Comme la pluie - ou sur le non-agir comme abstention de l'éthique.

 

(Lucas Gassel : Loth et ses filles dans un paysage panoramique avec les villes de Sodome et Gomorrhe en flammes. Galerie de Jonckheere)





Comme la pluie s'insinuant sous le sol
Mes larmes creuseront des mondes
Parmi les os des morts et
Les racines des forêts.


Quand les questions de la vie se posent comme des "que faire" alors la pensée est entrée dans une certaine efficace. S'il s'agit de savoir ce que Schopenhauer a pensé de tel sujet d'actualité, comme de mon narcissisme fonctionnellement intégré aux structures actuelles du Capitalisme et à ma situation dans le processus de production du Système, alors je ne pense pas et cela est vain. Schopenhauer n'est pas favorable ou défavorable à la vie moderne : il ne l'a pas imaginée. De même, Nietzsche n'a jamais tenu les propos que l'on lui prête et qui d'apparence sont tellement modernes. Nietzsche appartiendrait aujourd'hui pour la police officielle à un quelconque "courant marginal d'extrême droite", à la rigueur.  

Le modernisme en pensée est aussi profondément bête, et aussi promis au succès que le modernisme religieux. Adapter "la religion au monde moderne" provoque toujours la reconnaissance du Système et des imbéciles, et la consternation des imbéciles conservateurs qui alors multiplient les erreurs en cherchant à se défendre. Le résultat de tout cela est l'aggravation de la confusion générale, c'est pourquoi le modernisme ne peut pas perdre au fond, puisqu'il n'est rien d'autre que la confusion en acte.

Si je pose avec le Monde comme Volonté et comme Représentation sur un autoportrait, alors je ne pense pas et cela est vain. Que faire ? En me posant cette question dans tout son abîme, je peux commencer à penser en tant qu'être vivant, et non en tant que machine. Comme dit Pascal, cela ne peut être que chez ceux qui ont de l'esprit et de grandes passions - les autres sont machines partout.

Que faire ? Il semble que cette question ne soit pas une question métaphysique. Les modernes ont pour cela une science, l'éthique, la science de l'éthos, du comportement. Cette science serait indépendante de la physique, qui étudie l'être, alors que l'éthique pose le souhaitable. L'écart entre le souhaitable - par exemple préserver la vie, donc la vie de cet homme - et le réel répond à ma question "que faire" si je vois cet homme se noyer, par exemple. Je dois lui porter assistance.

L'écart entre l'être et le souhaitable est une duplication de l'écart entre le bien et le mal. Le monde de l'éthique des modernes est un monde qui a besoin d'être transformé. Cette conception, en elle même, répond à la question "que faire"par "agir pour le bien". Cette réponse est inévitable eu égard à la construction du monde posée au départ de l'éthique comme science, science au fond séparée de toute 
réalité, sinon la réalité comme négation et privation du bien, privation essentielle à laquelle l'agir éthique remédie.

Une telle construction de la "réalité" est fonctionnelle au narcissisme moderne. Pour la construction narcissique, le non-soi est source de plaisir ou de manque, c'est à dire assimilable à soi ou mauvais, et susceptible d'être détruit. La seule réalité du narcissique est au fond lui-même, ou des biens consommables, ou des choses mauvaises. Le narcissique ne communique pas avec autre chose, puisqu'il n'existe fondamentalement que soi.

"Que faire" est la racine de toute question métaphysique de l'homme. La réponse à cette question ne réside pas dans l'éthique, parce que parler de l’éthique n'est rien d'autre que de poser que on a toujours déjà la réponse à cette question - l'agir moral, la distinction entre le bien et le mal. Le monde moderne est dogmatique comme les mondes anciens : sa Somme théologique implicite a toujours une réponse toute faite - c'est le métier des philosophes du Spectacle de la formuler, pas de la penser - penser, c'est fait depuis longtemps et c'est devenu inutile à la fin de l'histoire. 

Que faire ? est une question sur le monde, parce que la réponse est étroitement liée à la connaissance de la réalité du monde. L'homme peut-il savoir quelle est l'action juste ? Pascal répond : non, il l'ignore. Ce qui en un lieu et en un temps a été vu comme honorable, est un crime ailleurs. Mon système de valeurs n'a aucune chance d'être par hasard le meilleur, sauf si je suis le meilleur des hommes, croyance de fond de tout le narcissisme moderne très étroitement lié au moralisme moderne.

