurs, qu'au travers de ta poésie simple comme est simple la pureté du cristal de roche mûri dans l'obscurité pluvieuse des grottes souterraines . Ta vie en moi se nourrit des larmes que ton souvenir fait fluer sur mon cœur, l'autre, celui qui n'existe pas . Ô Anna, qui peut encore être cela dans notre monde ? Tu es de la race de ceux pour qui prophétisait Héraclite d'Éphèse, les errants de la nuit et les ménades :

NOX
La statue de « Nuit » au Jardin d'Été .

Petite Nuit ! Sous ta couverture d'étoiles,
Dans tes pavots funèbres et dans ton insomnie...
Nuit ma fille !
Comme nous ta cachions
Sous la terre fraîche du jardin .
A présent la coupe de Dionysos est vide
Et les regards d'amour en larmes...
C'est que tes sœurs horribles
Au dessus de la ville passent .

Et puis il y a toute cette vie, cette puissance de vie à travers la femme gracile au nez pointu qui partit en voyage de noces à Paris, et vécu mille vies comme le chat à neuf queues, et vécut mille morts au delà de toutes paroles sans jamais complètement défaillir, et sans jamais maudire la splendeur de la vie . J'ai tout eu - la pauvreté, les voies vers les prisons, la peur, les poèmes seulement retenus par cœur, et les poèmes brûlés. Et l'humiliation, et la peine. Et vous ne savez rien à ce sujet et ne pourriez pas le comprendre si je vous le racontais…(1962) Ce courage et cette acharnement à respirer le Ciel dans les ténèbres de pierre et de glace qui sont inscrits dans la mémoire du peuple russe .

Courage (1942)

Nous savons à présent ce qui est
Sur la balance . Et ce qui a lieu .
L'heure du courage a sonné dans nos heures .
Et le courage ne nous quittera plus .
Ce n'est pas terrible de se coucher sous les balles,
Ni vraiment triste de rester sans abri -
Nous te garderons, toi, langue russe,
Grandeur du verbe russe
Nous te porterons libre et pure
Et nous te donnerons à nos petits fils, sauvée
Pour toujours !

Que ne pouvons nous entendre cela, nous qui ne savons même plus quoi transmettre et à qui...et nous qui ne savons même plus penser le choix d'être libres – libres ? Libres de quoi, c'est bien là que s'arrêtent la plupart des réflexions des hommes modernes, de tous les derniers hommes ayant poussé à la perfection de l'inconscience la servitude volontaire .

Car il y a la vie, la vie même . Je ne peux dessiner mieux cette vie que dans ces mois d'été de Montparnasse, ces actes étincelants de Libre Esprit d'une femme qui en voyage de noces est immortalisée par Modigliani et par le désir de Modigliani, dans sa nudité de printemps . Ainsi en va-t-il de ceux qui sont nés de l'Esprit . Il n'est pas de plus grande liberté que de s'abandonner quand toute l'armature sociale ordonne de se garder en pleine propriété, que d'errer quand le voyage doit être organisé pour ne pas sortir du monde du départ et du retour . Une force qui va, qui se publie ainsi comme une vague de brume parfumée au dessus des lourds marécages des hommes – un papillon ancré dans l'éternité . A l'été 1911 Modigliani et Anna avaient visité le louvre, en particulier les Antiquités egyptiennes . Anna est alors dessinée en déesse égyptienne .


(Modigliani)

Une telle femme a pu vivre libre dans l'Empire de Staline, cet étrange pays devenu un monde, une guerre des mondes, puis un Empire indéfini .

Sur la Terre comme au Ciel . D'Anna et de ses amours, le puritain Jdanov put dire, selon les mots mêmes dont les inquisiteurs parlent des fidèles d'amour : Une nonne ou une putain, ou plutôt à la fois une nonne et une putain qui marie l'indécence à la prière.  Après la guerre et ses accommodations patriotiques, elle est radiée à nouveau de l'Union des écrivains dès 1946 pour « érotisme, mysticisme et indifférence politique » et n'arrive plus à publier officiellement . Jdanov l'inquisiteur ainsi donnait avec regrets le plus grand hommage que l'on puisse dire du Fidèle d'amour, de l'alliance éternelle du souffle et du sang – de l'homme qui se donne absolument à Dieu, le serviteur, comme il se donne à la chair, et qui se donne à la chair avec la puissance d'abîme de celui qui se donne à Dieu - de l'homme qui couronne d'or l'arbre de la science du bien et du mal, le pommier .

Ainsi dit le Cantique de la transmission du souffle d'Adam par Ève, qui contient et voile tous les secrets :

Sous le pommier je te réveille
Là où fut enceinte de toi ta mère,
Là où fut enceinte celle qui t'enfanta
Mets-moi comme un sceau sur ton cœur
Car l'amour est plus fort que la mort...

Quelle puissance se porte à travers ce corps si tendre et ce nez pointu de la fin de l'ère de la sécurité . Quels délices que sa voix . Que Dieu me laisse la vie tant que j'ai les mains sous son manteau .

Vive la mort !

Théurgie du souffle de Caïn .


(Luca Signorelli, fresque d'Orvieto)


J'ignore pourquoi, mais je songe à passer plus précisément à des pratiques rituelles, théurgiques, et je pense que je ne vais pas tarder à choisir entre Martinès de Pasqually et Agrippa, le plus probable, ou la voie hermétique qui ne semblent pas nécessairement doubles . Je sais que Crowley a appliqué la voie d'Abramelin le mage, mais que cette voie est, semble-t-il longue et dangereuse . Et Crowley est peu de choses . Qu'importe Crowley, si l'on a William Blake et Martinès de Pasqually ?

La question est de dépasser la parole pour aller vers la théurgie . Le théurgie est la science de la maîtrise des êtres celestes par la maîtrise des dimensions indéfinies du soi impersonnel . Pour aller vers la théurgie, il ne suffit pas de lire des livres, il faut apprendre des sciences traditionnelles, comme la science du temps astronomique et du calendrier annuel des rites, la science des matériaux, du sang, de la sève, du souffle, du souffle des os . Une telle acquisition des dimensions qualitatives du temps et de l'espace est un travail de fond considérable aujourd'hui . Le risque est aussi de voir naître le désir d'acquérir des pouvoirs de manipulation sur les autres . De cela, je suis bien averti . J'espère que je saurais aller vers des formes saintes de magie célestielle . Les oracles chaldaïques notent : matérielle est l'envie...sans envie est la gent théurge...

J'avais écrit sur la mémoire du sang, sur le caractère supra-individuel de certaines formes étranges de souvenirs . Je résumerais mes recherches, parce qu'à ce jour je crois ne plus être très éloigné – peut être à tort – de comprendre le lien de fraternité entre Abraham et Loth .

Il repassa par ses pérégrinations, depuis le midi, jusqu’à Béthel, jusqu’à l’endroit où avait été sa tente la première fois, entre Béthel et Aï, 4 à l’endroit où se trouvait l’autel qu’il y avait précédemment érigé. Abram y proclama le nom de l’Éternel. 5 Loth aussi, qui accompagnait Abram, avait du menu bétail, du gros bétail et ses tentes. 6 Le terrain ne put se prêter à ce qu’ils demeurassent ensemble; car leurs possessions étaient considérables, et ils ne pouvaient habiter ensemble. 7 Il s'éleva des différends entre les pasteurs des troupeaux d'Abram et les pasteurs des troupeaux de Loth ; le Cananéen et le Phérezéen occupaient alors le pays. 8 Abram dit à Loth: "Qu'il n'y ait donc point de querelles entre moi et toi, entre mes pasteurs et les tiens; car nous sommes frères. 9 Toute la contrée n'est elle pas devant toi? De grâce, sépare-toi de moi: si tu vas à gauche, j'irai à droite; si tu vas à droite, je prendrai la gauche." 10 Loth leva les yeux et considéra toute la plaine du Jourdain, tout entière arrosée, avant que l'Éternel eût détruit Sodome et Gommorhe; semblable à un jardin céleste, à la contrée d'Egypte, et s'étendant jusqu'à Çoar. 11 Loth choisit toute la plaine du Jourdain, et se dirigea du côté oriental; et ils se séparèrent l'un de l'autre. 12 Abram demeura dans le pays de Canaan; Loth s'établit dans les villes de la plaine et dressa ses tentes jusqu'à Sodome. Genèse, XIII.

Les mondes peuvent être résumés dans l'implication d'un cercle pourvu d'un point central, d'un axe et d'une roue . Cette roue est souvent vue comme étant le Tao immobile et le Zodiaque, le mouvement du ciel étoilé, ou l'eau des fleuves . Abraham est l'homme du centre, de la loi, de la pierre levée, axiale, de Bétel, ou encore du chêne de Mamré . La voie de tels hommes est le retrait progressif du Temps, et le retour vers l'éternité immobile du Principe . Il est l'homme de l'advaita, de la non-dualité, de la réintégration par l'obéissance .

Et Loth est l'homme de la Terre irriguée comme le Jardin du Seigneur, celui qui s'éloigne sur la Rose des vents, vers la fortune ; il est celui qui reste dans le Temps, la souffrance et la jouissance des mondes .

Car comme la réunion, qui est souffrance de privation féroce jusqu'à la réalisation effective de l'Un, la division est ambivalente, souffrance et jouissance de la réunion, sur le modèle de la jouissance polaire du sexe . Celui qui reste dans le Temps reste dans la destruction, dans le monde de Kali, qui est nostalgie, déchirement de la chair, sang répandu, et danse . C'est à lui que la Baghavat Gita dit : Lève toi, saisis la victoire et jouis de l'Empire dans sa plénitude, car tous vont mourir .

Je crois que le fond de toute la Gnose est d'enseigner le caractère foncièrement bon de la dualité la plus douloureuse, et donc le caractère de bonté, par delà le bien et le mal, de l'existence du mal . Telle est le déchirement des dieux primordiaux ou même la crucifixion . Tels sont les Caïnites, les adorateurs du Serpent, l'Évangile de Judas dans l'Antiquité ; telle est la défense de la justice de Tristan et d'Iseult ; telle est la Roue de la Table ronde, représentée comme un zodiaque, qui est faite d'errants dans l'immensité du temps et de l'espace pour garantir la puissance d'un Royaume terrestre, la prospérité de la terre, des saisons, des amours . Abraham et Loth pour autant sont frères . Ils sont même jumeaux . L'un, comme Castor, vit sur la terre et sur l'eau courante ; l'autre est aspiré vers le centre Céleste . Ce jumeau céleste est présent dans le souffle de l'entretien nocturne du Maître avec Nicodème dans l'Evangile de Jean .

Entretien de Jésus avec Nicodème .

Mais il y eut un homme d'entre les pharisiens, nommé Nicodème, un chef des Juifs, qui vint auprès de Jésus, de nuit, et lui dit : Rabbi, nous savons que tu es un docteur venu de Dieu ; car personne ne peut faire ces miracles que tu fais, si Dieu n'est avec lui . Jésus lui répondit : En vérité, en vérité, je te le dis, si un homme ne naît de nouveau, il ne peut voir le royaume de Dieu . Nicodème lui dit : Comment un homme peut-il naître quand il est vieux ? Peut-il rentrer dans le sein de sa mère et naître ?


Jésus répondit: En vérité, en vérité, je te le dis, si un homme ne naît d'eau et de souffle, il ne peut entrer dans le royaume de Dieu. Ce qui est né de la chair est chair, et ce qui est né de souffle est souffle . Ne t'étonne pas que je t'aie dit: Il faut que vous naissiez de nouveau . Le vent souffle où il veut, et tu en entends sa voix ; mais tu ne sais d'où il vient, ni où il va. Il en est ainsi de tout homme qui est né de l'Esprit.


Nicodème lui dit : Comment cela peut-il se faire ? Jésus lui répondit : Tu es docteur en Israël, et tu ne sais pas ces choses ! En vérité, en vérité, je te le dis, nous disons ce que nous savons, et nous rendons témoignage de ce que nous avons vu ; et vous ne recevez pas notre témoignage . Si vous ne croyez pas quand je vous ai parlé des choses terrestres, comment croirez-vous quand je vous parlerai des choses célestes ? Personne n'est monté au ciel, si ce n'est celui qui est descendu du ciel, comme le Fils de l'homme qui est dans le ciel .

Personne n'est monté au ciel, si ce n'est celui qui est descendu du ciel . Ainsi les hommes de la race de Caïn sont-ils les anges déchus qui virent la beauté des filles des hommes . Ces hommes sont doubles, déchirés de la déchirure d'Adam . Ils sont jumeaux, l'un tourné vers la Terre et l'autre tourné vers le Ciel, et se tiennent à distance, et pourtant infiniment marchent l'un vers l'autre, vers le temps où ils seront à nouveau Un . Chaque homme du temps a un jumeau céleste qui l'attire comme un pôle, et vers lequel tantôt il se dirige, autour duquel il tourne, et enfin qui parfois le repousse intensément .

