L'art du bondage comme subversion - Le Bloom, salariat et esclavage . L'évolution des formes de domination dans le capitalisme avancé .

(Araki)



Hommage à Marx et à Simone Weil .

Qu'est ce qu'un homme libre ? Nos pères nous promettent depuis la naissance la liberté, proclament que l'humanité est née libre, et partout elle est dans les fers . Nos oligarques admiraient durant leurs séjours de plaisance la liberté des Égyptiens dans leur bonne presse, puis constatent avec une horreur bien jouée leur esclavage . Nos oligarques se réjouissent de la libération des peuples, et de l'Égyptien en particulier, pour s'assurer que leurs dominations ne soient pas remises en cause dans leurs propres domaines, qu'une illusion persistante veut nommer « États », ou « Républiques », et que l'on devrait nommer « possessions » .

Qu'est ce qu'un homme libre ? Pour les Athéniens, un homme libre est un homme qui ne travaille pas pour autrui, qui se nourrit des fruits de son travail, sur une terre qui lui appartient . Un salarié, à leurs yeux, n'est pas un homme libre .

Marx note dans ses manuscrits, à l'époque de la guerre de Sécession : L'esclave travaille sous l'aiguillon de la peur, non pour son existence qui, si elle ne lui appartient pas, lui est cependant garantie . En revanche le travailleur libre est poussé par ses besoins . La conscience, ou plutôt l'idée de la libre détermination personnelle, de la liberté, fait que celui-ci est un bien meilleur ouvrier que celui-là . (manuscrits publiés ensuite comme livre IV du Capital) . En clair, l'opium du peuple salarié est la foi en sa liberté .

J'ai déjà dit celà, au sujet de la libre expression du bloom . Pourquoi cherche-t-on tellement à me persuader que je peux penser sur n'importe quel sujet, et que j'ai le droit de dire n'importe quoi sur tout? Sinon que mes paroles sont du bruit-que ce que je dis est sans importance-que je le sais, que je ne VEUX pas le penser, et qu'il ne FAUT pas le dire? -le dernier mot sur la liberté d'expression du dernier homme.

Lors de la libération des esclaves dans les États du Sud, ceux-ci durent vite comprendre qu'ils étaient passés d'un mode de domination à l'autre – ainsi, ils durent constater que leur liberté ne s'accompagnait d'aucune appropriation de terres, ne serait-ce que de leurs cases, pour laquelle ils durent payer un loyer, et dont ils pouvaient être chassés librement ; et ils durent librement travailler sur les plantations, n'ayant développé aucune autre compétence, le désir de progresser permettant aux meilleurs esclaves libérés de devenir librement contremaîtres des nouveaux salariés .

Les formes de domination les plus évoluées, celles que le temps a sélectionné, doivent correspondre à des critères d'efficacité, plus exactement d'efficience . L'efficacité est absolue, elle marque l'obtention d'un but . Une tonne de pentrite est efficace pour tuer quelqu'un, mais peu efficient, là où quelque milligrammes de cyanure y parviennent .

Les formes de domination évoluées doivent permettre une maximisation du rapport entre exploitation, mobilisation pour l'expansion maximale de la puissance matérielle, et de l'effort fourni par l'oligarchie pour accomplir cette exploitation . Les totalitarismes passés avaient opté en partie pour l'usage illimité de la force, particulièrement en Allemagne nazie . Il est clair que l'usage illimité de la force, s'il ne dérange nullement l'oligarchie, est moins efficient que l'effacement des rapports de domination du visible, l'euphémisation des rapports de domination, pour parler comme Bourdieu .

Le rapport de domination qui sous-tend l'exploitation a des bénéfices secondaires d'ordre sadique, qui sont très visibles, et rendent la domination moralement douteuse, aboutissant à faire douter de sa légitimité, en l'ouvrant comme un abîme de l'âme . Les bénéfices secondaires sont la jouissance de la domination sexuelle, de la cruauté, et de l'humiliation . Toutes les oligarchies historiques ont diminué ou dissimulé les bénéfices secondaires, qui remettent en cause la légitimité de la domination . Les romains affectaient de mépriser les violeurs ou tortionnaires d'esclaves ; Gilles de Rais, Élisabeth Bathory ont été condamnés, certes après bien des efforts . Himmler était très attentif à réprimer toutes les manifestations de jouissance sadique .

