Coetzee, père distant. Sur "Journal d'une année noire".


(J.M Coetzee...écrivain...)


Dans « journal d'une année noire » Coetzee montre à la fois un sens supérieur des devoirs envers l'être humain, de la fraternité humaine, parfaitement valable, et une culture anglo-saxonne qui l'acheminent au désespoir, mais aussi à la passivité. C'est cela même que nous ne pouvons pas admettre, d'attendre passivement la mort. Heureux ceux qui sont morts dans une juste guerre !


Tout homme de culture, je le crois, ne peut que regarder notre monde qu'avec un mélange de dégoût et de désespoir. Ce regard d'étranger est commun aux XIXème (on l'oublie) et XXème siècles, à la tradition romantique, à Baudelaire, à Flaubert comme le note Coetzee lui même,à Oscar Wilde, à la gauche marxiste, à Céline, Boulgakov, à Guénon comme aux situationnistes, à H.G Wells comme aux beatniks, à Lasch et Michéa, et même à ce qu' a de meilleur, qui n'est pas mauvais, ce pauvre Houellebecq. Cette étrange communauté des hommes sans patrie, des hommes du symbole et du verbe, aussi éloignés, ennemis, ignorants les uns des autres sur les archipels des antipodes, est cela même qui nous montre la voie du tissage, du relais de l'appel de Stefan George au peuples des extrêmes. Ce n'est pas par nature que l'homme noble est dans l'extrême dégoût du siècle ; c'est bien plutôt parce que le Siècle appelle le dégoût, et que l'anomalie est de ne pas le ressentir. Aussi le dégoût de Coetzee est-il patent, explicite. Là dessus, dans la partie négative, critique, nous ne pouvons que nous accorder à lui. Mais comme beaucoup d'hommes de culture, d'hommes qui vivent par la voix des peuples et des siècles, pour qui la vie est une érotique et une métaphysique autant qu'une lutte pour la vie organique, Coetzee est désarmé autant que Flaubert face au monde moderne, de même que les clercs furent désarmés face à l'Encyclopédie et à Voltaire.


J.M Coetzee est un homme des années soixante, un homme de gauche ; un homme de désir qui ressent et explicite l'appel métaphysique du désir sexuel le plus cru ; un homme de lettres qui retient la grandeur de l'art et de la philosophie des siècles ; un homme sceptique quant au scientisme, et un homme qui qualifie de ridicule la théorie de l'évolution et développe un certain déisme. Il possède une reconnaissance institutionnelle, et par le marché, qui lui donnent une honnête aisance et une certaine assurance intellectuelle, au point de dérailler dans certains domaines.


Alors pourquoi manque-t-il à ce point de sûreté pour ne se ressentir que comme un homme en trop, qui doit poliment partir, mourir sans faire de vagues? Pourquoi est-ce si difficile dans le siècle de donner raison au cœur contre l'idéologie du siècle, pour reprendre les propres mots de Coetzee?


Tout d'abord, Coetzee est un Sud Africain de gauche qui porte une culpabilité, la culpabilité de l'apartheid. Cette culpabilité le rend particulièrement fragile face aux « victimes » modernes, celles qui se réclament telles. « Disgrâce »montre déjà l'incapacité d'une femme blanche à se protéger et à être protégé dans le monde rural sud-africain. Coetzee porte cette sensibilité, même vis à vis des vieux chiens. On pourrait qualifier Coetzee de type « hypersocialisé », avec cette lourdeur à vivre, et cette lourdeur à porter pour soi et ses proches la nécessité éventuelle de l'usage légitime de la violence. C'est ce qu'il appelle la malédiction ; et ce défaut le rend particulièrement lucide sur l'évolution tyrannique de la démocratie. De plus, Coetzee n'en n'est pas hypersocialisé au point de s'aveugler sur les usages de la violence parmi les groupes du territoire de l'Afrique du Sud. La culpabilité par rapport aux maléfices du passé est l'obstacle le plus universel de la guerre métaphysique.