Chaque homme du temps ne cesse de revenir dans le temps, et c'est pourquoi l'enseignement de la Kabbale sur la transmigration des âmes, sur la roue du destin rejoint le Bouddhisme, ou la Gnose sur les voies de l'Apocastase . Empédocle note : Il y a un oracle de la Nécessité, une antique ordonnance des dieux, éternelle et fortement scellée par de larges serments : si jamais l'un des démons, qui ont obtenu du sort de longs jours, a souillé criminellement ses mains de sang, ou a suivi la Haine et s'est parjuré, il doit errer trois fois dix mille ans loin des demeures des bienheureux, naissant dans le cours du temps sous toutes sortes de formes mortelles, et changeant un pénible sentier de vie contre un autre.

La haine, chez Empédocle, est le principe de la division – et c'est bien de la race de Caïn et d'Adam, cette race condamnée à la soif indéfinie du désir d'amour, de retour, dont il est ici question . C'est la face de l'homme du désir . Les Trente mille ans sont la durée symbolique d'un cycle humain . L'Ange personnel est ce jumeau ; et il est l'image personnelle de chaque homme depuis le sixième jour, celui dont les offrandes ont été accordées mais qui a éternellement renoncé à aller sur le cercle des mondes, aux aubes et aux crépuscules, et à la chair . Tandis que chaque homme sur les cercles des mondes s'est séparé de son jumeau céleste, accomplissant le meurtre de Caïn .

Dieu dit: "Qu'as-tu fait! Le cri du sang de ton frère s'élève, jusqu'à moi, de la terre. 11 Eh bien! tu es maudit à cause de cette terre, qui a ouvert sa bouche pour recevoir de ta main le sang de ton frère!" 12 Lorsque tu cultiveras la terre, elle cessera de te faire part de sa fécondité; tu seras errant et fugitif par le monde." 13 Caïn dit à l'Éternel: "Mon crime est trop grand pour qu'on me supporte. 14 Vois, tu me proscris aujourd'hui de dessus la face de la terre; mais puis-je me dérober à ta face? Je vais errer et fuir par le monde, mais le premier qui me trouvera me tuera." 15 L'Éternel lui dit: "Aussi, quiconque tuera Caïn sera puni au septuple." Et l'Éternel le marqua d'un signe, pour que personne, le rencontrant, ne le frappât. 16 Caïn se retira de devant l'Éternel, et séjourna dans le pays de Nôd, à l'orient d'Éden. Genèse, IV.

Comme Adam se séparant de Dieu en désirant être comme lui, les hommes sont issus de la race de Caïn, du moins certains d'entre eux – et leur crime est aussi une élection et une protection divine, soixante dix fois sept fois . La Genèse elle-même note que de tels êtres angéliques ont eu du regret devant la beauté des cercles, et ont rejoint d'eux-même les êtres de chair .

Il est des vivants dont les doubles sont aussi vivants, et qui les retrouvent sur cette terre ronde – ce sont les Fidèles d'amour . Les anciens Druides avaient pour homme suprême un individu énigmatique nommé Mog Ruiz, le Serviteur de la Roue, dont le nom a été conservé par écrit dans la tradition Irlandaise .

Il est donc deux voies de réalisation : l'une dépose la chair et le corps comme corps de malédiction, et passe par le repentir comme retour ; l'autre part du corps et conserve l'incarnation du souffle en trouvant à la chair de ténèbres l'orientation qui l'offre à l'axe lumineux de la Roue et lui permet une complète harmonie avec l'Un – la construction d'un corps de cosmos, le passage de la puissance du Serpent dans l'axe vertical de la Roue selon la symbolique tantriste . C'est toute la voie hermétique et alchimique, et elle passe par la douleur du déchirement assumé .

La première passe par la Nuit obscure de l'ascèse, de l'abandon du corps par un être incarné, aveugle à tout ce qui n'est pas corps, immense domaine qui pour lui n'est que ténèbres et glace du cœur ; la deuxième passe par l'oeuvre au noir de l'ami des ténèbres, la cuisson et la carbonisation infernales de toutes les illusions d'équilibre, du oui au cosmos céleste prononcé sans d'abord en assumer lucidement l'extrême dureté de celui-ci pour l'individu vivant de sève et de sang, promis à la perte de tous ses liens, à l'errance et à la mort indéfinies . Extrême dureté de l'abandon, du déchirement, symbolisée par l'éponge de vinaigre et la lance plantée dans le cœur du Christ .

Et pourtant cette voie est aussi celle de l'homme noble du Yi-King, parce qu'elle est la voie de l'exaltation de la chair, la voie de ceux qui marchent sur le feu, aux côtés de ceux qui marchent sur les eaux du monde . Et toutes les sciences du temps et de l'espace dont j'ai parlé sont là pour permettre de construire le microcosme comme un miroir d'or, en parcourant la totalité de ce corps, de sa douceur, de ses souillures, ou de ses faiblesses, de ses absences, des ses battements, de ces inspirs et de ses expirs .

Dans une telle conception, le rapport entre exotérique et ésotérique devient aussi une fraternité d'inversion ; le terme très ancien de Rose-Croix, rose des vents, déchirement et épines devient significatif . L'homme du cercle ne hait pas l'homme du retour, mais il ne peut être compris par lui . Le livre d'Évola sur la philosophie hermétique est extrêmement clair et explicite à ce sujet, et a achevé de me convaincre . Ainsi sommes nous hommes du Haut désir, fils et filles de Caïn .

C'est notre folie et notre haine qui comme le Scorpion se retournent et nous font nous retourner vers la vie et la puissance d'en haut, vers la fontaine de vie, les eaux d'en haut . Ceci ne peut être compris que de très peu d'hommes, et nous devons nous y résigner, non nous en réjouir .

Vive la mort !





(Martinès de Pasqually, écriture théurgique)


Qu'est ce que le spectacle ?

(Angelo Quattrocchi, The Situationists Are Coming, “Oz” Magazine, London 1969 - FB Boobs...Vice Deforme)


Depuis Debord la notion de Spectacle est devenue un pilier de l'étude du Système de civilisation moderne par les différentes formes de dissidence . L'usage nous en a longtemps semblé évident, depuis les premières thèses de la Société du Spectacle . Mais l'évidence est le plus souvent une apparence trompeuse qui empêche la réflexion . Ainsi, à la suite d'objections amies sur le concept de spectacle – le fait que le dandysme est une forme de spectacle - j'ai été amené à reprendre la construction de ce concept .

Revenons au texte de Debord .

Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s’annonce comme une immense accumulation de spectacles. Tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation.

Malgré les apparences, le texte de Debord ne s'enracine pas seulement dans une description ou dans la culture de l'ultra-gauche, mais aussi dans une expérience existentielle qui apparaît en filigrane .

Le Spectacle met en résonance la notion de représentation et la notion de vie directement vécue . Cette vie est celle de chaque homme . La vie directement vécue peut être appelée vie authentique, authenticité ; et l'authenticité est justement ce qui, dans le Spectacle, est aliéné . La question de la vie authentique est implicite, mais présente au cœur même du concept de Spectacle .

La notion de représentation doit aussi être profondément creusée . En elle-même, la représentation porte l'idée d'une réplication de l'être, et donc d'un être non-représenté originaire . Chez Debord, l'être, jamais nommé, est pourtant implicitement présent ; l'être est la vie, et aussi le vrai ; et la représentation est la mort, est une reflet voilé et faux de l'être . Il est évident que ces mots seront taxés de simplisme, et seraient reniés par Debord . Ils n'en sont pas moins présents dans le texte même, dans son ombre . Car un texte est l'ensemble de ses mots et de leur ombre .

La séparation fait elle-même partie de l'unité du monde, de la praxis sociale globale qui s'est scindée en réalité et en image.

Dans le monde réellement renversé, le vrai est un moment du faux.

Le spectacle en général, comme inversion concrète de la vie, est le mouvement autonome du non-vivant
.

Le vocabulaire ontologique de Debord est assez pauvre, issu de siècle de mépris et d'ignorance de la métaphysique . Mais voilà dite la scission de l'être et de la représentation ; la représentation comme fausse, l'être comme vie . Très clairement, Debord s'appuie sur une ontologie implicite de la vie authentique . Ce sera notre guide de lecture de la notion de Spectacle .

***


Le concept de Spectacle ne doit pas se résumer à un puritanisme esthétique ou à une critique des arts du spectacle sur le modèle de la critique platonicienne du Spectacle . Selon cette critique, le spectacle doit être condamné comme source de plaisir . Il est même courant, à la suite de Nietzsche et de la phraséologie du soupçon – et Nietzsche fut très longtemps un moderne avant de devenir Nietzsche, et les scories du modernisme sont toujours présentes – de croire plus profond d'avoir des soupçons sur tout phénomène et de tout prendre pour un spectacle, et même pour le symptôme d'une chose inavouable :

« La béatitude (pour parler d'une façon plus technique, le plaisir, la jouissance) serait-elle jamais une preuve de la vérité? Elle le serait si peu que, quand des sensations de plaisir se mêlent de répondre à la question "qu'est-ce qui est... vrai?», nous avons presque la preuve du contraire. La preuve par le "plaisir" est une preuve de "plaisir". Rien de plus; comment pourrait-on savoir que les jugements vrais causent un plus grand plaisir que les jugements faux...L'expérience de tous les esprits sérieux et profonds enseigne le contraire. Le service de la vérité est le plus dur service...La foi donne la béatitude: donc elle ment... » Nietzsche (L'Antéchrist) .

Quel étrange folie puritaine – et quelle ignorance naïvement avouée - que de qualifier les mots plaisir, ou jouissance, de termes plus techniques pour la béatitude, et plus encore folie que de parler du mensonge du désir ou de la félicité, quand il est la vie même, et le moteur de toute motion vers le haut, vers la vertu, la loyauté, le sacrifice et toute soif de vérité. La sève, le sang, le souffle ne mentent pas . Croire que le plaisir soit une force de tromperie me semble très éloigné d'une morale des hommes du cercle, des seigneurs de l'existence et de la chair, et très proche d'une morale de veuve noire empoisonnée par son ressentiment .

La béatitude est bien au delà du plaisir, et elle se rit du plaisir et du déplaisir . Cela est une vérité certaine d'expérience . le sage qui s'est uni au Tao - qui possède la force forte de toutes choses - qui par la méditation s'est identifié à lui, s'est associé à la force innomée qui meut les mondes . Il s'est uni à l'Univers . « Que la foudre tombe des montagnes, que l'ouragan bouleverse l'océan, le sage ne s'inquiète pas . Il se fait porter par l'air et les nuées, il chevauche le Soleil et la Lune, il s'abat par delà l'espace . »

Et quand, plus simplement le soleil me baigne au travers des branches sur les pentes, quand l'eau de la rivière me caresse les pieds, quand les fleurs enveloppent mon regard et mon âme dans la mousse – quel est le mensonge de mon harmonie avec le monde ?

Heureux l'homme que le Soleil invaincu traverse de sa puissance . Et cette puissance de l'être ne se dit pas aisément, mais ne ment pas . L'intensité de la vie de l'être, voilà la vérité . L'expérience de l'être est la racine de la vérité . Si je dois donner un exemple de ce parcours de l'âme, je parlerais de Simone Weil, de l'acquisition de la certitude par son expérience . Le vrai est ce qui est, dit Aristote . Et le Maître dit : je suis la Voie, la vérité et la Vie .

Debord, en bon moderne, n'a pas de concept de béatitude . Mais son concept de situation et l'idée de la vie authentique ne sont pas des condamnations du spectacle et de l'art en général, malgré les tendances puritaines de sa personnalité . Le Spectacle est autre chose que le spectacle du dandy . Le Spectacle est dans ses mots ce qui, dans le monde moderne, est le verrou de la vie authentique . Il se peut que le terme permette des équivoques .

Déjà fuse la question de Pilate : mais qu'est ce que la vérité ? Que peut être la vie humaine authentique ?


***


La vérité moderne est construite sur la notion de représentation, fondée sur la séparation préalablement accomplie au plan historial ( le rythme propre de l'histoire de la pensée), et implicite dans tout discours sur la représentation, entre le logos et l'être . Cette séparation n'est ni naturelle ni originaire . L'orientation originaire de la tradition est l'union entre l'être et le Verbe, le souffle qui passe entre les lèvres de Dieu comme entre les lèvres des hommes, et qui est aussi la sève, le sang, le sperme, l'âme .