Aujourd'hui, les instances de l'oligarchie, les comités d'éthiques et les associations bien pensantes luttent pour le droit à l'indétermination sexuelle, contre la harcèlement sexuel, la traite des blanches . On affecte de se scandaliser des mœurs sexuelles de certains oligarques, qui traînent un parfum d'exploitation ; mais ON N'ENTEND POUR AINSI DIRE JAMAIS RIEN SUR L'ESCLAVAGE SALARIE MASSIF ETENDU SUR LE MONDE – en Égypte, en Tunisie ou en Chine...et sur les profits de l'oligarchie mondiale dans ces pays . On gèle les avoirs du président de l'Égypte au jour de sa démission, mais on ne gèlera pas les avoirs des firmes établies en Égypte, et qui usent de l'ordre établi . Et je répète : ce que veut l'oligarchie européenne ou américaine dans ces pays, c'est une transition sans heurts de la dictature d'une famille à la tyrannie « démocratique » d'oligarchies locales, au service et sous la protection bienveillante de l'oligarchie dominante .

Ce que veulent les oligarchies dominantes, c'est le passage de formes visibles de domination à des formes moins visibles, plus exténuées, comme les leurs, et qui seront plus sûres, donc plus féroces pour les dominés . Les dominés seront protégés des bénéfices secondaires de la domination, mais au profit d'une domination étouffante, car invisible et sans perspectives .

Parfois, c'est un acte révolutionnaire de rendre la cruauté d'une domination visible : c'est l'acte des martyrs chrétiens, qui refusaient l'arrangement bénin d'un culte impérial annuel pour mourir de manière atroce et publiquement ; l'effet n'a pas été seulement la terreur des dominés, mais aussi le dévoilement de l'iniquité de la domination de l'oligarchie romaine – ce qui a forcé, chez celle-ci, dans sa meilleure part, la sympathie envers ces orientaux étranges .

La pensée de la domination, initiée chez Marx et qui est essentielle chez Tiqqun, est aussi un dévoilement de la domination . La plus grande cruauté de ce dévoilement porte non pas sur l'oligarchie, qui après tout domine, mais sur la masse salariée, qui se vit de l'illusion de sa liberté . C'est pour cette raison que le dévoilement, au fond, n'a touché depuis Marx que les prolétariats organisés et conscient d'eux-même, les marginaux, étrangers aux renoncements de la masse, et les membres de l'oligarchie – les penseurs politiques, les dirigeants de grands pays ou d'entreprises . Le passage des cadres des systèmes communistes à l'oligarchie n'a pas demandé de grands efforts de recomposition mentale .

Car l'effacement, l'enterrement des médiations de domination ne passe plus seulement par les objets ; il passe par l'idéologie, et plus encore par la construction de soi . Les mécanismes du narcissisme, de la protection de l'ego, défendent chez le dominé salarié la vision d'un homme libre qui se lève tôt, fait beaucoup d'efforts, et progresse par le mérite dans sa vie, en achetant une plus grosse voiture et un pavillon, et multiplie les activités compensatoires qui rendent sa vie vivable .

Avoir la vision de la vacuité de la vie du salarié des pays de cet âge, de leur emprisonnement dans des cercueils de pensées et de choses mortes, des illusions de leur authenticité, du faux envahissant de leur vie, entre les faux matériaux, les fausses traditions, les fausses valeurs, et les recherches de sensations sauvant de la glaciation mortelle de l'ennui qui s'empare d'eux sans qu'ils la comprennent vraiment –pensez par exemple au film american beauty, ou même à Somewhere de S. Coppola, sans parler de Houellebecq - avoir cette vision pleine et entière avec un sentiment d'impuissance s'appelle en Occident une maladie, la dépression, pour lequel il existe des médicaments . Avoir cette vision est une destruction contre laquelle se mobilisent d'un même mouvement les illusions du spectacle et les mécanismes de l'Ego .

Le monde, l'image du monde, devient ainsi un ensemble de mécanismes de défenses, un récit illusoire dépourvu de toute puissance symbolique, de tout ésotérisme, de tout abîme – l'ésotérisme était le dévoilement de la vérité indicible impliquée dans les miroitements des récits symboliques des religions constituées, bien avant cette version bonzaï, naine et déformée, mais assimilable par l'idéologie racine de l'ésotérisme qu'est la psychanalyse de Freud . L'ésotérisme dévoilait les bornes de la Loi, la puissance libératrice du Mal, la grâce infinie, les illusions des noms et des formes religieuses spécifiques – la complicité intime de la règle et de l'interdit, elle permettait à l'homme de vivre solaire à l'âge de Saturne, comme un étranger sur la terre . Paul, l'apôtre, dit-il autre chose ? Mais l'ésotérisme devenu exotérique redevient fatalement une orthodoxie, une loi, aussi subtil soit-il, car l'ordre d'un monde humain ne peut s'élaborer sur le paradoxe . La proclamation publique de l'ésotérisme n'est pas une libération du monde du joug de la Loi, mais la fermeture de la porte de l'ésotérisme dévoilé, devenu inopérant . Il est des portes solaires, cependant, qu'aucune force humaine ne peut fermer . Elles n'en deviennent pas moins de plus en plus occultées, souterraines . Et la domination, comme les ronces, envahit le monde, et ferme lentement les chemins .

