Marx et le désenchantement du monde comme figure idéologique . Les constructions des formes de domination dans le capitalisme moderne .

(bocklin)

A la lecture de cet article, il sera possible d'envisager les positions de Marx comme une position dans le développement de l'idéologie racine, et donc comme un moment d'une pensée de la sortie du Système . J'ajoute que Marx et la version libérale de l'idéologie sont deux branches du même tronc, et que la fin véritable du marxisme, sa négation dans l'ordre du savoir objectif, est aussi la négation de l'idéologie libérale .

Vassili Grossman, dans Vie et destin, a déjà rapproché l'idéologie nazie de l'idéologie de l'URSS – je pose que l'analogie est aussi présente entre les deux blocs de l'ancienne guerre froide, donc présente parmi nous . La chute de l'Est n'a fait qu'anticiper la chute de l'Ouest, de son Spectacle et de ses fausses valeurs – et surtout, de l'idéologie qui l'accompagne .

Marx, dans le Manifeste du parti communiste, livre une analyse remarquable, par la manifestation explicite d'une thèse progressiste que l'on retrouve dans les thèses sur le désenchantement du monde, des liens de domination dans le capitalisme de son temps .

Le désenchantement du monde comme concept paraît prendre à bras le corps cette étrange évidence, à savoir que la civilisation occidentale moderne semble sécularisée, sans Dieu – dépourvue de « religion », cet objet social qui semble pourtant omniprésent dans l'histoire du monde .

Il n'est pas impossible que cette vision soit celle d'une myopie toute particulière de l'Occident, et que l'idée progressiste d'une sécularisation liée aux progrès de la raison et de la science ne masque le passage de l'ère de l'Église à l'ère du Spectacle comme mode de représentation et de justification de la domination . Cette position de la société du Spectacle est assurément beaucoup plus subtile que celle de ceux - Gauchet, par exemple - qui sont si fier d'avoir repris cette idée éculée . En effet, cette thèse est consubstantielle à l'idéologie des Lumières dans ses versions positivistes et scientistes .

La thèse du désenchantement du monde repose en effet sur un solide, et antique, soubassement idéologique . Elle suppose que le monde a été enchanté par les anciennes religions, bref que celles-ci ont orné le Vrai Monde de paillettes et de mythes – mais que l'homme moderne, comme M Gauchet, ont un accès au Vrai Monde, accès qui est le résultat d'un récit enchanté des progrès de l'esprit humain -accès qui leur permet de dire que le monde des anciens était enchanté . Seul petit problème : la prétention de mettre fin au cycle de l'interprétation, de connaître sans médiation le Vrai Monde est d'une prétention exorbitante pour un si petit, infime petit bourgeois .

Il est vrai que le monde est dans l'œil de celui qui le regarde, et que le voir sans béances, sans éclairs et sans mystères, comme un contrat de livret d'épargne de la Poste – désenchanté par l'effort prométhéen de la Science, en la personne d'un très gros homme au faciès porcin, borné comme un terrain de lotissement, ayant bondi comme une balle pour déchirer de sa main libératrice le voile fallacieux des cieux – ne peut être le fait de ces derniers hommes qui envahissent le monde à la faveur de la déréalisation provoquée par l'ère indéfinie de la sécurité matérielle . La sécurité permet à l'idiot de se convaincre de sa puissance – la violence d'un animal sauvage, la terreur de la guerre ont joué un rôle dans la valeur de l'humilité chez les peuples les plus sévères .

Il n'est pas d'autres époques où des porcins perchés sur un tas de fumier auraient pu croire légiférer souverainement sur l'histoire du monde, et où un être insignifiant peut se croire mieux informé qu'Albert Einstein ou Jaako Hintikka, plus sûr que le Popper de la Logique de la Découverte scientifique, qu'Héraclite ou Sankara, que Dante ou Shakespeare, et décréter avec un sourire entendu le désenchantement du monde .

Mais même un penseur d'envergure comme Marx peut porter dans les entrailles de sa pensée de telles illusions . Voyons ce texte du Manifeste :