Je ne peux insister sur ce point . Voilà les premiers mots de la Genèse des mondes : Dieu dit . Et Parménide : c'est le même de penser et d'être . Et le prologue de l'Évangile de Jean : dans le principe était le Verbe (logos) . Dans la pensée grecque et médiévale, le vrai est ce qui est . Thomas note, dans la question disputée sur la vérité : Il semble que la vérité soit identique à l'étant . Et c'est parce que le logos est identique à la puissance d'existence, à la racine de la mystérieuse éclosion de l'être qu'il est puissant – que les invocations, les bénédictions ou les malédictions ne sont pas de simples paroles, mais des puissances redoutables qui font le destin . De même, la simple parole de l'homme vaut alors plus que tous les contrats, car l'homme qui commence à mentir ne peut plus faire confiance à personne, et est abandonné par les dieux . Dans le Hagakure, la discipline du silence et de l'impassibilité pour le guerrier est essentielle au bushido, car l'homme qui parle s'engage par ses mots sous peine de déshonneur . C'est pourquoi, encore, le poète, le Maître de parole, est associé au Prince, Maître du monde . Le poète qui annonce le règne du Prince, comme Virgile pour Auguste ne fait pas de la flagornerie, mais est l'Hermès du printemps à venir . La Table d'Émeraude tient encore cette origine du Verbe dans ces mots :

I . Il est vrai, sans mensonge, certain et très véritable .

Dans la pensée moderne, à la suite d'une dérive séculaire de séparation et de perte du sens des mots – les mots sont usés, on ne peut plus les dire - la vérité s'est exilée de l'être, et est devenue la propriété d'une proposition considérée par rapport à ses conditions de vérification . La vérité est un jugement humain ; et bien avant Machiavel, qui se contente de constater, il est devenu nécessaire au Prince de savoir mentir tout en donnant le spectacle de la loyauté . Dans le Prince le Spectacle est bien présent : le Prince doit être féroce sous les traits les plus suaves, si cela lui est profitable . Un Marc-Aurèle aurait sans doute jugé sévèrement un tel Prince .

Le vrai appartient aux propositions ; l'être, ou les étants, ne sont plus pensés comme ni vrais ni faux, sauf s'ils cherchent à tromper, c'est à dire que des hommes communiquent mensongèrement à travers eux, comme un faux cuir . Une erreur d'identification est une erreur, mais si je prend la corde pour un serpent, elle n'est pas un faux serpent . Plus généralement, le vrai est une propriété des représentations d'être semblables à l'être, en sachant que définir le semblable est d'une difficulté extrême, voire paradoxal . La Science, au sens moderne, qui s'éprouve au contact de l'expérience et de l'observation, devient le lieu de l'expérience obscurcie de la vérité .

La vérité est passée dans la représentation bien avant les thèses de la Société du Spectacle . Il existe un lien immédiat entre la dérive du concept de vrai comme authenticité vers un concept de vrai comme valeur de vérité d'une représentation, et la dérive de la vie immédiate de l'homme enraciné dans l'être vers la vie aliénée dans la représentation . Les anciens hommes de paroles sont des serviteurs de l'être et des dieux, comme la Pythie, comme les prophètes . L'homme moderne s'enivre du sentiment de sa maîtrise et se donne en spectacle à lui-même .

Vrai est aussi une marque de valeur ; si l'homme pose que le monde, que la vie, que la terre n'est pas vraie, mais que ses paroles et ses représentations purement humaines le sont, il commence à marquer une décentration du monde vécu vers l'individu humain maître et possesseur de la nature . Cette orientation est celle du narcissisme moderne, qui est solipsiste et idiotique .

Solipsiste, ne croyant qu'en soi-même . Il suffit de passer de la seule vérité de la parole à la toute puissance ontologique de la représentation : j'ai le monde que je veux, car j'ai le monde que je représente, et que ma représentation est ma propriété et ne dépend que de moi .

Idiotique, absolument particulier, particulier en général, puisque je suis le seul à être et à dire ce qui est, je suis donc absolument différent de tout autre chose, incomparable, mais aussi enfermé en moi, in-commu-nicable .

Les conséquences de cette conception sont la perte de la capacité à penser une existence selon la sagesse, c'est à dire selon la vérité . Car la présence avant toute parole d'un Univers, et justement de la connaissance universelle, et de la langue humaine, est la certitude ontologique d'un logos commun caché – la nature aime à se cacher – que le discours vrai, le logos apophantique, manifeste pour les hommes . Et ce logos commun est justement l'enseignement de la sophia, de la sagesse qui permet la vie en harmonie avec les dieux, les hommes et l'Univers .

Pour les Grecs, la recherche de la vérité en philosophie était au service de la vie . Voyez Épictète, pour une formulation plus aisée à comprendre que Héraclite ou Empédocle pour un moderne :

Souviens-toi donc que si tu regardes comme libre ce qui de sa nature est esclave, et comme étant à toi ce qui est à autrui, tu seras contrarié, tu seras dans le deuil, tu seras troublé, tu t’en prendras et aux dieux et aux hommes ; mais si tu ne regardes comme étant à toi que ce qui est à toi, et si tu regardes comme étant à autrui ce qui, en effet, est à autrui, personne ne te contraindra jamais, personne ne t’empêchera, tu ne t’en prendras à personne, tu n’accuseras personne, tu ne feras absolument rien contre ton gré, personne ne te nuira ; tu n’auras pas d’ennemi, car tu ne souffriras rien de nuisible.

Le discernement des étants est au service du bonheur, puisque c'est par manque de discernement que les hommes se rendent malheureux, par disharmonie avec la vérité . Connais-toi toi-même comme mortel, comme paille dans la main des dieux, accepte ton sort d'homme – et jouis du monde dans sa plénitude sans t'illusionner, tel est le fond des écoles de sagesse grecque .

Souviens-toi que ce que le désir déclare qu’il veut, c’est d’obtenir ce qu’il désire, que ce que l’aversion déclare qu’elle ne veut pas, c’est de tomber dans ce qu’elle a en aversion ; et quand on n’obtient pas ce qu’on désire, on n’est pas heureux, quand on tombe dans ce qu’on a en aversion, on est malheureux. Si donc tu n’as d’aversion que pour ce qui est contraire à la nature dans ce qui dépend de toi, tu ne tomberas dans rien de ce que tu as en aversion ; mais si tu as de l’aversion pour la maladie, la mort ou la pauvreté, tu seras malheureux.

Ne demande pas que ce qui arrive arrive comme tu désires ; mais désire que les choses arrivent comme elles arrivent, et tu seras heureux.

Ou cette prière finale qui montre la piété de cette sagesse, liée à l'effacement de la volonté de l'individu humain devant la volonté souveraine des dieux qui se déploie sur le ciel étoilé :

1. Emmène-moi, Jupiter, et toi, Destinée, là où vous avez arrêté que je dois aller. Je vous suivrai sans hésiter et quand même j’aurais la folie de ne pas le vouloir, je ne vous en suivrai pas moins.
2. Quiconque se soumet de bonne grâce à la nécessité est sage à notre avis et sait les choses divines.
3. Mais, Criton, si telle est la volonté des dieux, qu’elle s’accomplisse
.

Connaître le monde dans sa rudesse et sa souveraineté sur l'homme pour l'accepter entièrement est la Voie . L'homme moderne ne peut accepter réellement un monde sans anesthésie réelle, et symbolique . Sans se protéger de la douleur, et sans se mentir sur la cruauté du monde où règne le loup déchirant, et pas les animaux faibles . Sans se protéger de son plaisir et de son désir, quand ils accusent la folie de sa morale et de la constitution de l'ego moderne . L'homme moderne par exemple nie les plaisirs liés à la force, nie le plaisir de la chasse, nie le lien entre la prédation et le sexe, nie le désir d'être maître et le désir d'être maîtrisé visibles sur les murs de Pompéi et dans l'éros des peuples . Le mensonge n'est pas dans l'être, mais bien dans la représentation illusoire des hommes :

Ainsi, à toute idée rude, exerce-toi à dire aussitôt : « Tu es une idée, et tu n’es pas du tout ce que tu représentes. » (…) Ce qui trouble les hommes, ce ne sont pas les choses, ce sont les jugements qu’ils portent sur les choses. Ainsi la mort n’a rien de redoutable, autrement elle aurait paru telle à Socrate ; mais le jugement que la mort est redoutable, c’est là ce qui est redoutable. Ainsi donc quand nous sommes contrariés, troublés ou peinés, n’en accusons jamais d’autres que nous-même, c’est-à-dire nos propres jugements. Il est d’un ignorant de s’en prendre à d’autres de ses malheurs ; il est d’un homme qui commence à s’instruire de s’en prendre à lui-même ; il est d’un homme complètement instruit de ne s’en prendre ni à un autre ni à lui-même.

C'est pour cela que les anciens étudiaient la vérité, pour vivre.

La première partie de la philosophie et la plus essentielle, c’est de mettre en pratique les maximes, par exemple de ne pas mentir ; la seconde, ce sont les démonstrations, par exemple, d’où vient qu’il ne faut pas mentir ; la troisième est celle qui confirme et éclaircit les démonstrations elles-mêmes ; par exemple d’où vient que c’est une démonstration ? Qu’est-ce-qu’une démonstration ? Qu’est-ce que conséquence, incompatibilité, vrai, faux ?
2. Ainsi donc, la troisième partie est nécessaire à cause de la seconde, et la seconde à cause de la première ; mais la plus nécessaire, celle au delà de laquelle on ne peut plus remonter, c’est la première. Nous, nous agissons au rebours. Nous nous arrêtons à la troisième partie ; toute notre étude est pour elle, et nous négligeons complètement la première. Aussi nous mentons, mais nous savons sur le bout du doigt comment on démontre qu’il ne faut pas mentir
.

Toute l'histoire de la pensée moderne est celle d'une inversion des valeurs entre l'être et la représentation, non pas positive, mais profondément illusoire . Le triomphe moderne de la moraline est un aspect de cette inversion, quand les sentiments immatures d'hommes impuissants prétendent juger et condamner le monde . Plus encore, quand la morale humaine trop humaine sert à accuser les dieux d'injustice .

L'homme moderne produit par la technique peut croire maîtriser le monde à l'abri de l'inactivité pratique des employés tertiarisés et de la propagande - Le spectacle est le discours ininterrompu que l'ordre présent tient sur lui-même, son monologue élogieux. C'est l'auto-portrait du pouvoir à l'époque de sa gestion totalitaire des conditions d'existence - Mais cette maîtrise est illusoire . Le fleuve de l'histoire, des guerres ou des crises mondiales est aussi destructeur et invincible pour l'individu déraciné que les anciens déterminismes naturels . L'homme moderne est comme un arbre arraché à sa rive par la crue du fleuve, qui croit dominer le courant qui l'emporte – un bateau ivre . Davantage même, quand il s'agit d'un accident nucléaire, où les mots des hommes deviennent impuissant à dire le cauchemar d'une puissance censée être domptée au service des des hommes, et devenue ennemie, étrangère, mortelle à une échelle indescriptible .

L'arrière plan de la vie authentique ancienne est l'ombre du texte de Debord . La notion de vie, de vie enfermée dans le système, et de vie large, libérée, est d'ailleurs toujours présente dans son œuvre, et en fait le prix beaucoup plus que les considérations marxistes scolaires .


***


Si je résume la puissance de la notion de Spectacle selon Debord, je retrouve les idées suivantes, au delà de la notion du Spectacle comme aboutissement, stade suprême du capitalisme : le Spectacle est l'obligation construite de vivre dans le mensonge, ou aliénation ; le Spectacle est une seconde nature posée comme indiscutable dans un but de domination et la clôture de la discussion sur l'absurdité du monde capitaliste ; le Spectacle est la destruction des liens sociaux entre les hommes ; le Spectacle est une figure de la mort . Le Spectacle pour le dire en peu de mots est aliénation, asservissement, isolement, mort . L'aliénation a été vue au commencement, je la reprends plus sommairement et donne des éléments des autres perspectives :

Aliénation :

La séparation est l'alpha et l'oméga du spectacle.

La séparation fait elle-même partie de l'unité du monde, de la praxis sociale globale qui s'est scindée en réalité et en image. La pratique sociale, devant laquelle se pose le spectacle autonome, est aussi la totalité réelle qui contient le spectacle. Mais la scission dans cette totalité la mutile au point de faire apparaître le spectacle comme son but
.


Asservissement :

Le spectacle n'est pas un ensemble d'images, mais un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images.

Il est l'affirmation omniprésente du choix déjà fait dans la production, et sa consommation corollaire. Forme et contenu du spectacle sont identiquement la justification totale des conditions et des fins du système existant. Le spectacle est aussi la présence permanente de cette justification, en tant qu'occupation de la part principale du temps vécu hors de la production moderne.

Le spectacle est le discours ininterrompu que l'ordre présent tient sur lui-même, son monologue élogieux. C'est l'auto-portrait du pouvoir à l'époque de sa gestion totalitaire des conditions d'existence.