Une autre partie essentielle de la réponse à la question du manque d'assurance et de combativité de Coetzee est que la culture anglo-saxonne dans laquelle baigne l'auteur l'empêche de dépasser le stade de la blessure pour en venir au stade de la guerre métaphysique, face à un monde qui est par essence la destruction de toute civilisation possible, et qui ne laisse à un prix Nobel de littérature de grande envergure que le statut d'un aimable et sale vieux petit bourgeois, surpris et gêné de dormir dans un hotel trois étoiles lors d'une conférence, et habitant un immeuble pour cadres dans un pays puritain et improbable comme l'Australie. Cet aspect, les limites critiques de la pensée anglo-saxonne classique, d'essence libérale, se revendiquant de Hobbes, Locke, etc, mériterait des éclaircissements très approfondis dont je ne donne que des exemples.


La pensée politique de Coetzee est celle de la version mythique du libéralisme pessimiste, lié (selon ses propres mots) au statut non réformable de l'homme. Parmi les versions de l'Etat libérales, deux sont solidement implantées. L'une est celle du Contrat social, dont Coetzee saisit bien le caractère paradoxal dès les premiers mots de son ouvrage : « toutes les explications de l'origine de l'État partent de la même prémisse : « nous »-non pas nous, les lecteurs, mais un nous générique si vaste que nul n'en n'est exclu-participons à son avènement. Mais en fait le seul nous que nous connaissions-nous même et nos proches-est né au sein de l'État, et nos ancêtres, eux aussi, sont nés au sein de l'État, aussi loin que nous remontions. Toujours l'État nous préexiste. » Remarquons d'abord que Coetzee ne pense le Politique que comme État, ce qui montre déjà un manque de conscience historique chez lui. Cependant l'objection est parfaitement valable et suffit à mes yeux à ruiner la théorie d'un Contrat originaire, en le rendant parfaitement mythique.

La constitution d'un nous ou d'un je déterminés susceptibles de poser les clauses d'un contrat à travers une langue commune ne peut se faire si une communauté n'est préalablement constituée. Le terme d'État lui est certainement historiquement daté.


Ayant éliminé la version du Contrat pour cause d'impossibilité logique-et il est vain d'inventer des fables pour poser des vérités-Coetzee en arrive à la deuxième version.Celle ci est excessivement simple et paraît déjà plus crédible. L'État est la création d'un groupe d'hommes armés qui par violence oblige les autres hommes à verser une part de leur production de richesse, et ainsi se garantissent une supériorité durable, en tant que professionnels de la violence. Ce modèle est lié à l'image du brigand. L'histoire en donne des exemples, comme « la Catalogne au tournant de l'an mil » ou un grand nombre d'autres études sur la société féodale, qui serait née de l'anarchie des grandes invasions. Les chevaliers, professionnels de la violence, auraient progressivement constitué l'ordre féodal de manière quasiment organique à partir des conditions de départ, avec l'appui et l'acculturation de l'Église. L'existence d'ordre féodal dans d'autres civilisations, comme le Japon, montrerait non pas la pérennité d'un modèle politique traditionnel, mais son caractère organique, nécessaire et spontané, toutes choses égales par ailleurs. Une telle conception est issue de la notion positiviste de stades de développement de la société humaine, et on la retrouve dans le marxisme.

Que des linguistes comme Benveniste aient retrouvé les trois ordres ou fonctions reconnues par la société féodale européenne dans la structure intime et ancienne des langues et des civilisations indo-européennes ne montrerai là encore rien de plus. Pourtant la chronologie pourrait aussi bien être interprétée comme montrant l'Ordre féodal comme alternative contemporaine à l'Etat durant de très longues périodes humaines, et capable comme lui d'assurer l'ordre sur de vastes territoires.


Je me contenterais de remarquer que l'ordre féodal n'est pas primitif, mais très sophistiqué ; et qu'il est par contre profondément étranger au modèle libéral, en ce que les règles qui régissent les relations humaines sont à la fois personnelles et réciproques, donc sans trace d'universalité ni de devoir abstrait.Et aussi que ces règles sont strictement hiérarchisées et font référence explicite au sacré.