«La bourgeoisie a joué dans l'histoire un rôle éminemment révolutionnaire.
Partout où elle a conquis le pouvoir, elle a foulé aux pieds les relations féodales, patriarcales et idylliques. Tous les liens complexes et variés qui unissent l'homme féodal à ses "supérieurs naturels", elle les a brisés sans pitié pour ne laisser subsister d'autre lien, entre l'homme et l'homme, que le froid intérêt, les dures exigences du "paiement au comptant". Elle a noyé les frissons sacrés de l'extase religieuse, de l'enthousiasme chevaleresque, de la sentimentalité petite-bourgeoise dans les eaux glacées du calcul égoïste. Elle a fait de la dignité personnelle une simple valeur d'échange; elle a substitué aux nombreuses libertés, si chèrement conquises, l'unique et impitoyable liberté du commerce. En un mot, à la place de l'exploitation que masquaient les illusions religieuses et politiques, elle a mis une exploitation ouverte, éhontée, directe, brutale.
La bourgeoisie a dépouillé de leur auréole toutes les activités qui passaient jusque-là pour vénérables et qu'on considérait avec un saint respect. Le médecin, le juriste, le prêtre, le poète, le savant, elle en a fait des salariés à ses gages.
La bourgeoisie a déchiré le voile de sentimentalité qui recouvrait les relations de famille et les a réduites à n'être que de simples rapports d'argent. »


En clair, Marx soutient que la bourgeoisie a mis en place une exploitation ouverte, éhontée, directe, brutale des hommes . Qu'elle a déchiré le voile de sentimentalité...Voilà en tout cas une thèse proche du désenchantement du monde social . Il est clair pourtant que cette position est non seulement fausse en général, encore plus dans le monde du spectacle, mais aussi absurde . Ces mots seront justifiés par la suite .

Absurde, sans aucun doute . Une réflexion rapide et machiavélienne pour inaugurer le propos . Sun Tzu le dit aussi : tout l'art de la guerre est fondé sur la duperie . Dans une relation dominant-dominé, il n'est pas économique pour le dominant de présenter le lien avec un maximum de brutalité . Il est de l'intérêt matériel du dominant de présenter la domination sous une forme qui ne blesse pas excessivement la fierté du dominé, afin de limiter sa révolte, et de le motiver dans son travail ; et il est de l'intérêt du dominé d'accepter le récit euphémisé du dominant, pour préserver de lui-même une image, et un récit de soi humainement habitable . Ce qui est appelé le syndrome de Stockholm n'est qu'une illustration extrême de la logique de ce processus qu'est l'ego, qui consiste à se protéger d'une image trop humiliée soit en glorifiant l'humiliation – voyez la Généalogie de la morale – soit en acceptant un récit protecteur de l'image de soi – une complicité dans son asservissement, si l'on ne peut le surmonter, ou une vengeance atroce .

La seule raison, pour les dominants, de maintenir une humiliation féroce des dominés peut être justement d'obliger les dominants à rester cruels, puissants et impitoyables – ce qui était, sans doute possible, le choix des spartiates envers les ilotes, qui rendait toute paix sociale impossible . Il est des formes de domination féroce qui ennoblissent les dominants, en les obligeant à une stricte discipline de l'ordre - une telle détermination n'est pas sans grandeur . Mais elle doit pourtant se fixer des limites, en particulier s'interdire l'excès de jouissance sadique .

Car la cruauté et les bénéfices secondaires sadiques de la domination écrasante sont plutôt un abaissement, une désorganisation psychique des dominants – ce qui a frappé par exemple l'élite de la noblesse russe, quand elle a succombé à des mélanges de sadisme et d'alcoolisme vis à vis des moujiks, ou encore l'entourage d'un Charles IX . Je pense aussi aux horribles supplices dont jouissaient les routiers des guerres européennes, de la guerre de Cent ans comme de la guerre de Trente ans, ou encore les guerriers africains – voir Allah n'est pas obligé de Kourouma . De tels comportements sont aussi le risque majeur de révoltes de Spartacus, de marronnages et de carbonari, et ne peuvent fonder aucun ordre . Ce sont les horreurs de la guerre .

En clair, la thèse de Marx est politiquement dépourvue de sens : les dominés déchireraient le voile qui justifie leur domination, ils rendraient ce service aux philosophes et au prolétariat – et le prolétariat saurait le voir sans ciller ? Cela ne peut tenir .

L'histoire postérieure de la domination et des dispositifs de domination donne tort à Marx sur ce prétendu désenchantement . Le désenchantement maximal du lien de domination est l'homme matière première de l'industrie, l'homme objet d'une jouissance sadique, l'esclavage, l'homme réduit à l'outil animé - le contrat de travail capitaliste, qui suppose la libre volonté de l'ouvrier, son désir implicite d'être exploité, sa gratitude envers son employeur qui lui permet d'avoir un emploi,est un récit infiniment plus enchanté que le servage médiéval, pour ne pas parler de l'esclavage antique . L'exploitation comme contrat d'égal à égal - c'est justement ce récit qui a empêché la conscience de classe et la lutte des classes de triompher .