Le spectacle se présente comme une énorme positivité indiscutable et inaccessible. Il ne dit rien de plus que « ce qui apparaît est bon, ce qui est bon apparaît ». L'attitude qu'il exige par principe est cette acceptation passive qu'il a déjà en fait obtenue par sa manière d'apparaître sans réplique, par son monopole de l'apparence.

C'est la plus vieille spécialisation sociale, la spécialisation du pouvoir, qui est à la racine du spectacle. Le spectacle est ainsi une activité spécialisée qui parle pour l'ensemble des autres. C'est la représentation diplomatique de la société hiérarchique devant elle-même, où toute autre parole est bannie. Le plus moderne y est aussi le plus archaïque.

L'apparence fétichiste de pure objectivité dans les relations spectaculaires cache leur caractère de relation entre hommes et entre classes : une seconde nature paraît dominer notre environnement de ses lois fatales
.

Isolement :

Le système économique fondé sur l'isolement est une production circulaire de l'isolement. L'isolement fonde la technique, et le processus technique isole en retour. De l'automobile à la télévision, tous les biens sélectionnés par le système spectaculaire sont aussi ses armes pour le renforcement constant des conditions d'isolement des « foules solitaires ». Les spectacle retrouve toujours plus concrètement ses propres présuppositions.

Le concept de spectacle unifie et explique une grande diversité de phénomènes apparents. Leurs diversités et contrastes sont les apparences de cette apparence organisée socialement, qui doit être elle-même reconnue dans sa vérité générale. Considéré selon ses propres termes, le spectacle est l'affirmation de l'apparence et l'affirmation de toute vie humaine, c'est-à-dire sociale, comme simple apparence.
(...)

Mort :

(...)Mais la critique qui atteint la vérité du spectacle le découvre comme la négation visible de la vie ; comme une négation de la vie qui est devenue visible.

Le spectacle en général, comme inversion concrète de la vie, est le mouvement autonome du non-vivant
.

L'homme séparé de sa propre vie, qui croit par là se libérer des déterminismes de l'existence selon la promesse de toutes les libérations du Système, retombe sous la domination asservissante du Capital et de la Technique . Dans le Système, toute libération est libéralisation, c'est à dire asservissement au Capital sous la forme du marché et de la concurrence libre et non faussée, de la guerre de tous contre tous . Telle fut la libération des peuples primitifs de leurs tabous et superstition, de la libération de la femme, qui est encore vendue comme projet inachevé malgré toutes ses dérives, ou encore la libération de l'adolescent devenu une créature du marché . N'oublions pas que l'ultra-gauche qui a formé Debord passe par la critique impitoyable du transfert de la lutte sociale de classe vers les « enjeux éthiques », pour ne pas dire ethniques, que vendent les partis fonctionnels au Capital, depuis la lutte anticléricale ou laïque d'hier à la lutte contre les discriminations de la présente époque .

La pensée de Debord pense au fond la séparation – que Baudelaire nomme péché originel - comme le mal le plus profond, et cette pensée qui fait de la scission d'avec l'être un mal, et même une mort, est aussi une pensée structurellement gnostique . Debord ouvre la porte à Tiqqun, comme Tiqqun ouvre la porte à la révolte métaphysique contre le Monde moderne .

Bien entendu, Debord renierai cela avec horreur .

***


Le Spectacle – l'origine du théâtre ou de la tragédie – mérite une étude en son essence . Je ne citerais pas Eliade, Nietzsche ou Artaud, qui pourraient apporter le même fond, mais Guénon . L'époque médiévale, en nommant mystère ses pièces de théâtre, et en les jouant sur des moments liturgiques du calendrier sacré, a parfaitement retrouvé, comme en de nombreux domaines, cette origine .

Le rite est la reconduction temporelle d'un événement éternel . Ainsi le sacrifice de la messe des chrétiens est le repas pascal sans cesse renouvelé, et réellement renouvelé . Le refus théologique, au XVIème siècle, de considérer autrement que réelle la transformation du pain et du vin en chair et sang montre un refus d'évoluer justement vers des théories de la représentation, de la déréalisation du sacrifice de la messe . Pascal note dans les pensées : Jésus est crucifié jusqu'à la fin du monde . Dans la Kabbale, toute couple humain qui fait l'amour reproduit l'amour d'Adam et Ève dans l'Éden, et le fait dans la présence divine, et parmi les influx de la sève et du souffle de Dieu . Il en est analogiquement de même dans les pratiques tantristes : l'homme et la femme qui s'unissent reproduisent l'union et la division divine, et sont toujours figurés comme des dieux .

Le rite est le premier spectacle . Il commémore et fait revivre . Il réparé le monde usé par le déroulement du temps, et il affirme la mémoire, la remémoration de l'éternité . Dieu se souvient de l'homme, et l'homme se souvient de Dieu . Le printemps est ainsi le spectacle de la nature .

Le rite rend présent ici et maintenant les puissances originaires et éternelles, les puissances du Ciel, selon la règle de la Table d'Émeraude :

II . Ce qui est en bas est comme ce qui est en haut, et ce qui est en haut et comme ce qui en bas, pour faire les miracles d'une seule chose .

Le spectacle authentique est ainsi une intensification de l'existence par le retour vers le point mystérieux de la plus grande puissance, l'équivalent symbolique de la fontaine de vie . Sans nom, il est à l'origine du Ciel et de la Terre . Avec un nom, il engendre les mondes . Dans le spectacle, les hommes perdent leur identité méprisable et éphémère – les civilisations traditionnelles ignorent l'art du portrait – pour se revêtir de la puissante identité du dieu . Se mouvement peut passer par l'art du vêtement, du masque, par la danse – ce que nous avons nommé théâtre . Et cette représentation sacrée, éternelle, est plus proche de l'être que les marionnettes qui les animent – les acteurs peuvent être en transe, et abandonner toute volonté propre . La représentation sacrée est plus vraie que le monde des hommes ; aussi cette structure peut sembler ressembler au Spectacle . Mais elle en est l'inversion exacte .

Dans son éloge du maquillage, Baudelaire développe très précisément le modèle traditionnel de la représentation .

La femme est bien dans son droit, et même elle accomplit une espèce de devoir en s’appliquant à paraître magique et surnaturelle; il faut qu’elle étonne, qu’elle charme; idole, elle doit se dorer pour être adorée. Elle doit donc emprunter à tous les arts les moyens de s’élever au-dessus de la nature pour mieux subjuguer les cœurs et frapper les esprits. Il importe fort peu que la ruse et l’artifice soient connus de tous, si le succès en est certain et l’effet toujours irrésistible. C’est dans ces considérations que l’artiste philosophe trouvera facilement la légitimation de toutes les pratiques employées dans tous les temps par les femmes pour consolider et diviniser, pour ainsi dire, leur fragile beauté. L’énumération en serait innombrable; mais, pour nous restreindre à ce que notre temps appelle vulgairement maquillage, qui ne voit que l’usage de la poudre de riz, si niaisement anathématisé par les philosophes candides, a pour but et pour résultat de faire disparaître du teint toutes les taches que la nature y a outrageusement semées, et de créer une unité abstraite dans le grain et la couleur de la peau, laquelle unité, comme celle produite par le maillot, rapproche immédiatement l’être humain de la statue, c’est-à-dire d’un être divin et supérieur? Quant au noir artificiel qui cerne l’œil et au rouge qui marque la partie supérieure de la joue, bien que l’usage en soit tiré du même principe, du besoin de surpasser la nature, le résultat est fait pour satisfaire à un besoin tout opposé. Le rouge et le noir représentent la vie, une vie surnaturelle et excessive; ce cadre noir rend le regard plus profond et plus singulier, donne à l’œil une apparence plus décidée de fenêtre ouverte sur l’infini; le rouge, qui enflamme la pommette, augmente encore la clarté de la prunelle et ajoute à un beau visage féminin la passion mystérieuse de la prêtresse.

Les hommes par essence sont séparés de l'être, par le péché originel . La femme maquillée ne se représente pas elle-même faussement, elle manifeste la puissance occulte de la féminité, elle répare l'être parfait blessé, et lui rend hommage, en permettant aux hommes de lui rendre hommage . Le maquillage baudelairien n'est pas narcissique ni menteur, il est platonicien – image de l'éternité dans le temps . Le dandysme d'un Wilde est évidemment analogue .

Aimez l'art pour lui même et tout ce dont vous avez besoin vous sera donné par surcroît. Cette dévotion à la beauté éternelle (...) devrait se retrouver dans toutes les grandes civilisations ; ainsi la vie de chaque homme cesse d'être une spéculation pour être un sacrement.

Au contraire Le Spectacle moderne est l'affirmation de l'identité, l'affirmation idiotique et narcissique de l'individu, de l'actualité, de l'histoire la plus superficielle, au sens non d'apparent, de manifesté, mais d'éphémère, d'inférieur . Dans le Spectacle, l'individu le plus représenté croit être le plus intensément, alors que l'homme traditionnel est plus intensément en s'abandonnant . Mais le plus essentiel est que le Spectacle est à la fois la réalité et l'entretien de la séparation d'avec l'être et la vie . Le Spectacle, auto-affirmation de l'homme à travers la toute puissance de sa représentation du monde, de sa vision du monde, est aussi le processus du nihilisme lui-même, l'annihilation des mondes, réduits à n'être que le support indifférencié, la matière obscure et « désenchantée » de la toute puissance technique – et non le Livre d'un apprentissage de la vie, et les symboles des dieux .

Je le montre dans des miroirs modernes .


***


Dans la démocratie représentative moderne, les représentants sont censés être la Nation souveraine, alors qu'ils n'en sont plus que le Spectacle, réduits en outre à l'impuissance . La démocratie athénienne avait une hostilité profonde envers la représentation politique, et l'assemblée était directement l'assemblée du peuple entier . Les règles destinées à réduire le pouvoir des magistrats nous paraîtraient incroyablement strictes, ne serait – ce que l'élection annuelle, ou le partage des hautes fonctions entre plusieurs hommes simultanément . Ceux qui décidaient la guerre étaient ceux qui allaient combattre, ce qui semble une garantie d'objectivité de décisions de cette gravité .

Pour ce qui est de la représentation du peuple à lui même, il était dans l'antiquité et l'ancien régime des spectacles civiques . Dans une procession publique, les habitants d'une cité se vivent comme communauté réelle, effective ; alors que la représentation moderne invoque le peuple même en cas d'abstention massive . Par les sondages, par les processus de traduction du suffrage, nous avons vu des hommes minoritaires élus – ainsi G.W.Bush, ou se maintenir au pouvoir . Globalement, les chances d'un groupe ou d'un homme hostiles au Système d'obtenir une représentation sont pour ainsi dire nulles . La réalité du fonctionnement des républiques modernes est l'oligarchie sous le Spectacle de la démocratie, de même que la réalité fonctionnelle de la lutte contre les discriminations est la production d'un marché unifié des compétences humaines pour le Système par la destruction des liens non-fonctionnels .

Il est très clair par exemple que les garanties de liberté de pensée et d'expression ne cessent de subir une érosion dont les limites ne peuvent pas être données . Il n'est pas du tout certain qu'un sujet de la monarchie absolue avait moins de libertés que l'un d'entre nous . Honnêtement, j'en doute . La complexité du Système, comme le montre Galbraith, oblige à réduire les incertitudes, pensées uniquement en termes de risques, c'est à dire à réduire indéfiniment la liberté effective . Cette réduction s'opère souvent sous le masque matriarcal de la prévention et de la santé, de la protection et de la sécurité . Globalement, les systèmes politiques de l'ouest sont « démocratiques » comme les démocraties populaires l'étaient . Il ne s'agit pas d'un jugement moral, mais simplement du constat de l'impuissance réelle du citoyen devenu isolé à agir sur son environnement, même proche . Pour l'essentiel, le citoyen moderne est d'abord une personne soumise à des contraintes sur lesquelles il n'a pas de prise, et soumise aux règles étroites du salariat, et qui de temps à autre se voit offrir le spectacle de sa consultation . Des actes basiques des hommes anciens, comme s'arrêter de travailler selon le temps qu'il fait, se défendre soi-même ou sa famille en cas d'agression, payer un sorcier pour se soigner d'une maladie, fumer sans y penser, s'enivrer, ou encore vendre au marché les produits de son jardin sans pouvoir justifier de l'achat de ses semences suffisent à s'attirer de gros ennuis . Il faut toute la force de mensonge et de caricature du discours progressiste pour faire oublier quelle réduction à l'obéissance et à l'immaturité est exigée sans sourciller des hommes modernes .