La domination, pour devenir invisible, est transférée de plus en plus dans la psyché, via les structures sémantiques, idéologiques et iconiques du Spectacle . Cette idéologie dominante est une idéologie de domination . Mais elle n'a aucune ambivalence, elle est devenue unidimensionnelle et d'une pauvreté symbolique misérable . Car les traditions anciennes conservaient le secret de la liberté, et les traces symboliques et dialectiques des enfermements antérieurs, comme des puissances impliquées de libération . Elles conservaient la conception cyclique du temps, qui rend pensable les puissantes transformations des âges, qui permettent de nouvelles inspirations, de nouveaux souffles, quand l'accumulation des médiations fait perdre tout contact avec le feu originaire .

L'idéologie dominante se constitue comme dé-symbolisation, sexe brut, domination brute, désir brut et non médiatisé de goûts standardisés ; mais la dé-symbolisation moderne n'est pas la conquête de situations immédiates vivantes . Elle détruit les médiations existantes, sans ouvrir de voies . Elle est liberté du Spectacle, puissance de montrer toutes les transgressions, mais spectacle de la liberté pour les hommes – ceux-ci, dans leur masse, ne réalisent aucune des transgressions montrées dans le spectacle, et leur liberté n'est que projetée et représentée, à la fois proche et réelle d'aspect comme à la toucher, et absolument irréelle, frappée de néantisation, comme celle des avatars de jeux vidéos .

En clair, l'idéologie dominante dans son processus supprime les médiations existantes visibles, ainsi le livre saint des religions, que le New Age va remplacer par une méditation béate, ou le LSD ; mais loin d'ouvrir à un contact authentique avec la réalité, elle ne supprime les médiations traditionnelles que pour imposer le commerce des siennes, de son industrie culturelle, de plus en plus ouvertes à la libération de la pulsion asservissante pour tout principe directeur de l'âme, et de plus en plus invisible aux consommateurs – la fin du Spectacle étant la production d'une réalité virtuelle entièrement invisible comme telle – permettant au consommateurs de déchaîner leurs pulsions et de s'asservir eux-même dans un faux monde tarifé, et de vivre comme producteurs consommateurs asservis réputés libres dans ce qui reste la réalité vécue . La réalité devient alors l'enfer temporaire qu'il faut accepter pour pouvoir jouir de l'illusion . De tels êtres, produits massivement par le Système, ne sont guère plus que des bêtes de boucherie, très comparables aux toxicomanes esclaves de leurs marchands de drogue .

Les dominés désirent croire le récit du dominant, loin de souhaiter à priori s'en défaire . Ainsi s'explique, entre autres raisons, ce fait massif que ce sont les dominés eux-même qui massivement, élisent des représentants de l'oligarchie pour les gouverner dans l'intérêt manifeste de l'oligarchie – ce que le Spectacle nomme « pédagogie » - gouvernement contraire à leurs intérêts les plus évidents, et qu'une rapide enquête suffit à dévoiler des mensonges « pédagogiques », pourvu que ce dévoilement soit possible et désirable . En réalité, le jeu du désir joue en faveur de la domination . Et la démocratie moderne, ce régime illusoire, est fondamentalement enraciné dans la puissance du Spectacle : elle est un spectacle de démocratie pour la Cité, comme il est un spectacle de liberté pour l'ego du salarié .

Quand on attaque l'aspect illusoire de la liberté dans le Spectacle, les chiens de garde du Système répondent en défendant les principes de la liberté et de la démocratie, ce que le Spectacle, dans son existence, nie dans la réalité tout en l'affirmant, selon la stratégie générale de la double contrainte . Ainsi, le révolté est toujours présenté comme le méchant obscurantiste qui condamne la liberté, et veut mettre un voile à toutes les femmes, alors même que le spectacle est un voile invisible sur tous les yeux . Mais le degré de conscience requis pour le comprendre est empêché par une propagande massive et lucidement abêtissante pour les masses . Pourtant, le néant, le mensonge et l'hypocrisie percent de plus en plus avec la fin de la croissance redistributive, qui permettait de faire croire au gagnant-gagnant du loup et de l'agneau . Il s'ensuit une intensification indéfinie du mensonge général .

Les stratégies de dissimulation de la domination peuvent être mises en lumière . La dissimulation de la domination passe par la dissimulation, tout d'abord, de ses bénéfices secondaires, ce qui justifie l'aspect subversif, en notre âge, de l'art et des pratiques sadomasochistes . Ces pratiques sont doublement subversives : elles dévoilent la jouissance de la domination, son caractère inavouable, qui n'est pas celui d'une administration technocratique, et que les administrateurs de l'oligarchie pratiquent aussi – et elles dévoilent la jouissance de l'asservissement, la complicité intime du dominé à sa domination . Il n'est pas de lutte sérieuse pour la liberté qui nie à priori ces jouissances – c'est pourquoi, à chaque mot politiquement correct, il faut brandir le fouet .