Coetzee pour illustrer son propos sur l'origine de l'État par le banditisme utilise l'exemple Africain-qui montre non des naissances d'État, mais des dégénérescences de sociétés traditionnelles et d'État étrangers, exploiteurs et esclavagistes-mauvais exemple pour ce qui est d'une naissance! Et le film de Kurosawa « les sept samourais » sur lequel il multiplie les contresens de manière révélatrice au point de déformer complètement la fin de l'histoire et son enseignement.


Je le cite : « les sept samouraïs est un chef d'œuvre de l'art cinématographique, mais assez naïf pour traiter simplement de choses élémentaires. ». Ce type de discours est caractéristique d'une éducation positiviste. Il reconnaît à l'œuvre de pensée étrangère le statut de chef d'oeuvre-c'est la tolérance obligée-mais de chef d'œuvre naïf ; car ces sauvages sont de grands enfants, qui sont dans l'élémentaire. Pensez aux « arts premiers » et à tous ces mensonges de l'esthétique moderne. Ils ont certes une vigueur plus grande et plus puissante que nous, comme de jeunes animaux sauvages ; mais ils n'ont pas le recul de siècles de civilisation. Cette conception à propos de la civilisation japonaise est une sottise ethnocentrique classique. Cette civilisation n'est nullement plus jeune que la nôtre, et n'est pas plus naïve, sinon au regard de l'Anglo-Saxon qui pèse en terme de recul temporel et évolutif la différence d'autrui à lui même. Et donc ne peut le comprendre qu'a partir de lui.Le reste est tout simplement absent au regard ainsi informé, car la beauté est dans l'œil de celui qui regarde, comme le sens.


Cette perspective empêche tout efficace à la rencontre de l'Autre, et en particulier est une condamnation de toute curiosité métaphysique, de tout ce qui peut dépasser l'homme et qui du fait de ce dépassement des limites individuelles l'expose à l'angoisse, à la menace de la destruction. A contrario, l'homme des lointains métaphysiques est aussi l'homme des autres civilisations, en ce qu'il possède ce don protéiforme de boire à tous les calices sans se mentir, sans se fermer à sa perspective d'origine, sans errer sur les frontières des mondes. Alors ce même homme peut apprendre des autres mondes et des Autres mondes. Mais avoir ce don au plus haut degré ferme particulièrement à la compréhension par l'Âge de fer, en se montrant comme accumulation des plus grandes ténèbres à la lumière ténébreuses de nôtre âge. Et ce don permet la distance critique au système qui est justement indispensable à la construction d'une critique fondamentale de celui-ci . Mais comment diable dans ces conditions avoir ainsi le prix Nobel en anglais?


« En fait, « les sept samouraïs »ne nous présente rien moins que la théorie de Kurosawa sur la naissance de l'Etat » pose Coetzee avec l'aplomb que donne l'idéologie ignorée de son véhicule humain. En fait, il n'y a aucun fait dans le discours, ni dans le spectacle.Il n'y a que des signes à interpréter. Parler de fait n'est rien d'autre qu'usurper l'autorité du réel et refuser la laxité de l'interprétation. L'interprétation se valide dans l'horizon culturel où émerge l'oeuvre, sous peine de contresens. Là où Kurosawa voit l'Ordre, Coetzee voit l'Etat-réduction fatale, et naïve. C'est, je l'affirme, définir le sujet hors de son horizon de naissance. « L'Etat avait cessé d'exister » dit Coetzee ; mais ce qui avait cessé d'exister pour Kurozawa n'est pas l'Etat, mais bien la courtoisie et l'ordre féodal basé sur l'éthique des samouraïs. C'est à dire que conformément au Hagakure, le film présente non pas une époque de naissance, mais une époque de dégénérescence d'un ordre idéal et conforme aux sens humain le plus élevé ; il présente une réaction féodale dans une époque de déclin de cette ordre, dans l'Âge de fer. Et ceux qui mènent cette réaction sont parfaitement conscients que le temps de l'ordre féodal est fini ; car ils arment le peuple paysan et l'entraînent au combat de masse. Ces hommes nobles sont conscients de mener un combat désespéré, et de devoir mourir. Il n'y a pas que l'armement du peuple ; il y a aussi l'arrivée des armes à feu, utilisables sans la science du samouraï, qui tuent et le plus emblématique d'entre eux, et le premier d'entre eux, et d'autres encore, probablement tous.


