Sur la Gnose du Serpent et l'interprétation de l’Écriture.

(Piero di Cosimo, portrait de Simonetta Vespucci)

Première Épître de Saint Jean.

"La nouvelle que nous avons apprise de lui, et que nous vous annonçons, c'est que Dieu est lumière, et qu'il n'y a point en lui de ténèbres. Si nous disons que nous sommes en communion avec lui, et que nous marchions dans les ténèbres, nous mentons, et nous ne pratiquons pas la vérité. Mais si nous marchons dans la lumière, comme il est lui-même dans la lumière, nous sommes mutuellement en communion, et le sang de Jésus son Fils nous purifie de tout péché. Si nous disons que nous n'avons pas de péché, nous nous séduisons nous-mêmes, et la vérité n'est point en nous. Si nous confessons nos péchés, il est fidèle et juste pour nous les pardonner, et pour nous purifier de toute iniquité. Si nous disons que nous n'avons pas péché, nous le faisons menteur, et sa parole n'est point en nous. (...) Si quelqu'un aime le monde, l'amour du Père n'est point en lui; car tout ce qui est dans le monde, la convoitise de la chair, la convoitise des yeux, et l'orgueil de la vie, ne vient point du Père, mais vient du monde. Et le monde passe, et sa convoitise aussi; mais celui qui fait la volonté de Dieu demeure éternellement."

L'interprétation de l’Écriture n'est pas une prise de pouvoir sur l’Écriture mais une écoute. Il n'est pas sage pour un homme, au sujet de l’Écriture, d'attester de sa vérité, de sa véracité, de sa vraisemblance ou de sa vérisimilarité, car seul le supérieur peut se porter garant de l'inférieur. L'inversion de cette position dans l'exégèse moderne n'est qu'un signe d'ignorance.

Il n'est pas de sens isolé, de sens d'une phrase, qui soit isolé de l’Écriture. L’interprétation sacrée est une entreprise de rumination qui n'a pas de fin. De ce fait, le sens de l’Écriture est indéfini. Cela ne signifie pas que chaque phrase veut dire tout et son contraire, cela signifie qu'il existe une harmonie indéfinie et hiérarchisée de sens. La contradiction entre les différents sens n'est pas absolue, mais relative au lecteur. Elle n'est pas purement néant : elle est de la nature de l'illusion.

Le sens est à la mesure du lisant ; c'est à dire que de multiples sens d'ordre supérieur apparaissent à celui qui gravit la montagne sainte. Et aucun sens littéral ne garantit ces sens ; bien au contraire, la pleine compréhension du sens littéral n’apparaît qu'à la complète compréhension du sens spirituel. C'est à dire que le sens littéral est au fond le plus caché de tous, étant tout à la fois le principe et la fin du cercle de l'interprétation. Il en est de même des manifestations de Dieu dans la Nature selon Jean Scot Erigène : Dieu est éclatant en toutes choses, mais en celui qui regarde, et comme l'aigle, l'Aigle mystique est le seul à fixer le soleil sans être aveuglé.

Dieu est lumière, dit Jean, et il n'y a point en lui de ténèbres. C'est par l'ombre que la créature comprend la lumière, qu'elle lui pose une limite et en extrait des formes – formes sensibles comme formes intelligibles. L'homme ne peut posséder Dieu ; il contemple des vestiges dans les ombres. En communion avec Dieu, l'homme est comme l'Aigle tendu vers le soleil ; sans lumière, les ténèbres de l'homme deviennent indéfinies, aussi immenses dans son regard que la Lumière des lumières. Mais celui qui marche dans la Lumière n'est pas seulement dans la lumière : c'est pourquoi l'homme de l'ombre ne ment ni ne se ment.

Mais là n'est pas le point essentiel. Le point essentiel est que les ténèbres sont par la Lumière, car « tout fut par lui, et rien de ce qui fut, fut sans lui ». Les puissances des ténèbres se savent pécheresses, et indéfiniment pécheresses à la mesure de leurs abysses de ténèbres. Elles le sont par leur être et non pas accident, car le mal est la séparation et l'éloignement. Le monde est aussi par essence séparation et éloignement ; c'est à dire que ténèbres et monde sont deux noms d'une même réalité. C'est pour cette raison, à savoir l'identité du monde et des ténèbres, que Dieu mis les luminaires dans le Ciel ; car en lui-même le monde est sans lumière. Pour dire que le Fils est venu dans le monde, l'Apôtre dit bien : « il est venu dans les ténèbres ».

Le Père a tellement aimé les hommes perdus dans les ténèbres qu'il leur a donné le sang de son fils unique. A l'analogie de l'homme, Il a aimé ce monde, en disant devant lui, à la fin des Six Jours, que « cela était bon, était très bon ». La magnificence du Monde est telle que des Anges ont voulu l'habiter, pour la beauté des femmes des hommes. C'est ainsi que l'esprit devint chair, « sur la Terre comme au Ciel ». Mais aussi Dieu a vu le mal qui en naissait et a voulu détruire ce monde par le Déluge, offrant au monde un nouvel Adam et une nouvelle Alliance par le Prophète Noé. 