Le spectacle de la liberté a remplacé la liberté vécue directement . Le spectacle de la justice est offert pour masquer l'injustice fondamentale du Système . Dans ses essais politiques, Vaclav Havel a très longuement analysé le poids de ce mensonge, du politiquement correct comme dissolution de toute vie authentique . Un effet particulièrement pervers est l'instrumentalisation du langage, des mots les plus sacrés de la tribu . La communication entre les hommes est rendue impossible ou pervertie quand les mots de patrie, d'honneur ou de loyauté servent à masquer un pouvoir arrogant, égoïste et cruel . La communauté des hommes est blessée, mais le langage lui-même est blessé par le langage de l'Empire . Notre terre est la gaste terre, la terre rendue stérile, sans sève ni sang, par les mensonges et la déloyautés des hommes, la terre dont le roi pêcheur est blessé, privé de sa force virile . Dans ce sens, Ellroy est par excellence un écrivain situationniste . Car le lieu d'énonciation de la Loi morale est pour lui Dream-a-Dream land, le monde des rêves bâti sur le meurtre d'autres hommes, le monde des miroirs construit par des hommes mauvais . C'est à dire que c'est la Loi même, l'énonciation du bien, du juste et du vrai qui est au service du mal, de l'injuste et du mensonge . Le Spectacle est cela même qui neutralise tout espoir de renaissance en portant la décomposition de toute parole de printemps .

Un aspect complémentaire de l'étude du Spectacle est de montrer que le Spectacle ne doit pas vainement être étudié pour son contenu, car l' information n'y est qu'une quantité, un débit, une matière. L'axe de compréhension est sa forme : la dissociation, la réduction à la quantité . Dans la nature dont le Spectacle se veut la représentation, tout est lié, tout est systémique ou presque ; le réchauffement de l'atmosphère, la pollution et le taux de croissance ; le taux de chômage et l'intensité de l'exploitation ; la discrimination positive qui par nécessité logique entraîne une discrimination négative - si cet emploi est pour telle catégorie humaine, tu seras refusé à cet emploi à cause de ta propre catégorie . L'essence de la compréhension, du sens donné à la Cité humaine est de comprendre les liens . Comprendre, c'est relier . Or le spectacle fragmente, dissocie et déforme ; l'image d'un sous-système devient essentielle, un évènement majeur ; un problème d'envergure mondiale devient inexistant . A Fukushima, deux piscines de combustible usagé, mais à refroidir en permanence, sont sur les toits de deux réacteurs endommagés . Selon un expert nucléaire japonais (université de Kyoto), un nouveau tremblement de terre qui viderait les piscines, et permettrait le réchauffement de ce combustible, it will be the end . 2500 tonnes de combustible seraient à l'air libre, et tout le Japon serait en puissance à évacuer . Les travaux de vidange, très difficiles, ne pourront commencer qu'en décembre 2013 . Le monde est pris en otage de ce désastre dans un silence halluciné du Spectacle . Il y a peu, tous les médias et des hommes puissants s'étaient déplacés en France pour une prise d'otage dans une école . Voilà un exemple de ces gigantesques boursouflures occasionnées au réel .

Chaque atome du spectacle est vrai, et est un moment du faux en étant intégré à des organismes fantasmatiques crées par le Spectacle . C'est pour cette raison que l'oxymore est la figure de rhétorique typique de l’idéologie spectaculaire : l'oxymore est une chimère de la représentation . Le Spectacle fait vivre les hommes dans des chimères . De ce fait, et les chimères de la représentation liées à la légitimité démocratique qui fait peser avant tout ceux, les plus nombreux, qui ne se déterminent que par le Spectacle, les hommes de cette terre sont incapables de prendre des décisions adaptées même à des situations d'urgence - voyez le cas exemplaire de Fukushima . Les hommes comprennent de moins en moins la réalité naturelle ou humaine, organisationnelle ; le caractère dissocié de toute réalité des débats politiques est de plus en plus évident . Et le refus des contraintes du réel par la révolte d'un narcissisme infantile, c'est de l'immaturité (voyez Gombrowicz), une immaturité devenue modèle de développement des adultes dans le Système, et même des vieillards .

Un autre exemple de fonction du Spectacle est la pornographie . Tout d'abord, la pornographie opère sur l'érotique le processus de réduction au fait matériel propre à l'ensemble du nihilisme : un rapport sexuel n'est qu'un rapport sexuel et rien de plus, avec une symbolisation annihilée . L'intégration sacrée du sexe n'est pas une limite, mais une intensification de la puissance sexuelle, et aussi de sa pratique effective . La pratique antique du sexe était certainement indéfiniment plus puissante que la nôtre . La pornographie est énormément sexuelle et crue par exténuation de l'éros à l'âge du nihilisme .

La pornographie fait du sexe une activité spécifique, spécialisée ayant sa place dans l'ensemble de la division fonctionnelle du travail . Mais comme le renforcement des forces de sécurité est le signe de l'impuissance des adultes à affirmer leur sécurité autonome, le renforcement de la pornographie est le signe d'une dépossession de la sexualité par les hommes . Le sexe est réduit à l'acte et standardisé, pratiqué en série, de manière industrielle . Et l'homme moyen n'en est que le spectateur, c'est à dire que sa dépossession de la vie directe par la représentation est achevée . Comme pour une prostituée, il doit payer – mais il ne peut même pas posséder .

Ce spectacle par contre détend la puissance de transformation du désir, qui pousse à partir en quête . Très exactement comme les films d'action ou les jeux vidéos, la pornographie permet à un ego fantomatique, dans le corps d'une personne rendue complètement fonctionnelle, de délirer sur une toute puissance inexistante, baisant sommairement d'un sexe énorme, tuant ses ennemis par milliers, dirigeant des royaumes, puis retournant à son travail misérable et monotone . L'essence du Spectacle est la séparation, condamnant à l'impuissance dans le monde, et fantasmant la toute puissance dans la représentation .

En organisant la dérégulation du désir, la pornographie facilite l'asservissement : c'est la désublimation répressive, déjà notée par Marcuse dans les années 60 . Le propagande de la toute puissance individuelle, du narcissisme moderne fonctionnel au Système fait de l'ego un fantôme hideux qui ne cesse de se la raconter tout-puissant, et de se voiler sa misère . La peur panique de l'agression ou de la maladie dévorante dans le monde moderne est bien la peur panique de l'expérience de l'impuissance, expérience qui brise les structures de l'ego spectaculaire – expérience qui est un traumatisme irréparable pour tous les hommes incapables de construire un être humain déjà mort, et donc forgé de cette capacité de résistance au mal des aventuriers du passé, de ces êtres que rien ne semble pouvoir traumatiser – de ce caractère indomptable qui ne se forge que de la joie immédiate, de l'immense joie solaire et de l'accord entièrement donné à la douleur de la vie .

Si dans la voie tu cherches d'abord à éviter la douleur, tu éviteras la vie - et toute voie quelle qu'elle soit.


***


Le spectacle de l'art, le théâtre, le cinéma ne sont pas le Spectacle en soi . Ils ne sont pas asservissement nécessairement, et tromperie, mais peuvent être intensification de la sève, de la vie ici et maintenant . Ils forment une sphère temporairement à l'abri de ce monde de mort – et c'est ainsi, au delà des définitions maniaques de Debord, qu'il faut comprendre ce qu'est la situation que peut construire la puissance de l'artiste : un moment puissant de la vie humaine et plus qu'humaine . La situation chez Debord est au fond proche de la T.A.Z chez Hakim Bey . La situation est un signe et une preuve vivante, concrète, de la puissance de la transformation de la vie par l'art . Un sacrifice, un rite divin, la pratique de la théurgie, un amour puissant dans l'espace des jours sont des situations en ce sens, comme certains livres, comme le Docteur Jivago, sont des mémoriaux de situations, la preuve certaine, l'être certain et très véritable que les limites du Système peuvent être franchies, qu'il est de l'inconnu, du nouveau qui se renouvelle éternellement, une aube d'été a embrasser .

L'art, un spectacle, y compris un chant sublime, peuvent être des situations . Le propre de la situation est de ne pas supposer la séparation entre l'artiste, l'objet et le spectateur . La participation ne doit pas être pensée comme étant une activité, et encore moi une activité de production . La participation est le contact intérieur avec la puissance . Devant une œuvre d'art plastique, une pièce de théâtre sublime, en communiant dans l'intensification de l'être, je crée en moi cette participation des essences au sens platonicien. Les grecs ne s'y trompaient pas .

Le Spectacle décrit par Debord garde aussi sa puissance de vie .

Ces distinctions peuvent paraître subtiles . Mais le révolté sait examiner les cas, et rendre à chacun selon la justice .

Vive la mort !

L'alliance du Prince et du Sage .

(thanks to Jaya Suberg on FB)


Parmi les voies de la transformation, nous avons vu les disciplines de l'âme et du corps, et la lecture comme voie divine, comme l'acte de boire la rosée céleste sur les pétales des fleurs des prophètes . Il importe d'abord de savoir se mettre en posture de serviteur du texte, et non en position de maître ; de ne pas clore la spirale des interprétations par les bornes de l'ego . C'était l'objet de la lectio divina – l'ouverture du feu dans le bois mort de l'âme .

Les textes vers lesquels tu te penches, mon ami, sont les bassins sacrés des dieux, les bassins de fontaines perdues dans les dédales des forêts, quand tu découvres que toutes les fontaines sont unes et même, et que c'est la multitude indéfinie des errances qui fait la multitudes des perspectives sur la source de toute vie .

Il est un autre point fondamental de toute lecture d'enseignement . En Matières Occultes tout ce qui peut être dit par une Histoire – par l'Histoire sainte – peut être dit par les Éléments et leurs mélanges, par les Signes, par une Ontologie – par le savoir des hiérarchies célestes – ou par Images naturelles, ou produites par les arts par ce qui est dans l'homme et par ce qui est hors de l'homme – dans le microcosme ou le macrocosme - à la mesure de la clarté du Miroir – à la mesure de la qualité du disciple .

Si tu lis dans le chapitre VI de la Genèse : lorsque les hommes commencèrent à être nombreux sur la surface de la Terre, et qu'il leur fut né des filles, les fils de Dieu (Anges de Dieu, Nephilim) virent que les filles des hommes étaient belles, et ils les prirent pour femmes parmi toutes celles qui leur plurent...

Tu dois comprendre avec justice que de tels êtres sont descendus, très anciennement, du Ciel sur la Terre ; mais tu dois aussi comprendre que le monde est une tension d'arc entre la Terre et le Ciel, entre l'avidité et la Splendeur, entre l'aspiration et l'expiration . Et que les Nephilim sont en toi, comme des puissances du siècle qui se voient au miroir de la splendeur de la chair – que le choix des Néphilim qui quittèrent le Ciel pour la beauté des femmes des hommes est encore en puissance dans les puissances de ton âme . Car l'âme, dit Aristote, est en quelque sorte toutes choses .

Les disciples d'Hermès, les hommes du Cercle, accomplissent le choix des Nephilim, en choisissant les filles des hommes, les splendeurs de la Terre pour ré-sister, c'est à dire être à nouveau, accomplir le renouvellements, ou révolutions, du cercle, et miroir de l'Un . Pour être comme père et créateurs, venus féconder la terre de la sève des mondes . Sa force ou puissance est entière, VI si elle est convertie en Terre .

I . Il est vrai, sans mensonge, certain et très véritable .
II . Ce qui est en bas est comme ce qui est en haut, et ce qui est en haut et comme ce qui en bas, pour faire les miracles d'une seule chose .
III . Et comme toutes les choses ont été, et sont venues d'Un, par la méditation d'Un, ainsi toutes les choses ont été nées de cette chose unique, par adaptation .
IV . Le Soleil en est le père, la Lune est sa mère, le Vent l'a porté dans son ventre, la Terre est sa nourrice .
V . le père de tout le Telesme de tout le monde est ici . Sa force ou puissance est entière,
VI . si elle est convertie en Terre .
VII . Tu sépareras la Terre du Feu, le subtil de l'épais, doucement, avec grande industrie .
VIII . Il monte de la Terre au Ciel, et derechef il descend en Terre et il reçoit la force des choses supérieures et inférieures . Tu auras par ce moyen la gloire de tout le monde ; et pour cela toute obscurité s'enfuira de toi .
IX . C'est la force forte de toute force : car elle vaincra toute chose subtile, et pénétra toute chose solide .
X . Ainsi le monde a été crée
XI . De ceci seront et sortiront d'admirables adaptations, desquelles le moyen en est ici .
XII . C'est pourquoi j'ai été appelé Hermès Trismégiste, ayant les trois parties de la philosophie de toute le monde . Ce que j'ai dit de l'opération du Soleil est accompli, et parachevé
.