Car les Trente Glorieuses, c'est ce récit de la Réussite et du Progrès qui amène les classes, devenues amies par l'abondance d'une production rationnelle, à abandonner leurs antagonismes au profit d'une gouvernance rationnelle, et à proclamer la fin des idéologies par l'effet de la pensée rationnelle et de l'individualisme méthodologique, qui pose la seule légitimité des intérêts privés et l'inexistence de l'histoire . Du millénarisme de technocrate allié aux épiciers, somme toute . Pas plus puissant intellectuellement que le millénarisme de technocrate de l'URSS, mais appuyé sur une base matérielle plus puissante et durable – mais qui flanche . La religion du XXème siècle est menacée par « la crise » . Et par le processus de plus en plus voyant malgré le Spectacle de concentration du capital, et de prolétarisation consécutive du monde - voilà que nos juges et nos ambassadeurs se sentent déclassés, c'est pour dire les autres, les scientifiques ou les enseignants - qui oblige les jésuites modernes, en bons chiens de leurs maîtres, je veux dire les économistes, à une casuistique de plus en plus échevelée pour montrer que tout cela est bon, rationnel, juste et positif .

Si l'exploitation salariale capitaliste n'est pas la révélation d'une essence de la domination, mais une forme fonctionnelle de la domination dans le Système, la description de la réalité des relations est plus solide . Pourquoi l'exploitation salariée est-elle plus dure, éhontée, directe, brutale que l'asservissement des serfs ? Parce que l'exploitation esclavagiste n'est pas performante – elle est extensive, et non pas intensive . Le travail des esclaves est toujours loin du maximum ; la propriété d'esclaves, par exemple à Rome, a rarement pour but la croissance indéfinie de la production matérielle, mais le maintien du domaine du maître, avec des objectifs de rendements inexistants, en tout cas très lâches . Marx note dans le Manifeste : La bourgeoisie a révélé comment la brutale manifestation de la force au moyen âge, si admirée de la réaction, trouva son complément naturel dans la paresse la plus crasse.

Question : pourquoi le défenseur des pauvres et des opprimés tient-il autant à les mettre au travail ? Sinon parce qu'il a épousé l'idéologie de la bourgeoisie ?

Si nous essayons de résumer les buts d'une révolution de type marxiste, nous dirons que les liens d'exploitation doivent être remplacés par des liens de solidarité . Il est donc indispensable pour comprendre ces buts d'avoir un concept clair de ces liens . Et je ne suis pas sûr que cela soit possible . En effet, la notion d'exploitation ne peut être clairement définie que dans la perspective individuelle du lien, prédéfinie par l'idéologie racine, qui fait du lien l'accident inessentiel et révocable de deux substances . Mais nous allons en développer la logique, afin de décrire la position de Marx .

La domination salariée passe exclusivement par un échange matériel calculable . Elle exclut comme inessentiels les autres facteurs de la jouissance de la domination . On peut définir le lien d'exploitation comme le rapport A - B où les apports matériels de A à B sont très supérieurs aux apports de B à A . Alors B exploite A . Je dit on peut . Mais le lien de nourrissage maternel répond à cette définition, et n'est pas un lien d'exploitation . L'analyse du lien en termes de richesse matérielle est très insuffisante pour décrire la complexité du lien . L'analyse du lien doit aussi se situer sur le long terme ; ainsi l'enfant qui s'occupe d'un parent peut avoir un lien inégal qui ne sera pas considéré comme d'exploitation .

Tous les aspects non matériels de la domination, Marx les dit, comme je le fais moi-même dans le contexte de l'idéologie racine, et non pour exprimer une vérité, bénéfices secondaires de la domination . Mais dans une perspective anthropologique, parler de bénéfices secondaires n'est pas exact . La jouissance sexuelle et sadique des dominés est une figure constante de la domination, tout comme l'humiliation ludique . Elle n'est d'ailleurs nullement absente de la domination moderne, même si elle l'est plutôt du Spectacle, en tant que monde capitaliste idéal . Le Système désire réduire le lien à un échange matériel – la lutte contre le harcèlement moral ou sexuel, donc contre les bénéfices sadiques de la domination est fonctionnelle au Système . Le strict contrôle des « relations personnelles dans l'entreprise » est fonctionnel au Système, tout comme la plus grande liberté sexuelle à l'extérieur, dans les moments de consommation du travail social .