Or, quand les hommes eurent commencé à se multiplier sur la terre, et que des filles leur naquirent,  les fils de Dieu trouvèrent que les filles de l'homme étaient belles, et ils choisirent pour femmes toutes celles qui leur convinrent. L'Éternel dit: "Mon esprit n'animera plus les hommes pendant une longue durée, car lui aussi devient chair. Leurs jours seront réduits à cent vingt ans." Les Nefilim parurent sur la terre à cette époque et aussi depuis, lorsque les hommes de Dieu se mêlaient aux filles de l'homme et qu'elles leur donnaient des enfants. Ce furent ces forts d'autrefois, ces hommes si renommés. L'Éternel vit que les méfaits de l'homme se multipliaient sur la terre, et que le produit des pensées de son cœur était uniquement, constamment mauvais ; et l'Éternel regretta d'avoir créé l'homme sur la terre.

Le monde est départ et retour au Suprême par l'éphémère de la chair, violence de la haine et réconciliation – il est drame dans le Ciel. La vie est un cercle.

A celui qui est sur ce cercle, il apparaît deux pôles, deux destinations, deux montagnes de l'horizon : Dieu et le Monde. Pour celui qui chemine sur le Cercle, le monde est abaissement et destruction ; Dieu est ascension et vie éternelle. L'homme est à la fois créature et Adam, fils de Dieu et être animé comme les bêtes, pécheur et maître des animaux ; l'homme est éternelle déchirure. Pourtant Dieu veut le monde et aime le monde, en voulant que la lumière soit dans le Monde, et que la Lumière des lumières devienne la Lumière du monde. De même que les anges déchus sont nommés fils de Dieu, de même le Verbe est symétriquement nommé Fils de l'homme, car si l'homme n'était pas le Fils de l'homme ne serait pas ainsi descendu sur Terre.

Pour ceux qui aspirent à l'éternité du Père, l'Orient est le centre immobile, le pôle, le lieu invisible et sans espace du Père, partout et nulle part. La Roue mouvante est une figure du mal pour les hommes du Pôle. La Roue est l'image mobile de l'obscurité. La créature est cet être qui se définit d'abord par le vide, et l'expression du vide et du manque est l'avidité, le désir indéfini, la tristesse de la nostalgie. La créature est désir et passion, et celui qui veut revenir au sein du Père veut abolir la créature, déraciner de la chair désir et passion, vaincre la faiblesse intrinsèque de la chair. Les hommes dont l'Orient est le moyeu immobile sont par nature des ascètes.

Le désir multiplie les êtres, prolonge les temps et les vides. L'essence de la manifestation de la chair est l'amour. Dante dit : Amour fait mouvoir le Ciel et les autres Étoiles, c'est à dire la Roue. L'Amour est la figure de Dieu dans le monde, la puissance qui unifie le divers dans l'harmonie du temps. La musique est une ligne temporelle et l'expression même de l'harmonie. L'Amour et le Temps, comme la Chair, sont des noms du Monde. l'Apôtre parle ainsi :

Si quelqu'un aime le monde, l'amour du Père n'est point en lui; car tout ce qui est dans le monde, la convoitise de la chair, la convoitise des yeux, et l'orgueil de la vie, ne vient point du Père, mais vient du monde. Et le monde passe, et sa convoitise aussi; mais celui qui fait la volonté de Dieu demeure éternellement.

Pour permettre la Splendeur de la Nature comme vestige du Père, le Père doit se sacrifier et disparaître à la vue ; c'est à dire se morceler indéfiniment, dans un processus de fragmentation progressive, de descente. La division du mâle et de la femelle, tout comme le nombril, l'omphalos de l'homme, sont les vestiges de cette division primordiale, le signe originaire du caractère essentiellement incomplet, insuffisant, de toute créature. Le cycle des Printemps, des naissances et des morts est l’œuvre et la musique de ce vestige – et en voyant la bonté du Monde, le Seigneur des Armées a enjoint à l'homme et aux animaux de croître et de multiplier, non de revenir à l'unité originaire. Le Monde et le Temps sont des explications de l'implication éternelle du Principe créateur et générateur, et le Monde et le Temps sont un autre nom des ténèbres. Le Serviteur de la Roue, le cosmocrator, comme les gardiens de la Terre Sainte, sont au contraire les amis de Dieu dans le Temps, les gardiens de l'Amour. C'est pourquoi on les nomme les fidèles d'Amour.