Ou encore, si tu lis chez le barde gallois Taliésin le chant des ses transformations :

Je suis ce que j’ai été, ce que je suis et ce que je serai.
J’ai revêtu une multitude d’aspects avant d’acquérir ma forme définitive
Il m’en souvient très clairement.
J’ai été une lance étroite et dorée
J'ai été une goutte de pluie dans les airs,
J'ai été la plus profonde des étoiles,
J'ai été mot parmi les lettres,
J'ai été livre dans l’origine,
J'ai été lumière de la lampe,
J'ai été chemin, j’ai été aigle,
J'ai été bateau de pêcheur sur la mer,
J'ai été goutte de l’averse,
J'ai été une épée dans l’étreinte des mains,
J'ai été bouclier dans la bataille,
J'ai été corde d’une harpe,
J'ai été éponge dans les eaux et dans l’écume,
J’ai été arbre dans les forêts.
Et puis, quand les temps sont venus, j’ai été le héros des prairies sanglantes, au milieu de cent chefs.
Rouge est la pierre qui orne ma ceinture et mon bouclier est bordé d’or. Longs et blancs sont mes doigts. Il y a longtemps que j’étais pasteur sur la montagne. J’ai erré longtemps sur la terre avant d’être habile dans les sciences


Tu ne dois pas manquer d'écouter le premier vers : ce chant est une histoire, le récit d'un état de transformations, une ontologie, une liste d'objets, une série d'images des mondes, une série de symboles . Un ensemble qui ne se comprend bien que par les états multiples de l'être . Mais il est aussi un temps qui récapitule tous les temps, une identité des identités, comme il est un baiser des baisers selon le Cantique des Cantiques : Je suis ce que j’ai été, ce que je suis et ce que je serai .

Et ce temps des temps s'explique de son enroulement occulte, comme le serpent caché sous la pierre qui se déroule au soleil, lors du Kairos, dans le cas présent pour un être porteur du rouge de la puissance royale : quand les temps sont venus j’ai été le héros des prairies sanglantes, au milieu de cent chefs .

Le récit de la transmigration des âmes est aussi un éternel présent . Tant que le passé reste le passé, il est lointain, mémoire, cendres inaccessibles et mortes . Et il n'est pas possible de partir vers de lointains pays pour le retrouver . Mais l'Éden, le Royaume sont là, toujours déjà présents, voilés par les voiles de l'âme et du sanctuaire . L'Éden est l'essence de la puissance des mondes, la lumière de toute Splendeur . Tu auras par ce moyen la gloire de tout le monde ; et pour cela toute obscurité s'enfuira de toi . IX . C'est la force forte de toute force :

C'est là le symbole du cristal de la pierre, Rebis, taillée d'une indéfinité de facettes brillantes, ou de la perle luminescente . L'image du centre est l'image lumineuse d'une indéfinité de mondes réduits dans le point de la pierre, l'oeuf du monde, la lumière des lumières . Et ce lieu de réunion des rayons est aussi une implication de terre sainte, et une promesse de mondes, un embryon . III . Et comme toutes les choses ont été, et sont venues d'Un, par la méditation d'Un, ainsi toutes les choses ont été nées de cette chose unique, par adaptation .

La rosée de l'aurore qui se parfume de la rose, la montée des parfums végétaux, le sperme et la cyprine dans l'amour, la sève et le souffle des baisers, les larmes des hommes sur les poèmes ou sur les enfants, sont le renouvellement des perles, sont la liquéfaction de la pierre . La rosée est l'image du déversement de la bienveillance du centre sur le monde – la détente du monde après la pluie d'orage, l'écoulement des quatre fleuves de l'Éden dans le jardin . Le don des larmes est la liquéfaction du coeur trop dur accordée par la grâce . Par l'amour des mondes, les poètes chantent les enfants et les femmes, comme les perles, les pierres et les fleurs, les printemps et les aurores, l'écoulement du temps et des fleuves .

Sous le pont Mirabeau coule la Seine
Et nos amours
Faut-il qu'il m'en souvienne
La joie venait toujours après la peine

Vienne la nuit sonne l'heure
Les jours s'en vont je demeure

Les mains dans les mains restons face à face
Tandis que sous
Le pont de nos bras passe
Des éternels regards l'onde si lasse

Vienne la nuit sonne l'heure
Les jours s'en vont je demeure
...

En écoutant le récit de l'Histoire sainte, le récit de l'écoulement des fleuves, tu dois comprendre qu'il est le récit de ton âme, l'histoire de ton âme ; et en regardant le miroir d'une âme chez Marguerite Porète, le miroir des âmes simples et anéanties, qui commence d'ailleurs par l'histoire d'un prince, tu dois comprendre que tu te penches vers l'Histoire Sainte, vers l'écoulement des grâces par les canaux des mondes, vers ce qui demeure dans l'écoulement des jours .

Car si les amours s'en vont, l'amour, lui, est éternellement vivant, est éternellement la vie du vivant des premiers cercles . Il est cela qui fait mouvoir la lune et les autres étoiles, et la parole du Rishi de l'Inde doit être dite de lui : tu es aussi cela .

Joseph Gikatila dit :

Sache que celui qui connaît le secret des échelons supérieurs et l'émanation des sephirot, selon le secret de l'épanchant et du recevant, selon le secret du ciel et de la terre et de la terre et du ciel, connaîtra les secrets du lien de toutes les sephirot et le secret de toutes les créations de toutes les créations de l'univers : comment les unes reçoivent des autres et se nourrissent les unes aux autres . Toutes reçoivent puissance émanative, alimentation, subsistance, et vitalité de la part du Nom, béni soit-il . Celui qui connait cette voie connaîtra comment est grande la puissance de l'homme soit qu'il accomplit les (…) commandements, réparant ainsi les canaux en tout épanchant et recevant soit qu'il endommage les canaux et interrompt les influx . (…) (Le premier est appelé) le juste, et le juste est le fondement du monde .

Aussi si tu comprends que tout texte parle de toi, tu n'as pas tort, si tu comprends que ce toi n'est pas le récit de l'ego conditionné ; et si tu comprends que tout texte parle de ton ego, alors tu n'as pas compris le mot « toi »tel qu'il est employé dans cette phrase .

Je donne un exemple . Penche toi et écoute dans ton cœur . Telle fut l'histoire d'un grand Prince, Gengis Khan, prince des Mongols au nom du Ciel éternel . Cet homme avait alors unifié les mongols, et conquis l'immensité de la Sibérie, de la Chine, de l'Himalaya jusqu'aux portes de l'Europe, et se trouvait dans la région de l'Aral .


***


Le khan, le chef suprême des Mongols au nom du Tängri, le Ciel bleu éternel, pensait à sa mort en marchant vers l'Occident, dans un Empire qu'une année à cheval ne pouvait parcourir . Dès 1219, raconte René Grousset dans le conquérant du monde, il manda auprès de lui un alchimiste taoïste nommé K'ieou Tch'ang-tch'ouen, dont il espérait obtenir le breuvage d'immortalité . Ce sage était aussi un penseur et un poète de grande envergure .

Il connaissait le Tao .

Une voie qui peut être tracée n'est pas la Voie éternelle . Un nom qui peut être prononcé n'est pas le Nom éternel .
Sans nom, il est à l'origine du Ciel et de la Terre . Avec un nom, il engendre les mondes .
Il est le non-désir par essence, et le désir éternel qui par les limites produit la manifestation .
Ces deux états sont liés comme les torons d'une corde, et diffèrent de nom . Ils sont la pensée du mystère, le Mystère des mystères .
Il est la Porte de toutes les essences
.

K'ieou Tch'ang-tch'ouen enseignait la magie et l'alchimie . Il disait que le sage qui s'est uni au Tao - qui possède la force forte de toutes choses - qui par la méditation s'est identifié à lui, s'est associé à la force innomée qui meut les mondes . Il s'est uni à l'Univers .

« Que la foudre tombe des montagnes, que l'ouragan bouleverse l'océan, le sage ne s'inquiète pas . Il se fait porter par l'air et les nuées, il chevauche le Soleil et la Lune, il s'abat par delà l'espace .
»

A l'invitation du Roi - invitation partie d'Asie centrale en 1219 donc - le sage de soixante douze ans se met en route à partir de Pékin en 1221, sans obligation aucune . Il refuse de se joindre à une caravane amenant des courtisanes pour le Khan, et exige d'être escorté à part, ce qui lui est accordé, avec rang princier . Sa route durera plus d'une année dans l'immense Empire, pour rejoindre le Khan au delà de Samarcande au printemps de 1222 . Mais Gengis Khan était occupé à la guerre, et le Sage retourna à Samarcande . A l'automne, il purent se rejoindre à nouveau au pied de l'Hindou-Kouch . Le sage refusa de se prosterner devant l'Empereur et refusa aussi de manger avec lui, ce qui lui fut accordé sans réticences .

Gengis Khan lui dit : Les autres rois t'avaient invité à venir et tu avais refusé . Mais tu es venu jusqu'ici à ma demande et tu as parcouru dix mille li pour cela . Je te suis très reconnaissant . K'ieou Tch'ang-tch'ouen répondit : l'homme sauvage des montagnes est venu voir Votre Majesté . C'est la volonté du Ciel .

Possèdes-tu l'eau d'immortalité ? demanda le Khan . Il y a beaucoup de moyens de prolonger ses jours, répondit le sage, mais l'eau d'immortalité n'existe pas dans le monde du Temps, voué à la mort . Ce qui est né meurt ; ce qui est sans naissance ignore la mort . Tu règnes sur l'Empire de la Terre sous le Ciel, et tout n'y est que mouvement, rien n'y résiste à l'écrasement de la Roue . Le Tao, le centre vide de la Roue, est seul éternel .

Mais ce crâne et moi, nous savons qu'il n'est pas véritablement de vie, et pas véritablement de mort . »

La chronique note : L'Empereur le félicita pour sa sincérité et lui fit installer une tente à proximité de la sienne .

Les 21 et 25 octobre 1222, une tente fut dressée pour que Gengis Khan écoute K'ieou Tch'ang-tch'ouen . Un turc Kitaï traduisait .

Celui-ci lui enseigna le Tao .

Ô grand carré qui n'a pas d'angles,
Grand vase jamais achevé
Grande voix qui ne prononce pas de paroles
Grande apparence sans formes...

Comment savoir si le moi est ce que nous appelons le moi ? Jadis moi, je rêvais que j'étais un papillon, un papillon qui voltigeait, et je me sentais heureux . Je ne savais pas que j'étais moi . Soudain je m'éveillais, et je fus « moi » . Mais je ne sais plus si je suis moi rêvant que je suis un papillon, ou un papillon rêvant que je suis moi .

Le grand oiseau s'élève sur le vent jusqu'à une hauteur de quatre-vingt-dix-mille stades . Ce qu'il voit de là haut dans l'azur, sont-ce les troupes de chevaux lancés au galop ? Est-ce la matière originelle qui voltige en poussière d'atomes ? Sont-ce les souffles qui donnent naissance aux êtres ? Est-ce l'azur qui est la couleur du ciel lui-même, ou est-ce la couleur du lointain infini ?

L'Empereur fut grandement édifié et les paroles du sage charmèrent son cœur, raconte la chronique
. Il compris que son œuvre d'Empereur ne pouvait le protéger de la mort, et que vivre comme le loup et l'aigle était aussi dire oui à la mort . Pendant le séjour du sage, un ours risqua de le tuer lors d'une chasse . Au sage qui lui conseillait de renoncer à la chasse pour ne pas risquer la mort, il lui répondit qu'il ne le pouvait . Lors d'une discussion sur le plus grand plaisir de l'homme, Gengis Khan déclara : la plus grande jouissance de l'homme, c'est de vaincre ses ennemis, de les chasser devant soi, de ravir ce qu'ils possèdent, de voir les personnes qui leur sont chères le visage baigné de larmes, de prendre leurs chevaux, leurs femmes et leurs filles . Tel était Témudjin, l'homme de fer, et le serviteur de l'éternel Tängri, un homme d'une loyauté et d'une fidélité intransigeantes .

Telle est l'œuvre de l'Empire, une œuvre terrestre, cruelle, inscrite dans les cycles du temps . Si grande fut l'admiration et l'amitié de Gengis Khan pour le sage qu'il lui proposa de faire sortir les assistants et de parler longuement seul à seul, mais le sage refusa aussi cet immense honneur . Il dit :

Le sauvage des montagnes s'est consacré depuis de nombreuses années à la poursuite du Tao et à la vie de solitaire . Dans le camp de votre majesté, ce n'est que tumulte, et je ne peux me recueillir . Permettez moi de m'en retourner .

L'Empereur le lui accorda encore, avec une escorte et une charte exemptant d'impôts les temples taoïstes dans l'Empire . Telle fut l'entente entre le conquérant et le sage, l'oeuvre du Roi et du Sage selon le Yi–King . Plus tard, Témudjin fit inscrire une stèle d'inspiration taoïste en Afghanistan :

Le Ciel s'est lassé des sentiments d'arrogance et de luxe portés à l'extrême en Chine . Moi, je demeure dans la région sauvage du Nord, où les convoitises ne peuvent prendre naissance . Je reviens à la simplicité, je retourne à la pureté, je me conforme à la modération . Qu'il s'agisse des vêtements que je porte ou des repas que je prends, j'ai les mêmes que le peuple . Je regarde le peuple avec la même sollicitude qu'un enfant et les soldats comme mes frères . Présent à cent batailles, j'ai toujours mis mon corps en avant . En l'espace de sept années j'ai accompli une grande œuvre, et dans les six directions de l'espace tout est soumis à une seule loi .