La réduction du lien à l'échange matériel est liée à l'entéléchie du Système, qui maximise l'expansion de la puissance matérielle . Le procès du Capital n'est pas de permettre au maître d'esclave de vivre richement, de manière ostentatoire, mais de retirer du capital, comme le jus d'un citron, du travail des salariés, pour ré-injecter ce capital à l'infini, avec des taux de profit toujours maximisés – ce que l'on nomme la croissance de la productivité . La domination capitaliste est un processus d'expansion indéfinie de la production qui conserve les populations dans la dureté du besoin, non un état d'opulence et de jouissance . L'opulence et la jouissance ne sont fonctionnelles au Système que pour deux raisons : parce que la consommation est une forme de travail, comme Marx l'avait noté, et parce que le spectacle de l'opulence des personnages médiatiques, de leurs vêtements, voitures, chaussures, coiffures...sert de prescripteur publicitaire et d'idéal du moi à une foule d'êtres qui ressemblent à des êtres qui ressemblent...
L'accroissement massif des richesses n'entraîne pas le sentiment général d'abondance, et le relachement de la pression du besoin, par la création toujours nouvelles de nouveaux besoins - je dis bien besoins, car est besoin ce qui est indispensable de posséder pour vivre normalement dans la société - et par la concentration consécutive du capital produit par la plus value dans une oligarchie étroite . La pression du besoin est le moteur même de la puissance de l'exploitation de la main d'oeuvre . La croissance pourrait durer indéfiniment que la pression du besoin ne serait pas baissée, parce qu'elle est fonctionnelle, essentielle . Marx note encore :

La bourgeoisie ne peut exister sans révolutionner constamment les instruments de production, ce qui veut dire les rapports de production, c'est-à-dire l'ensemble des rapports sociaux. Le maintien sans changement de l'ancien mode de production était, au contraire, pour toutes les classes industrielles antérieures, la condition première de leur existence. Ce bouleversement continuel de la production, ce constant ébranlement de tout le système social, cette agitation et cette insécurité perpétuelles distinguent l'époque bourgeoise de toutes les précédentes. Tous les rapports sociaux, figés et couverts de rouille, avec leur cortège de conceptions et d'idées antiques et vénérables, se dissolvent; ceux qui les remplacent vieillissent avant d'avoir pu s'ossifier. Tout ce qui avait solidité et permanence s'en va en fumée, tout ce qui était sacré est profané, et les hommes sont forcés enfin d'envisager leurs conditions d'existence et leurs rapports réciproques avec des yeux désabusés.
Poussée par le besoin de débouchés toujours nouveaux, la bourgeoisie envahit le globe entier. Il lui faut s'implanter partout, exploiter partout, établir partout des relations.

L'opération idéologique et pratique de réduction est la suivante : la bourgeoisie impose de force comme seul valable le lien d'échanges matériels neutralisé de toute humanité ; et elle pose ce processus de forçage du monde et d'exploitation maximale de la main d'œuvre comme la progressive révélation d'une nature de tout lien possible, donnant à l'ensemble l'aspect illusoire d'un phénomène naturel incontournable . Tout ce qui avait solidité et permanence s'en va en fumée, tout ce qui était sacré est profané, et les hommes sont forcés enfin d'envisager leurs conditions d'existence et leurs rapports réciproques avec des yeux désabusés. Les liens humains sont tissés par la souveraineté humaine . Les hommes, vaincus, sont forcés ainsi d'envisager leurs liens avec des yeux désabusés, parce qu'ils sont construits ainsi par le capitalisme, et nullement parce que de nature il seraient ainsi – thèse contradictoire d'ailleurs avec d'autres thèses de Marx .

En clair, la prétendue sécularisation, ou désenchantement du monde, n'est pas la révélation dans une pentecôte de l'esprit bourgeois de l'essence du monde . Le désenchantement du monde est la réduction forcée de l'ensemble des liens de l'homme avec les autres hommes, et avec le monde, vers le modèle unidimensionnel du lien de l'échange matériel . Il se nomme salariat, pour les liens entre les hommes, ou propriété, défini comme puissance la plus absolue sur les choses possédées, donc aveuglement total de la puissance de contemplation .

La propriété n'est pas seulement un rapport entre un homme et une chose . Elle est un cadre du regard que porte la société humaine sur la chose appropriée . La chose appropriée est placée totalement sous la domination de son propriétaire, et elle est une ressource pour produire de la valeur, c'est à dire de l'argent . La propriété est un regard sur le monde, une perspective, où les objets du monde sont vus comme plus intensément existants qu'ils ont plus de valeur d'échange . Le diamant ou le pétrole sont plus que l'eau à ce jour ; la beauté, le mystère n'ont aucune valeur, à moins de pouvoir se prêter à une exploitation touristique – où à la mise en valeur de l'image du propriétaire fortuné d'une œuvre d'art .