La domination est déportée, ensuite, de son objet effectif vers des objets transitionnels, des médiations . Comme l'accumulation de sociétés écrans rend obscure la provenance du capital, l'accumulation de médiations de la domination la rend invisible – l'argent, la marchandise, avait remarqué Marx, étaient des rapports sociaux présentés comme des objets ; mais la jeunefille, les objets du désir sexuel, l'objet d'art, peuvent être aisément assimilés en tant qu'objets de luxe, qui sont des insignes visibles de domination . Le bronzage, ou la pâleur, ont été des signes de domination ; ou encore, le jeu sémiotique des rapports de domination a une puissance d'assimilation indéfinie . Dans le cas de la jeunefille, la personne sexuellement séduisante est instrumentalisée comme un objet de désir pour les dominés ; ce désir qui ne peut se réaliser est une humiliation implicite ; de ce fait, le partenaire est un objet médiateur d'une domination entre individus de même attraction sexuelle . Un couple de dominants peut ainsi partager des bénéfices de ce genre . Comme le mimétisme des hommes les pousse à imiter les dominants, il s'ensuit que l'image des dominants sert par exemple de support à la publicité, c'est à dire à la vente . Ces formes de domination sont aussi des partages de jouissance : le dominant jouit de son narcissisme – et le dominé jouit et du transfert de son narcissisme sur le narcissisme de la cible, et du plaisir trouble de l'adoration, de l'humiliation, de l'admiration et de ses délices masochistes inavouables .

Ce n'est pas seulement la puissance de la propagande qui est en jeu : c'est la jouissance du dominé, c'est le désir même du dominé de croire au Récit symbolique qui rend sa domination spectacle de sa liberté . Ce qui rend si difficile la pensée marxiste avec l'évolution des formes de domination vers une sophistication de plus en plus imperceptible, sinon par la réalité massive de ses effets, c'est la complicité du prolétariat salarié avec les formes et les dispositifs de domination de l'oligarchie capitaliste . De ce fait, la conscience de classe tend à disparaître, à se subjectiviser, à correspondre non à une appartenance de classe effective, mais à une marginalité effective, comme celle des étudiants, des squatters, des communautés installées dans les espaces abandonnés par le Système, des T.A.Z .

Cette base fragile, ce prolétariat spirituel est, avec les rares marginaux de la vie intérieure qui vivent dans les interstices du Système, souvent dans des galaxies très écartées, se réclamant de traditions éloignées, le seul fondement sociologique de notre révolution . Mais il me paraît probable que la conscience de l'exploitation, avec le durcissement global de plus en plus évident – l'usure des profits marginaux d'une production supérieure – des conditions de domination, devrait progresser, et ouvrir de nouvelles portes à l'émancipation de l'homme du Système – à l'idée que le l'otium pour la Cité des hommes, l'amour ou la contemplation, sont les formes les plus hautes de la vie humaine, auxquelles les délices matériels de productions et de consommation doivent être asservis .

Il est probable cependant, que le dévoilement des mirages de la domination soit d'une telle force de rupture, d'une telle puissance de destruction pour la masse des salariés, que des convulsions politiques et sociales d'une violence redoutable soient à craindre, à l'heure de déchirements du voile du spectacle, lié à l'irruption de plus en plus indissimulables de la contrainte matérielle, et de l'épuisement des ressources dans le Système . Un réservoir de ténèbres est peut être, depuis longtemps, en train de s'accumuler souterrainement sous le Système – ce que les déchirements du XXème siècle ont manifesté après les trompeuses décennies de la sécurité victorienne . Le dévoilement des illusions allemandes a abouti non à la lucidité, mais à la mauvaise ivresse de la recherche d'un bouc-émissaire à déchirer à mort, et ce phénomène pas complètement élucidé peut sans doute se répliquer . Ce qui reste, c'est que plus que jamais, l'émancipation de l'homme du travail et de l'exploitation restent une nécessité et une puissance vivante – que le Système triomphant est plus que jamais cet abîme de négativité que Marx avait su voir, quelles que soient les déformations de ses lunettes .

Elle tombera, Babylone la Grande, que tous adorent ! Parce que le monde est dévoré par elle, et qu'à force de grossir de destruction elle risque de mourir de faim dans le désert qu'elle aura créé .

La révolution reste à faire .

Aucun commentaire:

Nu

Nu
Zinaida Serebriakova