Le film montre sans cesse que les préventions naïves des paysans, préventions que reprend naïvement Coetzee, et qui consistent à considérer les samouraïs et les bandits comme des puissances redoutables au fond identiques, sont inauthentiques. Les paysans cachent leurs femmes et leurs richesses, mais les samouraïs ne sont ni des violeurs ni des pillards. Les kimonos des samouraïs portent des symboles de l'ordre du monde, comme le lotus, comme une triplicité spiralée, symbole de l'Ordre du monde en rotation autour du centre, très proche du triskell breton ; le glaive est pour eux l'outil de la justice, non du crime. Un samouraï donne son or aux paysans. Des samouraïs distribuent du riz aux enfants. « Ayant compris comment fonctionne le système de protection et d'extorsion, la bande des samouraïs, les nouveaux parasites, font une proposition aux villageois : contre rémunération, (...) ils se substitueront aux bandits... ». Ce passage est une pure invention de la mémoire de Coetzee ; qu'il revoie le film. Cette invention de bonne foi montre comment l'idéologie informe, pollue même, notre perception et plus encore notre mémoire. La seule réplique finale d'un samouraï est « c'est encore un combat perdu. Ce sont les paysans qui ont gagné, pas nous ». Quatre sur sept sont morts ; quel serait la rémunération valable de leur sang? Où est le parasitisme du cimetière des samouraïs et des paysans morts au combat, visible comme une montagne dans le film, et sur lequel sont plantés leurs sabres? L'un des samouraïs est un menteur, un homme indiscipliné, un homme issu du peuple ; mais sa générosité et son courage, et surtout sa mort, font de lui un samouraï. La fin du samouraï est la mort, le Hagakure dit : « la mort est l'essence du bushido. ». Quelle rémunération peut être pensée dans la méditation de la mort? La réponse est qu'il n'existe pas de rétribution valable du sang d'un guerrier. Cet argument n'est nullement utilisé pour porter des prétentions élevées en termes matériels, et même en terme de dette morale. Les paysans oublient, pas les guerriers. « Les véritables gagnants sont eux » dit le chef des samouraïs en observant le travail des paysans. Notons que « Ghost Dog » de Jim Jarmush montre aussi ce décalage entre une homme qui veut vivre l'idéal du Bushido et la notion de rémunération, la logique du siècle.


L'Âge de fer est l'âge des paschus, de ceux qui placent la survie organique comme premier principe d'évaluation de la vie humaine, et conseillent à l'esclave l'obéissance, et même, quand son exploitation ou même sa destruction sont inévitable, de se faire des films ou des jeux vidéos où il sera un vainqueur. L'âge de fer est cet âge où l'homme noble devient un réprouvé. Coetzee je crois pourrait comprendre que l'humiliation de vieillir dans le mépris qu'il décrit est prévue et empêchée par le Hagakure, que je lui recommanderais de lire. L'homme vieillissant doit quitter le monde avant d'être humilié par lui. Cette vision des stades de la vie est une conception traditionnelle peu compréhensible aux modernes. L'âge doit permettre d'acquérir l'art de la préparation de la mort.