Le médecin qui regarde les dents de l'esclave a-t-il sur lui le regard de sa mère, de son enfant ? Et pourtant, l'idéologie racine est cette pensée qui affirme que la seule perspective vraie sur cet étant, cet être humain placé sous le statut de la chose échangeable, appropriée, est celle du médecin des esclaves, une évaluation de valeur de vente sur un marché . L'idéologie racine pose en général l'appréciation de valeur comme relevant de l'objectivité de la chose . L'artiste, le « primitif » qui regardent une forêt n'ont pour elle qu'une perspective subjective, personnelle, isolée, fantaisiste, enchantée – l'ingénieur des eaux et forêts qui en calcule la valeur de coupe lui est dans l'objectivité, la science, l'utilité, la vertu même . Le désenchantement du monde du médecin des esclaves ou de l'ingénieur des eaux et forêts sont analogues – et c'est ce processus que l'on cherche à montrer dans le récit progressiste comme le dévoilement définitif d'une vérité de l'être .

L'ontologie de la chose, dont j'ai longuement parlé ailleurs, est l'ontologie de référence de la perspective de la propriété, puisque la mesure de l'être est la chose, localisable et sans liens, donc en puissance bien mobilier échangeable . A partir de la propriété, les signes visibles dans le monde, cachés dans le mystère, les puissances spirituelles et affectives qui s'y transmettent, sensibles par exemple dans une forêt, sont des enchantements illusoires, sont niés, déchus de toute existence reconnue – et la capacité à voir la puissance divine dans la nature disparaît, et même est tournées en ridicule . Mais en vérité, la perspective de l'ingénieur est aussi construite que n'importe quelle autre perspective : elle est la perspective du Système.

Le processus de fermeture et d'enfermement du regard dans une perspective unique imposée de force est présenté comme manifestation de la vérité, et abandon des mensonges des ancêtres . Certains peuples, comme les Indiens d'Amérique, durent en être convaincus par le massacre .

Nous ne pouvons vendre la vie des hommes et des animaux. C'est pourquoi nous ne pouvons vendre cette terre. Elle fut placée ici par le Grand Esprit et nous ne pouvons la vendre parce qu'elle ne nous appartient pas.
Chef indien Blackfeet (Pieds-Noirs)

Mes jeunes gens ne travailleront jamais.
Les hommes qui travaillent ne peuvent rêver. Et la sagesse nous vient des rêves.
Smohalla, chef indien Sokulls

Le désenchantement du monde est un nom prétentieux de l'imposition violente du Système à la culture . C'est le réductionnisme caractéristique de l'idéologie racine, qui s'exprime par le X, ce n'est que...des pseudos dévoilements des pseudo philosophies du soupçon, qui dévoilent toujours tout, sauf leur source ontologique corrompue . Une forêt, c'est n'est qu'une réserve mesurable de bois, rien de plus . Un ami, ce n'est qu'un partenaire d'affaires, jusqu'à ce que des intérêts divergents nous séparent . Iseult n'est que la partenaire sexuelle de Tristan . Le philtre, le destin, le symbolisme puissant des printemps est un voile d'illusions pour un commerce d'ego . Ces partenariats sont libres, comme les échanges sont libres et non faussés .

La production et les échanges sont libres et non faussés . Mais les hommes ne sont pas libres et sont faussés – pas libres de ne pas vendre, de ne pas travailler, de ne pas acheter . Et que l'on ne me dise pas que l'indien qui refuse le travail est un paresseux ; non, il œuvrait, bien sûr, mais sans chercher d'optimisation continuelle, sans rentrer dans les processus asservissants de la performance .

L'annihilation des possibilités d’interprétation multiples du monde à travers l’arraisonnement du monde par la technique est posée comme le dévoilement d'une essence, ou encore le résultat du processus est présenté comme la cause du processus . L'enfermement monolithique de l'interprétation dans la seule logique de l'exploitation des ressources matérielles, phénomène proprement totalitaire, est présenté comme une libération des illusions .

Le désenchantement du monde n'est pas la révélation d'une essence qui serait donnée en toute transparence à l'œil sacré de la Science – elle est aussi construite que toutes les visions culturelles du monde précédentes . La soi-disant absurdité du monde, et la pauvreté nihiliste de l'interprétation de la nature n'est pas un processus d'épure de la vérité par la raison, de retrait des désirs et des illusions projetées autrefois sur l'être, mais une construction pitoyablement pauvre du monde dans la culture capitaliste . L'absurdité, le vide, le bloom ne sont pas des essences immuables de l'homme, mais la réalité de la production anthropologique du Système qui se projette sur le monde .

L'asservissement des hommes à l'objectif de production maximale est présenté comme le développement de la puissance humaine, et sa réalisation la plus haute . L'asservissement le plus étriqué est présenté comme une libération .

