Florence ou Athènes, ou le Verbe comme tissage des mondes .

( Benozzo Gozzoli, Laurent le Magnifique enfant du printemps)

La révolution, quelles que soient les apparences, n'est pas un phénomène démocratique ; il existe de nombreuses et solides raisons pour que la naissance d'un monde symbolique qui soit aurore nouvelle d'un monde humain naisse dans une minorité, et dans une minorité décalée d'une manière ou d'une autre . Ce sont les marges qui produisent les cultures des mondes, leurs océans symboliques, le Christ comme le drapeau rouge . Les marges ont grand désir et nécessité de mondes nouveaux, de continents situés au couchant, à la fin des espaces maritimes, de frontières, de violences, de croisades – et non les morts dans le suaire de leurs habitudes, non ceux qui se repaissent de grasses brioches ou de fins shushis . La fraternité et le printemps de ce monde se situent entre les poètes et les criminels – le poète maudit de ce monde doit être en train d'enfreindre une loi, par le simple fait de se vouloir poète – et c'est de force dont il a besoin, avant de mots, comme le géant Maïakovski .

Quand bien même Dante, Nietzsche ou Marx paraissent relativement isolés, et souffrent des conséquences de cet isolement, par l'exil, par la solitude, par la misère à Londres, la pensée révolutionnaire n'en est pas moins un phénomène collectif . L'œuvre de Dante est née dans les universités, les hérésies, les sociétés secrètes qui ont aussi entouré le règne de Frédéric II Hohenstaufen, l'enfant d'Apulie, l'enchanteur, l'Empereur des derniers temps, le Roi excommunié de Jérusalem . Nietzsche naît aussi de l'école philologique, enfant de la renaissance et du siècle de fer et de feu que fut le XIXème siècle – quand au Marxisme, il sent encore le parfum des réunions enfumées .

Les marges, comme encore l'escholier Villon, sont possédées par la rage, la force des grands fleuves en crue, des volcans – ainsi Pasternak disait se sentir tout petit face à Maïakovski . Mais cette rage et cette puissance peuvent sombrer, sombrer dans la haine criminelle, dans la folie internée, dans la drogue et l'alcool – la rage est comme le loup, sœur de la nuit . L'autodestruction est une banalité de ces frères, le désespoir immense, urgent, la terreur la plus profonde de l'âme, les larmes versées sans raison, les sursauts au moindre bruit – et la mélancolie et la nostalgie d'autres mondes, qui peut ne pas être reconnue, être nommée fond dépressif par un ignare, pâr exemple au sujet de Barrès . Mais pourtant, comme Saint François caressant le loup cruel, l'homme – l'être humain qui porte en lui la Nuit calmera de sa parole le violent violent de son amour infini, rageur de son désir indéchiffrable, déchiré de son aspiration à l'Un indicible dans le secret . Je parle d'expérience, la dernière d'un soir de mai .

Des êtres ainsi nés peuvent être déformés, impuissants ; ils ne savent que faire de la puissance qu'ils portent en eux et qui les brûle . La vie du microcosme est analogue au drame dans le Ciel que raconte la Gnose . Le Diable veut désespérément l'amour de Dieu...et Dieu aime tout particulièrement le Diable, comme son fils prodige parti au delà de l'horizon . Le monde nait des Lumières et des Ténèbres qui s'affrontent, de leur opposition qui est comme les point de tension de la voile moirée d'un grand navire - toutes deux images de Dieu, la Ténèbre contenant l'étoile, et la Lumière tissée d'une obscurité secrète . Les marges ne sont rien sans amour – ce mot doit être pris dans son sens le plus secret, en penchant l'oreille vers lui, comme un enfant qui écoute la spirale d'un escargot de mer, concentré, les sourcils froncés, à l'écoute d'un grand secret – le secret de 'l'implication de l'immensité dans les objets échoués par le temps, la mort et les larmes . Il n'est pas de Maître sans Marguerite, telle est la Vita Nuova . «Лили, люби меня !» Lili, aime moi ! furent les derniers mots de Maïakovski . Et ce qu'est l'amour à l'échelle du microcosme, c'est ce qu'est le Kairos collectif – ce que furent Athènes, ou Laurent le Magnifique et Florence .

Des Princes flamboyants, ou des sages chefs de peuples, comme Périclès, peuvent vouloir sculpter à la face du monde la noble grandeur de leur patrie, à l'image de la patrie céleste . Ils cherchent alors les hommes qui élèveront les œuvres et les pensées à hauteur du ciel . La sûreté et la finesse de leur goût, leur sens raffiné de l'amitié, leur permettent de rassembler autour d'eux les femmes et des hommes qui, de puissance, de virtualité qu'ils sont, deviennent les plus grands de leur temps . Mais on a tort de penser qu'ils auraient pu être sans lui ; ni lui sans eux . C'est leur force que rien ne peut vaincre, et la racine de leur fragilité . C'est Arthur et la Table ronde, le Roi et sa Cour . Ainsi Achille, qui se vivait du serpent, et pouvait mourir du serpent . Florence a fait Pic et Laurent ; une immense pensée de la réunion ésotérique des hommes, s'appuyant sur la Kabbale, et un prince flamboyant entouré des œuvres, qui encore aujourd'hui, sont de brillantes aurores, des enfantelets nés pour le règne, comme apparu Frédéric II en Empire : l'enfant d'Apulie, ce nouvel Arthur auquel on avait désir de se soumettre de bonne grâce, annonciateur de printemps . L'homme au yeux de serpent, devant les rires duquel les plus puissants seigneurs courbent la tête . Aristote a élevé Alexandre...