La morale est moderne, c'est ce que dit le Tao-Te-king :  


Quand la grande Voie eut dépéri, on vit paraître l'humanité et la justice.
Quand la prudence et la perspicacité se furent montrées, on vit naître une grande hypocrisie.
Quand les six parents eurent cessé de vivre en bonne harmonie, on vit des actes de piété filiale et d'affection paternelle.
Quand les États furent tombés dans le désordre, on vit des sujets fidèles et dévoués.


Que faire ? Comment être en harmonie avec le monde, et ne pas être sans cesse en négation avec lui, du haut ridicule de mon ego ? La réponse des sages est connue. Elle est le non-agir, elle consiste à refuser de poser l'action comme la règle de l'action : 

Si l'homme agit pour gouverner parfaitement l'empire, je vois qu'il n'y réussira pas.
L'empire est (comme) un vase divin (auquel l'homme) ne doit pas travailler.
S'il y travaille, il le détruit ; s'il veut le saisir, il le perd.
C'est pourquoi, parmi les êtres, les uns marchent (en avant) et les autres suivent ; les uns réchauffent et les autres refroidissent ; les uns sont forts et les autres faibles, les uns se meuvent et les autres s'arrêtent.


Le monde est un ensemble de déchirures, de fractures, d'opposés, de mystères et de transparences. L'homme n'est libre que parce qu'il n'existe pas le meilleur des mondes de la morale, il n'existe pas de bonne réponse unique au "que faire". La liberté humaine repose sur le refus de réduire le monde au bien. Le refus de la dictature spectaculaire de l'agir moral, urgent. La seule urgence est de refuser l’urgence de l'agir moral dicté par la propagande et ses effets de sidération - le regard du serpent.

Le mal est le support de l'homme libre : c'est pourquoi William Blake disait que tout véritable poète était du parti du Diable sans le savoir.

Tu veux faire le Bien, et l'imposer par la violence. Tu construis un monde d'homme bons et d'hommes mauvais, tu appelle à la Croisade, tu verses le sang. Tu agis sans cesse par référence au mal ; tu deviens une marionnette du Mal que tu as défini. C'est aussi vieux que l'homme. C'est ainsi et cela durera toujours. L'homme qui veut imposer le bien par la violence finit en assassin. Les croisés finirent dans Jérusalem, ayant tué les femmes et les enfants réfugiés dans les Églises, ayant du sang jusqu'aux chevilles.

Il en est de même des croisés d'aujourd'hui. Les croisades modernes conduisent à des assassinats massifs. Les puritains modernes de la guerre sont l'analogue des intégristes qu'ils combattent. Reste dans la vérité, et ne te détermine pas ainsi. Ne te laisse pas impressionner par les cris des assassins. Non, ne pas sortir l'épée dans une guerre étrangère n'est pas une non assistance à personne en danger. Non, un dommage collatéral n'est pas différent d'un assassinat - ils sont inévitables et massifs, et tous le savent. 

Il ne fallait pas commencer la guerre. Le fondement de la paix humaine moderne est la légitimité de l’État. Tout le reste est créer la guerre civile. Les hommes s'entretuent sans loi, et le violent triomphe dans un combat, pas le bon. Avec la guerre civile, les militants civils s'effacent. L'outil ne donne pas le résultat par principe.

Être en harmonie avec le monde est accepter sa complexité - accepter le mal en soi, ne pas se laisser construire uniquement par les divisions binaires de la morale spectaculaire. La vie n'est pas un film d'Hollywood. Le monde vivant a besoin du Serpent pour ne pas mourir. Aimer aussi le reptile, le carnassier - le regard du crocodile au crépuscule, sur les grands fleuves. 

Accepter la vie, la mort, l'impossible. Sans agir.

Avoir la gratitude du monde. L'azur bienfaisant et les étoiles sont un délice, le soleil qui se joue de la peau, comme les puissants nuages et la pluie, et les nuits soufflantes et ténébreuses des tempêtes. Le monde se réconcilie par la pluie, pont entre la terre et le ciel, comme l'homme et la femme se réconcilient par l'amour. A propos de la pluie, le Hagakure dit : pourquoi courir sous l'orage ? 

J'aime la pluie qui se déroule sur mon front, j'aime la pluie dans tes cheveux et sur ta peau, J'aime la pluie qui ouvre tes vêtements à la lumière, et me fait entrevoir ce que je désire...j'aime la puissante odeur du monde après la pluie comme celle d'un corps humain, j'aime le goût de la pluie.

Le Tao dit : le sage est comme l'eau, il prend toutes les formes et n'en rejette aucune, serait-ce celle Diable.

Le Maître dit : pourquoi m'appelle-tu bon ? 

Vive la mort !

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Zinaida Serebriakova