Ce changement de domination est inévitable pour le Hagakure. Le sujet des sept samouraïs est à rapprocher du sujet d'un autre grand film, français celui là, « La grande Illusion ». Ce sujet est la fin de la noblesse, l'entrée dans une ère où ce qui était le plus élevé dans l'homme devient grotesque aux yeux du monde et sert de prétexte à l'humiliation de ceux qui portent encore des vestiges de cette élévation, et pire, la vénèrent et la cultivent encore-au fond, et cela est le sujet même du livre de Coetzee. Et malgré le fouet que je viens d'administrer, je considère son livre comme très au dessus de la pensée moyenne du siècle.


Hormis les étonnants passages où l'auteur montre ses difficultés à passer à une pensée métaphysique, il perçoit très bien la fin de la reconnaissance de l'héroïsme ou du desespoir de l'adversaire, la caractère ridicule ou tyrannique des régimes « démocratiques modernes », à travers la cauchemardesque vision de Guantanamo, la négation impossible de la malédiction divine qui s'abat sur les criminels d'Etat, le caractère vomitif et puritain du politiquement correct féministe, l'incapacité et de la pensée et de la pratique de l'apartheid, comme de la pensée et de la pratique post apartheid à garantir la sécurité et la liberté de tous...sans parler de la fin même de la culture de la transformation et de l'élévation de l'homme dont il parle à travers la musique. La lucidité de Coetzee devient prophétique quand il soupçonne que l'Anglais moderne n'est pas sa langue maternelle, au sens où il se sent étranger à celle-ci. Je veux dire que le cours de ses pensées, mené à son terme doit lui faire quitter l'Univers anglo-saxon moderne, dont il montre l'exténuation de la langue sur des indices qu'il s'empresse d'ailleurs de minorer. Pour ma part je partage largement les constats qu'il fait, et cet aspect du livre est brillant, hors les naïvetés en partie signalées.




(T. Coetzee, à gauche mais on s'en fout, miss RSA, miss Univers...)


Le livre met en scène en plus l'humiliation de la pensée à travers le penseur, et par le désir qu'il éprouve vainement pour une jeune femme débordante de sexe et d'inculture, et un prototype assez réussi d'homme libéral, dont il envie la liberté de fourrager librement et fréquemment dans le ouvertures et les formes sublimes de la femme. Évidemment pour eux comme pour son éditeur, ce qui compte c'est que ces « opinions tranchées » ont une valeur sur le marché des idées comme « excentriques » et fabriquées par un « auteur célèbre ». Elles n'ont sinon aucune justification d'ordre supérieur, et même bien sûr elles sont foutaises et lubies de vieux. Ainsi la « validité » et l'auditoire de son livre, qui ne doit être publié qu'en allemand portant sur des sujets cruciaux du monde moderne, sont-ils promis d'avance au naufrage. Personne n'écoute. Certes l'auteur aimerait savoir comment avoir des pensées branchées, des pensées valables sur le marché ; et au fond il est prêt à toutes les humiliations malgré sa certitude que ses « opinions tranchées » lui viennent du cœur et non d'une étude de marché. Il est l'albatros sur le pont du navire, dont se moquent les hommes d'équipage.


Cet aspect me fait penser à « extension du domaine de la lutte » dans la thématique générale ; le magistère intellectuel ne permet plus l'accès au sexe, à la plénitude sexuelle, et ce magistère s'humilie devant des individus femelles incapables de mesurer la grandeur de leur victime, qui sont vues comme de vieux dégoutants quant ils cherchent la volupté et la passion nostalgique, l'intensité métaphysique de la vie. Le roi Salomon dans toute sa gloire pourrait-il aujourd'hui par ses psaumes et ses écrits traîner sa chair dans le vin et avoir des danseuses, délices des fils d'Adam? Peut être, mais alors après X ou Y que je rougis de nommer. Seule la fortune matérielle et la gloire mondaine assurent cette plénitude sexuelle en donnant enfin des indices socialement validés, compréhensibles par tous et reconnaissables d'incitation à ouvrir ses organes pour les jeunes femmes sexuellement valorisées. Plutôt que d'être prix Nobel de littérature, il est nettement préférable d'être ex- footballeur, banquier, acteur, chanteur, et surtout de passer à la télé régulièrement avec un rire de vainqueur etc, pour baiser vieux. On peut douter de la sincérité de l'intérêt culturel de nos « jeunes filles ». Accordons cela à Coetzee. Le terme « intellectuel » n'est pas encore partout une insulte, mais il l'est déjà chez les producteurs « culturels » de la culture industrielle.A vrai dire on n'en trouve plus en ces lieux, ou alors tellement culpabilisés qu'ils en sont impuissants.