***


Peut-tu comprendre que cette histoire parle de toi, des désirs de pureté et de puissance, des désir de vie et des désirs d'éternité qui dispersent ton âme ? Quelque part, le Sage s'est reconnu dans l'Empereur et l'Empereur dans le Sage, par l'effet du puissant désir du Ciel . Il n'y a que les hommes de la raison, qui croient ordonner le monde entre le jour et la nuit séparés, et non intimement Unis, qui se refuseront à comprendre cet amour et cette reconnaissance du poète et du Loup, de Tristan et Iseult et de l'ermite de Brocéliande . Que tu n'es froid ou bouillant ! Mais tu est tiède, et parce que tu es tiède, je te vomirais par ma bouche . Les puissances de l'âme s'enracinent dans la polarité, dans l'opposition, et la puissance du monde est d'ordonner la roue sur son axe, non d'en arrêter la course .

Il n'est de grande œuvre dans le monde des cercles sans l'alliance d'un Prince et d'un Poète . Telle est la racine des Empires .


***


Et tu penseras à l'inversion de l'enseignement donné . Toute histoire, toute ontologie que l'on offre à tes sens est une forme qui va modeler ton ego . Le Spectacle modèle l'ego spectaculaire de l'homme moyen du présent cycle . Vivre dans l'ontologie du Spectacle, c'est devenir insidieusement l'être qui ferme les canaux qui relie l'en-haut et l'en-bas, c'est l'oubli de l'ardent désir du Haut tant désiré . Le tumulte permanent du monde moderne est comme les lumières et le smog des des villes qui occultent le Ciel étoilé, comme le tumulte du camp de Gengis Khan pour le Sage . C'est perdre le sens du recueillement de la rosée qui s'épanche des canaux célestes . Et c'est très grave, car là est la fondation des mondes humains .

Toutes reçoivent puissance émanative, alimentation, subsistance, et vitalité de la part du Nom, béni soit-il . Celui qui connait cette voie connaîtra comment est grande la puissance de l'homme soit qu'il accomplit les (…) commandements, réparant ainsi les canaux en tout épanchant et recevant soit qu'il endommage les canaux et interrompt les influx . (…) (Le premier est appelé) le juste, et le juste est le fondement du monde .

Les récits que tu écoutes, comme le monde que l'on t'offre ne sont pas différent de ce que tu deviens, sont la forme de ton ego . Voilà l'essence de l'aliénation, de la perte spirituelle du monde présent . L'homme sage doit se protéger du Spectacle autant que des morts d'une mort intérieure, qui selon Héraclite, sont à écarter autant que du fumier .


***


Si le Yi-King a été consulté avant la visite du sage à Gengis Khan, il avait toujours déjà fourni la réponse de l'oracle .

RASSEMBLEMENT. Succès.
Le roi s'approche de son temple.
Il est avantageux de voir le grand homme.
Cela apporte le succès. La persévérance est avantageuse.
Présenter de belles offrandes opère la fortune.
Il est avantageux d'entreprendre quelque chose.
Le rassemblement des hommes dans des communautés d'une certaine importance est, ou bien naturel comme à l'intérieur de la famille, ou bien artificiel comme dans l'État. La perpétuation de ce rassemblement s'accomplit au moyen du culte des ancêtres à l'occasion duquel le clan tout entier se réunit. Par la piété unanime des vivants les ancêtres sont si bien intégrés dans la vie spirituelle de la communauté de leurs descendants que celle-ci ne peut se disperser ni se dissoudre. Là où les hommes doivent être rassemblés, la puissance du Ciel est nécessaire. Mais il faut aussi qu'un chef humain soit là comme centre du rassemblement. Pour pouvoir rassembler les autres, ce centre du rassemblement doit tout d'abord être rassemblé, recueilli en lui-même. C'est seulement par la force morale du recueillement que le monde peut s'unir. De telles grandes époques d'unification légueront aussi de grandes œuvres. C'est le sens du grand sacrifice qui est offert. Et dans le domaine profane aussi de grandes œuvres doivent être accomplies aux époques de rassemblement
.

Il n'est de grande œuvre dans le monde des cercles sans l'alliance d'un Prince et d'un Poète . Telle est la racine des Empires .

Vive la mort
!

Tu peux bien dessiner la rose, tu ne peindra pas son parfum .

(Araki)


Je discute sur L'Encyclopédie d'un texte dont les linéaments peuvent passer sur les délices . Je dirais que ce texte visible ailleurs est le témoignage des souterrains modernes, comme les notes du souterrain de Dostoïevski est celui des souterrains d'avant le siècle des catastrophes .

Un penseur est comme un romancier russe, il est comme un arbre qui doit tisser des racines qui fendent les rocs et le gel, des branches et des feuilles . L'essence d'une pensée encyclopédique n'est pas d'être personnelle, mais au contraire de s'éloigner indéfiniment d'être narcissique, de se refuser systématiquement à être un système fermé par un homme . Le penseur est d'autant plus puissant qu'il s'absente en son œuvre, et il est d'autant plus présent qu'il est comme le serpent aux écailles réfléchissant indéfiniment le monde .

Dans ce long texte, dans ses pleins comme dans ses vides, je trouve des éléments, les pôles, d'une dialectique du monde moderne, d'une phénoménologie de l'Esprit au crépuscule .

Je citerais seulement les points qui me paraissent devoir être retenus dans la perspective de l'Encyclopédie . Le meilleur de ce texte est dans la dialectique de la technologie, qu'il pointe du doigt, au delà de la dialectique de la raison de l'école de Francfort . La technologie permet à l'homme d'accomplir le très ancien désir d'être, ou plutôt de se la raconter, s'agissant d'une créature mortelle et fragile, maître et possesseur de la nature .

Il n'est que les modernes, dans leur ignorance du passé, pour croire qu'un tel projet fut initié par le pauvre Descartes, alors même qu'il est le projet même d'Adam – qu'on le retrouve dès la plus haute antiquité, c'est à dire au moins à l'époque dite néolithique . (Voir à ce sujet naissance des dieux, naissance des hommes, de Cauvin) . La progression de la puissance technologique, les modernes l'ont nommée progrès, et même, chez un sot banquier que la révolution française sut débarrasser de sa tête par une innovation technologique concluante au sens boulgakovien, luciférien, du terme, progrès de l'Esprit humain .

Mais cette technologie puissante, dominée par l'homme et destinée à lui assurer la maîtrise du monde – à faire de la Nature ordonnée des âges classiques une matière chaotique et une proie à saisir - se retourne contre l'homme, et fait de l'homme l'objet d'une technologie, non un maître mais une matière : l'ingénierie sociale, la transhumanisme, les transgenres, et j'en passe .

Car la maîtrise de la nature passe par la maîtrise de l'homme et de son corps, le biopouvoir . Et comme il n'existe aucune autre limite que la Loi au désir, à la volonté de puissance de l'homme, l'homme le plus puissant et le plus avide de puissance – inutile d'expliquer pourquoi de telles choses vont de pair - ne parvient jamais à la satisfaction pleine de la possession de la puissance, quelle que soit la rigueur de son pouvoir sur les corps . Tout nouvel objet dominé lui en fait découvrir de nouveaux objet en puissance, crée de nouveaux appétits . Arendt à noté que la finalité immanente, l'entéléchie des camps totalitaires était une domination totale qui glissait vers l'annihilation, et donc la destruction de la domination elle-même . C'était le secret de l'évidente et profonde mélancolie de Staline filmée le 1 Mai 1945, l'immense tristesse de cet homme ressentie et confirmée - par exemple - par le général de Gaulle selon ses mémoires de guerre . C'est aussi le moteur de l'hyperactivité politique, de plus en plus semblable à l'hyperactivité enfantine pathologique, s'exténuant à l'indéfini d'une pulsionnalité spectaculaire pure . Une fuite en avant du néant et de l'absurde sans cesse reproduits du Système .

Et avant tout, cette aspiration insidieuse, devenue cachée, vers la domination totale, reste celle-là même de notre Système économique-politique .

L'homme dominateur devient l'homme dominé par l'apeiron, la démesure de ses appétits . Héraclite dit : la démesure est à éteindre autant qu'un incendie . Sa misère et son angoisse se nourrissent en lui de toujours croire arriver, et de toujours voir l'effondrement de ses buts . Wilde notait fort justement d'ailleurs qu'il existait dans la vie humaine deux malheurs : ne pas arriver à ses fins, et arriver à ses fins – car alors l'homme fait la découverte de la vanité de ses fins d'objets finis par rapport à son désir infini . Si l'homme ne comprend pas cela, s'il se persuade par nihilisme que sa seule satisfaction réside dans la possession d'objet, il recommence à l'indéfini sa recherche de satisfaction par un objet ; alors même que le désir indéfini ne peut se satisfaire durablement, et sans illusion, d'un objet fini .

L'être humain n'est pas un objet fini, mais il peut être réduit à un objet pour mieux devenir proie . Il n'est pas possible de voler l'âme d'un être humain . Il n'est possible que de lier le corps . Alors la réduction à l'objet et la possession de l'objet est une humiliation pour le chasseur, comme l'homme repoussé par une femme et qui la tue, et se retrouve avec un cadavre moqueur – Réduire à l'objet ou à l'image est l'essence du séducteur en série et l'origine de son insatisfaction - Tel est le moteur de la quête de Don Juan, le lien entre son nihilisme et sa quête, et le véritable moteur du « progrès » moderne .

La machine du progrès moderne n'est guère différente des mécanismes qui entretiennent la dérive d'un tueur en série ; et peut être est-ce pour cette raison que le tueur en série est un personnage si moderne, et un miroir .

L'ingénierie sociale dont traite cet article, en faisant de la société humaine l'objet d'une technologie, accomplit ce qu'accomplit toute technique et toute appropriation qui visent un objet au delà du monde des choses – car l'appropriation est un moment premier du processus technique : elle détruit l'objet dont elle désire la maîtrise en tentant de saisir l'insaisissable . Il est possible de saisir une chose, des roches, du pétrole, de l'eau, un corps, mais pas l'esprit d'une montagne sainte, pas l'esprit du feu, pas la rivière qui coule parmi les arbres, pas l'amour et le désir d'un être aimé . Il est possible de saisir et d'enchaîner un corps humain, mais toujours la personne échappe . Et si je tue mon esclave, il m'échappe encore . Il est possible de désirer régner sur la société humaine, mais si je la domine absolument par la coercition de corps, ce règne est sans gloire . Ainsi les Césars ou les Khalifes de Bagdad couraient-ils la Ville incognito pour savoir si le peuple les aimait ; ainsi la famille impériale aimait Raspoutine, comme figure aimante du peuple Russe .

Le capitalisme par son essence même saisit la domination de la société humaine par les choses matérielles et par l'ingénierie des choses matérielles . L'ingénierie sociale est la source de la désymbolisation du monde, parce que la technique est par essence négation du sens par la saisie de l'objet support du signe, rupture du lien entre signe et signification, et donc désymbolisation . Si je saisis un arbre, symbole de l'arbre du monde, pour en faire du bois, j'efface le lien entre l'arbre et le sens, exactement comme en transformant un monastère en prison ou en carrière de pierres, ou en allumant du feu avec le Maître et Marguerite . Le désenchantement du monde n'est pas la révélation d'une essence du monde, essence d'absurdité ; le désenchantement est un aspect du déploiement d'un Système absurde et produisant l'absurdité . Le livre n'est pas, par essence seulement une réserve de matière inflammable, pas plus que l'arbre n'est par essence seulement une réserve de bois, ou l'être humain seulement de la viande, du sang et des os .

Le Système qui promeut le seulement est criminel en puissance et très souvent en acte . Notre organisation du monde n'est pas seulement dangereuse pour toute vie, elle est criminelle .