C'est de la révolte d'Adam sous le pommier d'Eden, de la division des sexes et de la mère de toute humanité, Ève, qu'est né l'Amour. Ainsi le dit le Cantique : Qui est-elle, celle qui monte du désert, appuyée sur son bien-aimé ? C'est sous ce pommier que j'ai éveillé ton amour, là où ta mère te mit au monde, là où ta mère te donna le jour. Place-moi comme un sceau sur ton cœur, comme un sceau sur ton bras, car l'amour est fort comme la mort, la passion terrible comme le Cheol; ses traits sont des traits de feu, une flamme divine.

La prière traditionnelle à Marie dit au sujet du retour : sauve nous du péché en retournant le nom d’Eva.

Ils sont pécheurs, et se savent pécheurs, mais comme dit Luther – pecca, pecca fortiter, sed crede fortius - croient encore plus, ont une totale confiance en Dieu, une confiance du vassal envers son Suzerain, celui qui pardonne les fautes de celui qui verse son sang dans les combats du monde, et celui qui pardonne celui qui a beaucoup aimé. Ils portent convoitise et orgueil, mais se savent misérables et pourtant lumineux – avec les ténèbres ils font des fleurs d'or. Ils ne sont pas ennemis des apôtres, car qui n'est pas contre vous est pour vous. Ils vivent de l'épée, et il périssent par l'épée. Ils sont les chevaliers errants de la Main gauche de Dieu, très précisément les fils prodigues. Comme l'Adam d'avant le péché, ils sont des images de Dieu ; comme l'Adam déchu, ils veulent être au delà de l'image comme Dieu, maîtres du Bien et du Mal, et donc séparés de Dieu, errants dans les cycles du temps, dans la splendeur du monde.

Un tel être veut le monde, la chair, le temps, la nostalgie, le désir : il veut aussi en pleine communion la mort et la douleur, la division, les bêtes sauvages et les déserts. Je suis entré dans mon jardin, ô ma sœur, ma fiancée; j'ai récolté ma myrrhe et mon baume, j'ai mangé de mes rayons de miel, j'ai bu mon vin et mon lait. Mangez, mes compagnons, buvez et enivrez-vous, amis. Il ne prétend pas que le monde puisse être bon – il est de l'essence du monde d'être de l'ordre du mal, et l'ordre du mal doit être pleinement enduré par celui qui est parti vers les montagnes de l'horizon. Pour autant les montagnes de l'horizon sont splendeur pour l'homme de la Main gauche.

Cette séparation entre main droite et main gauche est ainsi racontée au sens spirituel dans le Livre de la Genèse : Il s'éleva des différends entre les pasteurs des troupeaux d'Abram et les pasteurs des troupeaux de Loth ; le Cananéen et le Phérezéen occupaient alors le pays. Abram dit à Loth: "Qu'il n'y ait donc point de querelles entre moi et toi, entre mes pasteurs et les tiens; car nous sommes frères. Toute la contrée n'est elle pas devant toi? De grâce, sépare-toi de moi: si tu vas à gauche, j'irai à droite; si tu vas à droite, je prendrai la gauche." Loth leva les yeux et considéra toute la plaine du Jourdain, tout entière arrosée, avant que l'Éternel eût détruit Sodome et Gommorhe; semblable à un jardin du Seigneur, à la contrée d'Egypte, et s'étendant jusqu'à Çoar. Loth choisit toute la plaine du Jourdain, et se dirigea du côté oriental; et ils se séparèrent l'un de l'autre. Or, les habitants de Sodome étaient pervers et pécheurs devant l'Éternel, à un haut degré.

Il est de multiples voies. Tout d'abord, à la suite de l'Alliance de Noé, des anges des Nations veillent aux différents cultes ; ensuite, dans les cycles des temps, les Alliances du peuple se sont succédées. Ainsi se tracent dans la Terre les pas du Seigneur, selon le geste du Maître écoutant le peuple lui demander s'il devait tuer la femme adultère.

Ils sont parfois Saint Georges, et parfois Marie Madeleine. Parfois Tristan et parfois Dante. A un autre titre que les Saints, ils sont des piliers du Monde, et tous ceux qui sont sages le savent obscurément, ou très clairement. Denys a autrefois repris le propos d'Héraclite : le chemin vers le Haut et le chemin vers le Bas, un et même.

Abraham, le premier des Prophètes, le proclame : Nous sommes frères. La Vierge est une figure de l'unité des voies, en tant que figure du retour d’Ève.

Le Vent souffle où il veut, et tu entends sa voix. Mais tu ne sais d'où il vient ni où il va. Il en est de même de ceux qui sont nés de l'Esprit.

C'est pourquoi au sortir de la forêt de Mort éternellement l'Ermite accueille Tristan et Iseult dans le Royaume.

Nous avons perdu le monde, et le monde, nous ; que vous en samble, Tristan, ami ?




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Zinaida Serebriakova