J'étais un Trésor caché, et j'ai désiré être connu - de l'ésotérique du manifesté .

(vanité)



Qu'est ce que l'ésotérique ?

Le samouraï plonge entre les mâchoires de la mort, pour que son essence lui soit révélée .

Un livre de Pierre-André Taguieff consulté par hasard (La Foire aux illuminés. Ésotérisme, Théorie du complot, Extrémisme, Paris, Mille et une nuits, 2005) m'amène à reposer des notions de base du champ sémantique permettant de traiter de l'ésotérique du regard, des mondes et des livres . Il est en effet évident que le traitement unidimensionnel que subi l'intérieur, le caché, chez Taguieff et chez ceux qu'il dénonce dans une perspective purement politique conduit au fatras et à la confusion caractéristique des modernes, c'est à dire participe de l'idéologie des faux mages et des charlatans et du voilement des rayons célestes . Héraclite a dit : L'étendue des connaissances n'enseigne pas à avoir l'esprit ; sans quoi elle l'aurait enseigné à Hésiode et Pythagore, et encore à Xénophane et Hécatalos .

Les rayons célestes sont la seule chose qui importe, et le miroir resplendissant est la seule chose que nous devrions désirer dans l'ensemble des visions, des saveurs et des parfums . Il importe parfois d'écarter les ombres qui s'accumulent, même si cette tâche est éloignée de la fête des lumières elle-même .

Il faut être juste, même avec la merde, a dit Céline . Et dans Beowulf : je traitais ces créatures comme il est juste : par l'épée . Que juste et tranchant soit le style de ma langue ! Le juste est le fondement du monde .

Joseph Gikatila, kabbaliste du XIIIème siècle, dit :

Sache que celui qui connaît le secret des échelons supérieurs et l'émanation des sephirot, selon le secret de l'épanchant et du recevant, selon le secret du ciel et de la terre et de la terre et du ciel, connaîtra les secrets du lien de toutes les sephirot et le secret de toutes les créations de toutes les créations de l'univers : comment les unes reçoivent des autres et se nourrissent les unes aux autres . Toutes reçoivent puissance émanative, alimentation, subsistance, et vitalité de la part du Nom, béni soit-il . Celui qui connait cette voie connaîtra comment est grande la puissance de l'homme soit qu'il accomplit les (…) commandements, réparant ainsi les canaux en tout épanchant et recevant soit qu'il endommage les canaux et interrompt les influx . (…) (Le premier est appelé) le juste, et le juste est le fondement du monde .

Que dire de juste, de fondamental sur ce mot, ésotérisme ?

Le vocabulaire qui désigne le domaine, ésotérisme, est, malgré son aspect banal au présent cycle, très douteux . Tout d'abord, au contraire de ce que note P.A Taguieff, ce mot, dans sa racine, n'est pas récent, bien qu'attesté au XIXème siècle seulement sous cette forme d'ésotérisme . C'est un défaut typique des modes encyclopédiques de production des livres et des pensées dans notre âge, défaut que l'on retrouve pratiquement partout : l'ignorance du temps, l'absence de méfiance par rapport à ce qui nous apparaît comme nouveau . Ce que désigne l'ésotérisme est attesté depuis l'origine de l'homme écrivant, et même avant, par la symbolisation la plus éloignée dans le temps . En présentant ésotérisme comme récent sans nuances, Taguieff ne permet pas de distinguer l'ésotérique de l'ésotérisme . Je cite Wikipedia, un article assez correct :

« L’adjectif grec « ésotérique » (ésôterikós) vient du grec(esôteros), qui signifie « intérieur » (dérivé de l'adverbe « en dedans ». D'autre part, le sens est lié aux écoles philosophiques grecques, surtout au pythagorisme qui distinguait entre disciples initiés (les ésotériques) et non initiés, lesquels sont soit de futurs initiés, des novices (les exotériques), soit des gens ordinaires (les profanes). On repère le mot « ésotérique », pour la première fois, chez un auteur comique, Lucien de Samosate, dans Sectes à l'encan (traduit aussi Philosophes à vendre), vers 166 : il veut faire un pendant terminologique à « exotérique » , mot déjà répandu depuis Aristote. Vers 310, le philosophe néoplatonicien Jamblique donne le nom d'« ésotériques » aux disciples les plus savants de Pythagore. Le nom esôterismos appartient au grec moderne.