Comme l'ordre humain est garanti par un ordre des symboles, il est permis de penser que le chaos individuel de la psyché comme le chaos social sont aussi les produits du processus de désymbolisation au cœur du nihilisme européen . Pour croire qu'il saisit la totalité du monde, pour croire en son règne, alors que l'essentiel lui échappe, le capitaliste doit proclamer l'âge du Nihilisme, c'est à dire nier l'être même de ce qui est essentiel et insaisissable . Bulatovic résume un dialogue entre un millionnaire et des soit-disant"terroristes" révolutionnaires :

« Les choses se sont gâtées entre eux et moi lorsque j'ai déclaré, brutalement il est vrai, que je ne croyais pas à la psychologie, à l'âme, à toutes ces conneries de professeurs et de curés . Il n'y a que l'homme, le physique de l'homme, (…) et le comportement de ce physique . Et ce comportement ne dépend pas de ce qu'ils appellent l'âme, ou le cœur, il dépend du nombre de cylindres, pour ne pas dire du nombre de chevaux, du physique de l'homme . Ils ont dû se vexer, car ils établissent un rapport entre les mots âme, cœur, et souffrance (...) »

Dans l'ordre matériel, l'objet de la technique ne peut être défini que dans le cadre des fins et des pratiques techniques, et toute signification externe au champ technique ne peut être qu'un obstacle à l'arraisonnement technique . C'est un phénomène visible partout, violent dans le cas de l'industrie nucléaire, ou le désir de vivre des populations limitrophes peut être traité comme un simple obstacle au déploiement de cette industrie . Traiter cognitivement et matériellement une forêt comme réserve de ressources pour l'industrie n'est pas compatible avec le respect d'un bois sacré . Il peut y avoir des accord locaux entre des acteurs sociaux, entre une entreprise et une association par exemple ; mais la forêt comme bois sacré est une limite à l'exploitation industrielle de la forêt, un pur négatif dans la perspective de l'ingénieur forestier . Si les visiteurs sont aussi une ressource, un équilibre pourra être trouvé ; mais toutes les forêts sans défenseurs consistants seront livrées à l'exploitation . Des indiens ont longtemps été chassés par des hélicoptères et des mitraillettes, en Amazonie . Je donne cet exemple pour montrer que la technique dans sont propre mouvement ne se pose aucune limite, et ne cesse de tendre à se dévorer elle-même .

Ce texte note que l'ingénierie sociale se sert particulièrement de la manipulation des minorités pour arriver à ses fins, c'est à dire à déstructurer la société pour la reconstruire dans une perspective purement fonctionnelle à la production et à la consommation, comme ressources humaines et marchés . Cet aspect est particulièrement important pour trouver une sortie des impasses de la gauche de Spectacle, pour retrouver un mordant de résistance de classe à l'ordre capitaliste . J'ai noté avec énormément de satisfaction les propos de Lilian Thuram, à l'occasion de l'inauguration d'un mémorial de la Traite à Nantes . Thuram a déclaré en résumé que la Traite – l'homme traité comme un matériel - n'était absolument pas un problème de race, mais un problème d'exploitation de l'homme par l'homme, et que nous même avions à nous pencher vers nos propres esclavages . De tels propos sont d'un homme noble et lucide, dans un monde écrasé par l'esclavage salarié . J'ai noté aussi qu'un directeur du FMI parlait de partenaires sexuelles comme du matériel . Une lecture par le Genre de tels propos, comme étant l'expression de l'exploitation de classes sociales sexuelles, serait comme la lecture raciale de la Traite, un aveuglement sur le processus d'annihilation de l'humanité à l'oeuvre en chaque être humain dans le Système . L'exploitation sexuelle est une espèce de l'exploitation générale, non un archétype . Et l'exploitation n'est pas liée à une essence, à l'appartenance à un sexe, mais à une position effective dans un processus effectif d'exploitation . Une femme de l'oligarchie peut d'ailleurs être sexuellement exploitée et être exploiteuse de son personnel de maison masculin, par exemple .

Le matériel féminin est ainsi nommé - matériel- par la perspective de sa possession charnelle effective de sources de plaisir, possession négociables . Par son capital-beauté dans l'optique de l'exploitation sexuelle par des êtres humains, lesquels peuvent être des hommes ou des femmes, et peuvent être le sujet du capital lui-même, que les féministes libérales jugent d'ailleurs propriétaires de ce capital , et suceptibles de l'exploiter librement comme toute propriété de Capital, tout à fait comme les travailleurs exploitent librement leur employabilité ; mais le peuple grec est aussi le matériel des banques dans la perspective de l'exploitation financière, et tout homme extérieur à l'oligarchie est à un moment ou à un autre du matériel dans le Système, un cadre ou un mannequin comme un ouvrier .

A mes yeux le Système encourage les hommes comme les femmes à se percevoir eux-même comme matériel, comme capital, et l'adhésion du sujet importe peu : ce n'est pas bon, voilà tout . Je ne peux développer ici .

Pour mémoire, je note de plus que tout ce qui est dit à l'échelle collective sur l'ingénierie sociale peut être reporté analogiquement pour décrire l'ingénierie psychologique individuelle . Il est aussi des processus de déstructuration – recomposition fonctionnelle de l'homme dans les techniques psychologiques .

Appliquée à l'homme, la technique, comme ingénierie sociale brise l'ordre symbolique qui construit tout homme, et brise l'homme comme interlocuteur par essence, en le rabattant vers le matériel, ou vers l'image . La torture institutionnelle est une ingénierie sociale tout comme le Spectacle . Les postmodernes peuvent toujours critiquer et déconstruire l'ordre symbolique qui hiérarchise l'humain et le matériel, l'ordre symbolique qui autorise d'utiliser une tronçonneuse contre le bois ou le couteau contre un steak et interdit cet usage contre un homme ou sa chair : mais ces interdits implicites sont d'essence vitale pour la survie de l'homme en tant qu'homme . Jouer avec la déconstruction ou la désymbolisation n'est un jeu innocent que pour ceux qui, enfermés dans des professions tertiaires privilégiées, ne voient pas, ne veulent pas voir les conséquences potentielles de leurs « travaux » . Il serait aisé de penser aux conséquences potentielles d'un État ou d'une organisation autoritaire qui se voudraient anti-spéciste – voyez l'île du docteur Moreau, de H.G. Wells - ou s'autoriseraient à traiter l'homme comme une espèce inutilement prolifique et envahissante pour défendre les oiseaux migrateurs .

Les symboles des hommes ne sont pas des objets extérieurs d'une technique, mais leur chair et leur sang spirituels, mais le secret de leur essence, secret fragile inséré au plus profond dans les plis de l'identité, de l'âme, du mental .

Il n'est pas de différence entre dé-symboliser et construire l'inhumanité du monde, et pas de différence entre construire l'inhumanité et nourrir le déploiement du système . La déconstruction universitaire est au service du Système autant qu'un ingénieur nucléaire ou qu'un journaliste de télévision, qu'un policier ou d'autres . Le choix de l'emploi est un leurre, très largement . Les intellectuels qui se retrouvent à diffuser ou à défendre par exemple les Genres comme idéologie fonctionnelle sont des contremaîtres de la chaîne mondiale de production de l'homme fonctionnel . Mais dans tous les emplois, je dis bien dans tous, il est des voies de résistance humaine .

Le siècle précédent aura vu ce spectacle infernal d'êtres humains réduits à devenir encore moins que les ressources humaines d'un processus de production : la matière première de chaînes industrielles, des usines à détruire de la chair vivante . Nous aurons vu les images de bulldozers œuvrant dans des masses de morts . Et il est indispensable de le comprendre : c'est cela, le résultat matériel de l'ingénierie appliquée à l'homme . Tous les processus des grands massacres des siècles passés sont nés dans les pays de la Révolution industrielle, et sont des processus industriels, dont tous les aspects sont encore parfaitement fonctionnels .

Je crois que la résistance à cette oppression globale du Système moderne est nécessaire, et sacrée . Mais résistance n'est pas guerre .

Cette horreur fonctionnelle n'est pas l'absolu, parce que nous sommes encore des êtres humains . À la position dialectique objectivante de l'ingénierie sociale, de la désymbolisation, de la construction technique volontaire d'un monde vidé de vie humaine répond dialectiquement une négation, la subjectivité humaine évoluant vers le désespoir et se cabrant contre lui, en ces temps de détresse . C'est sur ce point que la recherche de voies de survie de la subjectivité – par exemple dans le chevaucher le Tigre d'Évola - permet de dessiner les linéaments d'une phénoménologie de l'Esprit à l'âge du crépuscule de la raison . La négativité se creuse au cœur du Système, dans l'intime de l'âme, et non dans le déploiement de la puissance matérielle, déploiement en soi fonctionnel .

Ce que je lis dans ce texte est une chance pour la résistance, une lucidité puissante et conquérante, et un risque pour elle . Un risque majeur d'évolution des situations de conflit et d'exploitation est la simple réplication retournée de la structure de domination ; soit le simple fait de remplacer l'oligarchie, modèle de la plupart des « décolonisations », soit le fait pour les dominants de devenir les nouveaux tyrans, comme la « dictature du prolétariat », ou le caractère discriminatoire de la « parité » féministe . Toutes ces réplications en miroir ne changent pas l'essence du système de domination en place, et plutôt même, comme la Terreur révolutionnaire ou la pathologie des Gender Studies, l'aggravent démesurément - comme un changement de gouvernement n'est qu'une perpétuation du gouvernement pour ceux qui de toutes façons sont les matériels des gouvernements . À ma connaissance, il n'est guère que Gandhi, soutenu par Sri Ramana Maharishi, a avoir pensé et dirigé à grande échelle, à l'époque contemporaine, une tentative crédible et puissante de sortir de ces logiques de samsara, de destin, par une confrontation comportant le refus d'adopter les formes de confrontation attendues de l'ennemi . Mais dans l'Antiquité, la relation de Yeshoua, maître religieux, avec les révolutionnaires juifs armés ennemis de Rome y ressemble beaucoup, et la description de cette polarité est un point fort du Maître et Marguerite .

La fameuse phrase sur il faut rendre à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu se place sur une pièce de monnaie, et maintes fois le Maître à montré tout son mépris pour les hommes qui recherchent l'argent . A César est le néant, le sable sur lequel est construit le Royaume terrestre, royaume qui doit être détruit, inévitablement, sans intervention humaine . Nous sommes en guerre, mais nous ne tirerons pas l'épée qui est dans notre bouche pour couper les oreilles des complices du Système .

C'est une lutte de l'Esprit contre l'Esprit, car l'esprit a trahi la vie et l'homme, a écrit Jünger . C'est vrai, c'est une dialectique, une lutte, une guerre . Mais c'est une guerre du Seigneur . Je marque ici à quel point aussi je me démarque des appels à la guerre matérielle, à quel point je suis devenu passionnément non-violent dans la pratique de cette guerre, par une conviction devenue profonde . La guerre matérielle de résistance devient parodie et assassinat . C'est manquer de lucidité que de se croire capable d'affronter physiquement la puissance du Système, qui se transformer en une mâchoire de destruction sans limites, mâchoire qui défie le monde de lui résister . Comment résister à la technique par la technique, à la terreur atomique par la terreur atomique ? Qu'importe d'être physiquement acéré face à un drône ?

Bulatovic fait ainsi dialoguer Nossack le capitaliste et la résistance Gullo Gullo :

« Mettez vous dans la tête que la guerre n'a pas été déclarée, mais qu'elle est commencée depuis longtemps et qu'il faudra bien qu'elle finisse .(...) Il y a bien dans ce pays de l'ordre, une morale et enfin une police . Nous vous exterminerons comme des chiens enragés ! Il ne restera rien de vous, rien qu'une fiche de police (…)
-Herr Nossack, calmez vous . En réponse à ce que vous dites de (…) la traque dont nous sommes l'objet, écoutez les vers du Danois Vagn Steen :
Tu as beau attraper l'oiseau, tu n'attrapera pas son vol,
Tu peux bien dessiner la rose, tu ne peindra pas son parfum .
En bref le danois dit que quelque soit votre nombre, vous ne pouvez rien contre nous . (...)vous tous qui pensez ainsi, vous serez vaincus par la philosophie et la poésie, vaincus par la martre...
-Vermine communiste, comment osez vous faire un rapprochement entre la poésie et l'histoire, entre la vie et des vers de ce genre


Le danois dit que quelque soit votre nombre, vous ne pouvez rien contre nous . (…) vous tous qui pensez ainsi, vous serez vaincus par la philosophie et la poésie – et ce que dit le danois n'est pas absurde . Oui, nous faisons un rapprochement entre la poésie et l'histoire, entre la vie et des vers de ce genre !

Ce texte est ainsi à mes yeux une position qui appelle sa négation, pour être sursumée dans une synthèse supérieure . Dit autrement, la pensée révolutionnaire est redevenue vivante – et c'est ce qui est vivant dans les souterrains, qui tôt ou tard sera vu à la lumière .

Le Système peut courir, saisir, approprier, mutiler .

Tu as beau attraper l'oiseau, tu n'attrapera pas son vol,
Tu peux bien dessiner la rose, tu ne peindra pas son parfum
.



Texte anonyme sur gouverner par le Chaos .


NB : interview commandée par le magazine Nexus, puis refusée à la publication au motif que des coupes étaient nécessaires et que les auteurs s’y sont refusé.www.egaliteetreconciliation.fr/Gouvernerw-par-le-chaos-10989.html.

http://encyclopediedusouterrain.blogspot.fr/2012/04/lharmonie-et-le-chaos-dans-lordre.html

Nu

Nu
Zinaida Serebriakova