La jouissance est enfermée dans la consommation, alors que la recherche de de la jouissance dans la consommation est une fuite en avant vaine, ce que l'Ecclésiaste avait noté en disant que l'oeil ne se remplit pas de ce qu'il voit, l'oreille ne se remplit pas de ce qu'elle entend . Aujourd'hui, les écologistes qui croient que l'homme doit renoncer à la jouissance pour conserver le monde ne font que répliquer cette assimilation vaine .

Il faut ajouter que la jouissance de la domination n'est nullement, sinon dans l'idéologie racine qui préside à la neutralisation de la domination au profit de l'entéléchie du Système, le seul privilège des dominants . Le service du Roi a toujours été présenté comme un grand privilège ; et le droit de plier le genou devant le Maître, comme celui d'être pris par son désir, a toujours trouvé pléthore de candidats parmi les êtres les plus orgueilleux . Les voluptés de l'humiliation ne sont nullement perdues, dans les forêts de la sensualité faites de lianes et de serpents .

J'ajoute que cette description des délices de la domination, cynique et provocante – la mienne - est caricaturale, ubuesque . Le service d'un Maître est aussi extrêmement gratifiant pour toutes les traditions : on apprend à son imitation, on vit dans sa grandeur, et par l'attente constante de la grandeur, on le soutient dans la sienne, on l'aide à se refuser toute faiblesse humaine . Le service du Maître est par exemple l'essence du Bushidô ; et le lien du maître et du disciple n'est pas un lien d'exploitation . Cela est vrai dans toutes les écoles philosophiques de l'Antiquité, dans les cours féodales, dans les grandes traditions spirituelles . Penser que l'épicier débile qui exploite son apprenti demeuré, ou le proxénète ses filles, déchire le voile sur Aristote et ses disciples, sur Sri Ramana Maharishi et son ashram, ou encore sur Saint Louis et ses chevaliers fidèles, ou encore que la pornographie (ou le modèle microéconomique) sont la révélation finale de l'essence du lien de Tristan et d'Iseult, c'est à la limite ce qu'un épicier moderne épris d'égalitarisme serait capable de concevoir, et les gender studies, ce dernier brouet de l'idéologie racine, d'enseigner, mais que je m'interdirais même de discuter . Car le lien amoureux, le lien de Maître à disciple sont les creusets de la grandeur humaine .

Le lien capitaliste lui même n'est pas univoque . Les difficultés théoriques de l'ultra-gauche marxisante, face à l'évidence de la dissolution de la conscience de classe et la complicité des organisations ouvrières au capitalisme, montre assez que les retours matériels du consentement à l'exploitation ont parus suffisants, ou en puissance d'être suffisants, à un très grand nombres de prolétaires de tous les pays, et les a fortement désunis .

Le dévoilement du prétendu caractère naturel et dévoilé du lien de domination capitaliste offre en outre à l'analyste qui décide froidement de nuire à la société moderne et à ses labyrinthes inversés de laideurs et d'enfermements l'occasion de dévoiler une autre vérité qu'il ne faut pas dire, c'est que les liens de domination moderne sont plus masqués que jamais . Le lien explicite est l'esclavage personnel, le maître antique qui ramène de la guerre des captifs ; ou encore le lien féodal de fidélité strictement personnelle – je t'obéis à toi, en tant que personne, parce que telle est ma fidélité – mais je peux aussi faire la guerre à ton successeur, et c'est normal .

J'appelle neutralisation tout ce qui tend à évacuer l'aspect personnel, en puissance d'être émotionnellement investi, du lien . En clair, le Système, pour maximiser la production de la puissance matérielle, est conduit à pratiquer la déshumanisation des liens, à produire l'inhumain comme valeur de l'humain . A placer l'immense puissance technique et idéologique accumulée au service de cet objectif proprement dément .

Une stratégie est la triangulation symbolique : fixer un cadre juridique à la domination, par exemple . Alors le Maître ne se fait plus obéir, il fait respecter la loi . Il n'est plus une personne, il est le Maître, le Père – et n'importe quelle autre personne peut jouer ce rôle . Cet aspect offre l'effet comique qu'une révolution peut renverser le lien, et le maître d'hôtel commander à son maître . C'est ainsi qu'un moderne peut dire au sujet de quelqu'un nos relations sont strictement professionnelles . La qualité personnelle des relations peut alors se mesurer à l'écart à la règle de relation strictement professionnelle . Plus j'accepte d'écart, plus la relation est personnelle . Dans les sociétés très riches de relations personnelles, donc saines de notre point de vue, les règles professionnelles sont très peu suivies – les penseurs du Système les disent corrompues .