Je termine sur ce livre du plus haut intérêt comme contenu et comme symptôme par un refus.


Premièrement, il n'existe aucune raison de se résigner, de considérer que la dégénerescence de la culture et de la musique sont des faits de progrès, des nécessités regrettables mais qu'il faut accepter pour ne pas finir vieux con. Les vieux cons sont ceux qui rejettent tout ce qu'ils sont pour paraître jeunes ; il ne sont, comme Yves Montand à la fin de sa vie, soutenant Reagan, que de pitoyables naufrages, même s'ils baisent. Pour ma part je ne suis pas vieux et je suis convaincu que l'on peut lutter contre les obscènes flots de conneries vides qu'on nous déverse, justement parce qui l'existe des hommes assez nombreux pour faire un milieu qui ne peut se contenter de nourriture pour pourceaux, même bien emballée. Le premier pas est de comprendre ce qui manque-les bases d'une civilisation humaine, rien de plus et rien de moins-et de cesser de croire au hasard ou à la nature, quand il faut de l'énergie, de la détermination, de la puissance, de l'art et de la ruse. Voyez l'histoire et le triomphe des Lumières ; et veuillez comprendre aussi que même les hommes des Lumières n'ont pas voulu ce siècle.


Deuxièmement, la puissance du sexe dans ce monde n'est nullement une donnée de nature mais une donnée construite par la « civilisation » de l'Âge de fer. En réalité des hommes, à savoir l'oligarchie dominante, ont accordé aux femmes de disposer de la pleine puissance du désir sexuel comme instrument de domination ; et ce fait n'est possible que par la protection de la force. Cette délégation de puissance de l'oligarchie dominante par le biais du désir fait du sexe un moyen politique de domination, de la frustration un moyen politique de domination, de l'humiliation une procédure commune de retour à l'ordre. Ce lien entre l'ordre réel de la domination et la frustration peut être argumenté. Deux tiers des prisonniers de nos prisons le sont pour des motifs de mœurs ; aux États Unis un père de famille, entraineur d'équipe de sport, peut faire dix ans de prison pour avoir lutiné une pom-pom girl de dix sept ans consentante dans sa voiture. La sévérité politique montrée sur ce genre d'affaires (il est bien préférable de trafiquer des armes ou d'escroquer la moitié de la planète, ou d'être complice de génocide ou de crime contre l'humanité, la peine est moins sévère) est un argument sur le caractère crucial de la politique de la frustration sexuelle, plus importante que la frustration de puissance et de reconnaissance sociale qui lui est d'ailleurs intimement liée. Deuxième point, l'exhibition de tous les objets du désir, exhibition publique de femmes nues, exhibition télévisée des tentations du sexe, industrie pornographique, parallèlement justement à cette sévérité judiciaire pourrait faire réfléchir les plus obtus sur le sens politique de ces phénomènes. Une telle délégation de puissance de l'oligarchie faite à la jeune fille n'est bien sûr nullement explicite, et encore moins gratuite ; et là encore nous sommes, nous analystes de la domination moderne, dans le terrain familier de la double contrainte. Nous de parlerons pas de l'exploitation de la femme par le Système qui se déroule sous le vocable de « libération de la femme ». En ce qui concerne la domination générale dans le Système, le désir donne l'illusion d'être porté au désir par soi-même, là où la construction de l'objet du désir échappe à ma puissance. De ce fait le désir, comme le besoin et de manière plus intime, plus totalitaire, permet de me faire obéir librement, de me faire assumer comme sujet et culpabiliser de mon obéissance en ce qu'elle s'accompagne d'un plaisir. Mais les menus avantages que donne un ordre de fer pour s'assurer l'obéissance ne doivent pas être confondus avec la liberté. Il suffit que l'ordre possède le droit de fait de m'humilier arbitrairement pour que ma liberté soit paroles verbales. pour A l'esclavage du salariat s'ajoute donc l'esclavage du désir, et dans le cas de Coetzee, de la culpabilité.