Les hommes ne possèdent pas l'éternité, ils doivent sans cesse renouveler leur Alliance avec elle, vivre des Aubes et des Printemps – l'éternité des hommes est dans les hauts instants de la vie et de l'histoire . Le bon-heur est cela, la face solaire du Temps, fille de la Nuit . De même qu'il est un sens originaire de révolution, il est un sens originaire, cosmologique, de ce mot, bon-heur, dont le sens est intimement et secrètement lié à celui de Kairos .

Le Prince, en tant qu figure, est désir de printemps et de Kairos . Je répète ces mots si lumineux de Bulatovic :

Sans roi, il n'y a ni royaume ni philosophie .Ni poésie . Ni hiérarchie!
-Alors, qui est le Roi ?
-L'homme (...) dont la tristesse est immense . (…) Le roi est un être véritable, un état d'âme, le seul être, qui a notre époque, s'exprime par une métaphore . Le roi est la dialectique ! ».

L'homme dont la tristesse est immense est l'homme des marges et des horizons dont j'ai parlé . Le Roi est aussi la dialectique, au sens originaire de discussion, d'affrontement des opposés dans l'image du monde qu'est le Verbe, pour produire comme une création nouvelle, la puissance d'un monde nouveau . Dans le printemps dialectique a lieu l'Alliance des hommes, le serment de la table ronde, la réunion des disciples, la formation de la cour, des écoles, des amitiés . Ainsi la figure de l'homme du Roi, l'apôtre, le chevalier, le courtisan est-elle liée à la maîtrise du Verbe et à la formation des langues, à la pentecôte toujours recommencée . L'amitié primordiale est la fondation d'un monde - l'amitié est la conviction et le monde vécu dans la dialectique .

Le poète est d'abord la parole du Roi authentique - et la langue est sa langue, à l'image d'Adam, lui même image du verbe primordial . La Cour du Roi Soleil, qui est fondatrice de notre langue, a encore répliqué cet archétype .

C'est la bienveillance, et celle de l'homme habité, et celle du Prince, qui permet la lente élaboration de pensées pleines de sève, de pensées chèvrefeuille, glycines, roses à l'incroyable floraison, aux parfums de délices – c'est de la sage et lente discussion que naissent les mondes nouveaux, dans des aristocraties de l'âme . Celle de la politesse infinie et gaie des banquets platoniciens, mère de l'immense filiation grecque . La courtoisie des cours d'amours médiévales, mère de la joy et de la gaya scienza, une pensée d'une subtilité encore neuve . Celle du courtisan de Baldassare Castiglione, et même le monde de la France classique, dont la finesse du XVIIIème siècle est héritière .

Le strict respect de règles de discussion bienveillante est donc la colonne vertébrale de la naissance d'une intelligence collective, et l'essence de la civilisation supérieure . Ce respect est le fil d'or de l'histoire de la pensée et de la langue. Ces règles ne s'appliquent que dans le cadre de discussions fermées, et ne signifient rien de « démocratique » . Ramana Maharishi, dans ses entretiens, est à la fois Maître, et d'une courtoisie constante et sans affectation .

Malgré tout les mésusages du Verbe, il n'existe aucune impossibilité concrète pour que des banquets et des salons virtuels ne puissent élaborer une pensée puissante, permettant de soulever la dalle de la pierre tombale de l'Europe, cette pierre tombale posée en 1933, et lentement recouverte de sédiments et de déchets . L'imprimerie et le courrier postal a permis le développement des Lumières, qui furent au départ des puissances de renouvellement . Le caractère technique des outils laisse un vide qui permet de lutter contre le caractère technique de l'idéologie ; c'est un moment, et il est impossible qu'il dure . La réalité est dialectique, le moderne peut mordre la modernité, comme le temps dessine les orbes elliptiques des astres . Cela se montre par le fait, pas par raisonnement ou par lamentation sur les ruines des mondes perdus dans le passé .

Le raffinement et le refus de l'invective ne signifie nullement une faiblesse – l'homme du XVIème siècle, ou le chevalier courtois, peuvent déployer une violence que la plupart d'entre nous sont incapables de déployer . Il se sont couverts de sang humain, comme Socrate d'ailleurs au combat . Simplement, l'invective est bien au contraire une faiblesse . Cela signifie que nos paroles sont sans consistance ontologique, où à consistance variable . Cela signifie que la discussion ne doit pas construire un monde commun, en respectant le Haut désir tant désiré qui est le soleil intérieur commun, et qui s'incarne dans le Verbe, mais le triomphe de petits Ego, au dépens du Verbe et de la Vérité .

Pourquoi cherche-t-on tellement à me persuader que je peux penser sur n'importe quel sujet, et que j'ai le droit de dire n'importe quoi sur tout? Sinon que mes paroles sont du bruit-que ce que je dis est sans importance-que je le sais, que je ne VEUX pas le penser, et qu'il ne FAUT pas le dire? -le dernier mot sur la liberté d'expression du dernier homme.Celle là, il est inutile de la respecter. Mais l'homme sage lui, à l'image de la construction des labyrinthes des commentaires sacrés, ajoute toujours une marche vers le ciel, pour au moins une personne, un jour.

L'incapacité moderne à la discussion fondamentale est une image de plus de l'inversion du monde, quand le Verbe et le désir de printemps sont instrumentalisés en désir de puissance egotique et de jeunefillisation du monde .

Cela, tout simplement, doit être traité comme le figuier sec . Par l'abandon – je secoue la poussière des mes pieds .

Je ne peux accepter le sacrifice de l'espoir pour le plaisir de l'insulte . Une discussion qui ne crée pas n'est rien, comme un déchirement d'araignées . Le Verbe est un privilège, et un privilège ne s'humilie pas .



Vive la mort ! et vive le Soleil Invaincu
!

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Nu

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Zinaida Serebriakova