La domination moderne évolue vers toujours davantage de neutralisation . Non seulement elle est couramment impersonnelle par substitution d'un homme à un autre, mais plus encore par des dispositifs mécaniques, comme la vidéo-surveillance, le radar automatique, le portillon de métro, les dispositifs de surveillance des communications par programme . La multiplication des dispositifs de domination à valeur morale ou hygiénique, esthétique, ludique, consumériste, etc...participe plus encore de ce masquage, puisque qu'une épaisse couche de moraline masque le mur des dominations oligarchiques . Comme les cascades de sociétés écrans occultent le propriétaire final de capitaux, des cascades de dispositifs écrans dissimulent l'intérêt final de l'oligarchie – et la démocratie moderne est un tel dispositif, le plus énorme, le plus proche et le moins visible de ce fait .

Marx s'aveugle sur les liens – il pense que si la concentration du capital tend à réduire à l'infime l'oligarchie, la suppression de l'oligarchie permettra aux dominés de se dominer eux-mêmes, puisque l'État n'est qu'une superstructure illusoire .

Le résultat général auquel j'arrivai et qui, une fois acquis, servit de fil conducteur à mes études, peut brièvement se formuler ainsi : dans la production sociale de leur existence, les hommes entrent en des rap­ports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté, rapports de production qui corres­pondent à un degré de développement déterminé de leurs forces productives maté­rielles. L'ensemble de ces rapports de production constitue la structure économique de la société, la base concrète sur laquelle s'élève une superstructure juridique et politique et à la­quel­le correspondent des formes de conscience sociales déterminées. Le mode de production de la vie matérielle conditionne le processus de vie social, politique et intellectuel en général. Ce n'est pas la conscience des hommes qui détermine leur être; c'est inversement leur être social qui détermine leur conscience. À un certain stade de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en contradiction avec les rapports de production existants, ou, ce qui n'en est que l'expression juridique, avec les rapports de propriété au sein desquels elles s'étaient mues jusqu'alors. De formes de développement des forces productives qu'ils étaient ces rapports en deviennent des entraves. Alors s'ouvre une époque de révolution sociale. Le changement dans la base économique bouleverse plus ou moins rapidement toute l'énorme superstructure. Lorsqu'on considère de tels bouleversements, il faut toujours distin­guer entre le bouleversement matériel - qu'on peut constater d'une manière scientifiquement rigoureuse - des conditions de production économiques et les formes juridiques, politiques, religieuses, artistiques ou philosophiques, bref, les formes idéologiques sous lesquelles les hommes prennent conscience de ce conflit et le mènent jusqu'au bout. Pas plus qu'on ne juge un individu sur l'idée qu'il se fait de lui-même, on ne saurait juger une telle époque de boule­ver­se­ment sur sa conscience de soi; il faut, au contraire, expliquer cette conscience par les contradictions de la vie matérielle, par le conflit qui existe entre les forces productives socia­les et les rapports de production. Une formation sociale ne disparaît jamais avant que soient développées toutes les forces productives qu'elle est assez large pour contenir, jamais des rapports de production nouveaux et supérieurs ne s'y substituent avant que les conditions d'existence matérielles de ces rapports soient écloses dans le sein même de la vieille société.

La réalité est que l'État peut être le support d'une classe, ce qui fut manifesté par l'histoire de l'URSS – premier échec de la notion de superstructure . Marx pense que le maintien de la conception capitaliste du monde et de la culture, qui instrumentalise tout au profit de la production, et subordonne tout à celle-ci, ce qu'il nomme matérialisme historique peut permettre de sortir du Système – évidente fausseté . Le matérialisme historique est lui même l'expression idéologique de la domination de la bourgeoisie, de son sentiment de supériorité . En finir avec la domination de la bourgeoisie est en finir avec le matérialisme historique qui domine bien au delà des idéologies qui se réclament du marxisme .

La question posée par l'ensemble de ces questions, par le tissage de la société est celle des liens . Nous devons réussir à définir ce qu'est un lien ; un lien d'exploitation ; un lien de domination . La société humaine est tissée de liens . Une compréhension puissante de l'homme passe par une compréhension puissante des liens .

Les liens sont représentés par leur description juridique ; ainsi la propriété de l'esclave par le maître, le contrat de travail, la filiation, le mariage, l'association...ou sont représentés en dehors du juridique, comme l'amitié, l'amour .

Les liens entre les hommes sont intermédiés, pour la plupart . Qu'est ce qu'un rapport non intermédié? Si je suis nu contre toi, c'est notre peau qui intermédie . Sinon, les paroles . Mais il peut se former un acte commun de nos puissances, une unité inexplicable et puissante . Cette expérience de l'unité, qu'elle s'enracine dans l'amour sexuel ou dans l'amitié, est bouleversante – celui qui la sait possible en sait la puissance de réalisation .