Une question qui mérite d'être posée est de décrire l'intérêt qu'a l'oligarchie dominante à mener et approfondir « la lutte contre les discriminations » dont la « libération de la femme » est un aspect . L'humiliation des porteurs de culture est un de ces intérêts parmi bien d'autres . Voilà un intellectuel Sud Africain, qui porte la culpabilité de l'Apartheid, qui s'humilie intimement de désirs vains de passion, passion sexuelle de principe sublime rendue pitoyable et ridicule jusqu'à ses propres yeux. Voilà un homme qui pourrait, par son savoir de saveurs dont l'accès est interdit par un puissant voile de silence dans le bruit général de l'hyperproduction d'information qui fonctionne parfaitement comme censure floue, représenter un risque pour le Système ; et grâce à la lutte contre les discriminations, le voilà doutant complètement de ce qu'il porte, et prêt à dormir comme un chien sur le canapé du salon, de lui même. Il a compris et intégré qu'il est de trop. Il est réduit de lui même à l'impuissance, et il l'accepte comme une fatalité.


Sans la force de l'Etat libéral politiquement correct, celui qui correspond bien à la description de Coetzee, qui le protège, cette puissance des jeunes femmes basées sur le désir n'est rien ; et c'est pourquoi ce problème, la domination humiliante d'une jeune femme sensuelle sur un vieux porteur des plus hauts savoirs de son temps et de sa langue, domination en plus retournée symboliquement puisque l'agresseur potentiel est le vieux dégoutant, et la victime potentielle la jeune femme et son petit bout de tissu rouge tomate, est une donnée qui n'a rien de fatale. Le sexe est l'instrument de domination par excellence de notre âge, où les dominants se parent des vêtements des victimes ; le désir sexuel est par des séries de doubles contraintes un des leviers de la tyrannie- et le puritanisme est le masque du désir. Voyez à ce sujet « King Kong théorie » de Virginie Despentes qui cherche à penser un féminisme, un sexe surtout, qui ne soit complice ni de l'Âge de fer libéral ni du puritanisme féministe . Don Juan est une figure de la rébellion . Coetzee est une figure du crépuscule de l'intellectuel libéral, qui a porté en lui même les obstacles à une guerre spirituelle de libération.


Cette année noire, cette disgrâce, ce déshonneur du siècle -cet Âge de fer, titre d'un livre de Coetzee, et une telle coïncidence ne peut le rendre entièrement mauvais- ne sont pas des fatum, pas seulement comme l'auteur le pose. Certes 2OO6 comme 2008 a été une année de merde, et 2OO9 fera mieux. Bien sûr, le réel est le critérium de la vie. La malédiction du siècle est réelle, mais nous devons vouloir avec violence et la malédiction et la rédemption. Coetzee ne fera pas la guerre, mais il sera sympathisant. Sinon pourquoi ce vieux con s'entête-t-il à vivre et à écrire, fort bien au demeurant?


Vive la mort!

2 commentaires:

Anonyme a dit…

Cher Lancelot, je ne viens que rarement ici mais… wow ! Ce texte ne manque pas de souffle. Qu'il me soit permis de vous remercier pour ces idées roboratives.

lancelot a dit…

Merci de votre obligeant commentaire que je prends comme un encouragement dans une tâche difficile.
N'hésitez pas à joindre des critiques ou des observations ; envisagez de participer.

Et n'hésitez pas à revenir!

Nu

Nu
Zinaida Serebriakova