Le problème du concept alors est de poser que cette unité est l'addition de deux pôles préexistants – mais si cela était, l'addition ne créant rien de nouveau, le lien ne serait pas puissance . Et une fois passé, il nous laisserait comme avant – comme si une lame puissante pouvait nous enrouler en son sein, nous broyer, nous enlacer aux algues du mondes comme les branches du chêne s'enlacent aux rayons du soleil – et nous laisser comme avant . Alors qu'il n'y a plus que le souvenir d'avant – non plus l'avant . Cela est vrai de tout affrontement de la puissance .

L'unité d'un lien puissant n'est pas un processus d'addition . Cette unité ne se situe pas dans la quantité, mais dans l'intensification de la vie, dans la qualité . Cette unité transporte ses pôles dans une ivresse indéfinie, et peut être puissance de trans-formation . La transformation n'est pas originairement un changement unidimensionnel, mais un changement d'état de l'être, un changement de monde . La transformation est une percée, et ne peut être décrite dans le termes du monde qu'elle quitte, et qui est dans sa perspective l'île des morts – laisse les morts enterrer leurs morts .

L'intermédiation de la relation est l'expression symbolique et conceptuelle de cette impossibilité de réduction, de cette fausseté essentielle de l'addition comme représentation du lien . Cette fausseté essentielle est aussi la fausseté de toutes les perspectives de la société ou de l'homme prétendant partir d'une réalité déterminante de l'individu, et d'une inexistence relative de ses liens . L'homme ne peut être compris hors de cette co-construction relationnelle . La représentation dite de l'individualisme méthodologique est non pas scientifique, mais idéologique – et partant de ses a-priori faussement évidents, il n'est logiquement possible que de revenir inlassablement, mécaniquement, vers ces mêmes a-priori .

Dans la perspective du neurone, il n'est pas d'esprit, ni de conscience – et il s'écrira de gros traités pour l'affirmer, la conscience est un épiphénomène inessentiel -et pourtant, l'esprit est bien toujours présent – ne serait pour fonder ce désir et cette puissance de se nier . Donner raison au neurone contre l'évidence est l'effet de la déformation idéologique qui nous fait considérer davantage ce que nous découpons dans un continuum comme « élément », plutôt qu'à l'ensemble qui lui seul se donne...le neurone est l'effet de la conscience analytique autant que sa source - Cette fermeture logique est la signature d'une idéologie . Souvent, la pensée est une prison des mondes .

La relation est intermédiée . A savoir, que la relation entre deux êtres humains passe le plus souvent par un, ou des symboles, et par des échanges symboliques . Ce peut être un symbole comme un drapeau, une langue ; ce peut être un objet ; ce peut être un contrat ; ce peut être une autre personne .

Les liens sont par excellence le lieu de compréhension de l'analogie de proportionnalité propre, quand on pose que les liens A-B et C-D sont analogues, c'est à dire que A est à B ce que C est à D . Par exemple, le lien entre la Sulamite du Cantique et son prince est analogue au lien entre l'âme et le Verbe, ou à celui de l'Église et de Dieu, dans les commentaires du Cantique de tradition chrétienne .

L'analogie est l'essence de la compréhension de l'actuation de la puissance divine à travers l'homme, quand l'homme réplique une scène divine – ainsi quand l'homme comme Dieu produit un ordre par ses mots, quand le poète nomme comme Adam, ou quand l'union mystique de l'homme et de la femme réactualise l'Eden ici et maintenant . Il existe un archétype divin, symbolique, dans le récit divin ; et par exemple le complexe d'Oedipe n'est que la réplication sécularisée de la compréhension traditionnelle de la mythologie . L'analogie pose que l'acte est l'explication de l'implication archétypale cachée dans le mystère .

Le lien véhicule une puissance affective, et une puissance de réalisation . Cette puissance de réalisation peut atteindre l'absolu, quand il est question de la relation entre le porteur de la grâce et celui qui la reçoit . Mais la donation du souffle, ou Grâce, est l'archétype, le premier analogué de la figure générale du lien hiérarchiquement supérieur - une actuation de la Volonté de puissance qui traverse les pôles et les élève, les transforme .

Nous laissons aux morts le désenchantement du monde et les comédies du progressisme, quand le train file vers un mur. Et quant à l'homme, la respiration des mondes manque . La reconquête du souffle passe par le printemps des lianes et des chèvrefeuilles .
Et les fruits passeront la promesse des fleurs .

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Zinaida Serebriakova