L'adjectif « ésotérique » émerge, en français, en 1752, dans le Supplément du Dictionnaire de Trévoux : « Ézotérique, adj. Ce qui est obscur, caché, et peu commun. Les ouvrages ézotériques des Anciens ne pouvaient s'entendre, s'ils n'en donnoient eux-mêmes l'explication. » Le nom « ésotérisme », en français, date de 1828 : il apparaît chez l’historien Jacques Matter, dans un livre qui parle d’ésotérisme chrétien, Histoire critique du gnosticisme, p. 83. »

Le mot d'ésotérisme correspond à une racine (ésotérique, intérieur plutôt que secret) et à une distinction très anciennes . Le terme ésotérisme cependant, qui qualifie des idéologies, et remplace des mots comme philosophie occulte ou philosophia perennis, ou encore « pensée spirituelle » est effectivement récent . Ce qui est récent, ce n'est pas la distinction entre des domaines, ou des hommes ésotériques, intérieurs, et des hommes exotériques, extérieurs ; ou encore des enseignements ouverts à tous, et d'autres réservés, sacrés . Ce qui est moderne, c'est de sembler prêter un contenu spécifique de type idéologique, ou encore un mode de connaissance particulier, à ce qui relève d'une hiérarchie de maîtres et de disciples dans les mystères, ou encore de niveau d'interprétation de textes ou de phénomènes .

Je n'ignore pas que sous le nom de Guénon lui-même est publié un livre qui s'intitule l'ésotérisme de Dante, et que Guénon semble accréditer la thèse d'un savoir spécifique par son insistance sur les symboles et le symbolisme . Mais cela est superficiel : Guénon ne cesse d'insister sur le caractère relevant de l'intellect pur de la métaphysique . Les symboles sont des voies d'accès à des connaissances immuables, voies que seule notre faiblesse et les condition temporelles légitiment . Guénon n'ignore pas non plus des sciences traditionnelles, mais elles ne sont que des applications locales plus ou moins inférieures des principes de l'intellect pur . Il existe donc des contenus spécifiques accidentels des sciences traditionnelles, mais il n'est d'autre Voie que le Véridique . Les disciplines du désir ésotérique se forment sur la limite entre l'éternité et les réalités temporelles, elles sont l'expression toujours mouvantes de frontières insaisissables ; et comme dit Blake dans les proverbes de l'Enfer, tu ne saurais jamais ce qu'est assez sans savoir ce qui est plus qu'assez – dit autrement, tu ne reconnaitras de limite des mondes que quand tu l'auras passée, et à ce moment, il te seras interdit de te retourner, comme la femme de Loth ou Dante dans ses pérégrinations . Les frontières des mondes sont insaisissables – leur passage est le fait du Mort, est une mort . Les yeux du mort sont fermés, le miroir est voilé de dentelle noire .

Le samouraï plonge entre les mâchoires de la mort, pour que son essence lui soit révélée .

L'ésotérique est, le caché sous l'apparent, comme le serpent sous la pierre ; et le Sage est appelé à la remémoration et à la quête du caché . Mais il n'existe pas d'ésotérisme légitime, au sens d'un contenu ou d'une méthodologie saisissable . La quête infinie et qui n'a pas de fin ne se prête ni au savoir établi qui donne la satisfaction sotte de soi-même – elle est docte ignorance . Cette quête ne donne pas de plus sûrs fondements à l'ego et au narcissisme, elle les corrode et les ronge . Elle n'est pas la fin de l'interrogation, mais la fin de l'interrogateur . Le Hagakure dit :

Un homme qui pense qu'il est arrivé est un homme malavisé ; un homme qui se contente de ce qu'il obtient à force de sacrifices et d'efforts est déjà tombé dans un piège . Il faut continuer à se démener, jour après jour, pour tenter d'appréhender l'esprit qui prévaut à l'accomplissement de soi et faire des efforts continus pour atteindre le but final . Si nous voulons découvrir le chemin de l'accomplissement, il nous faut continuer à penser que les résultats obtenus ne sont jamais totalement satisfaisants, jamais assez bons, sans s'octroyer le moindre instant d'autosatisfaction pour le peu qui nous a été révélé, et continuer à explorer les pistes qui jalonnent notre vie . La vérité ne se situe pas dans un endroit précis, mais dans la quête même de la Vérité .

Il faut distinguer des voies, des regards, des paroles des hommes ésotériques d'un prétendu corpus constitué de l'ésotérisme, fort proche de ce que Guénon nomme pseudo-initiation, elle même parfois voile d'une contre-initiation éventuelle . La distinction est essentielle pour bien comprendre ce dont il s'agit . Les connaissances ésotériques sont celles des sages ; il ne s'agit pas de savoirs divulguables sans transformation de l'auditeur, puisque le fait de les comprendre est la même chose qu'un certain état ; comme dit Shakespeare, la beauté est dans l'œil de celui qui regarde . Marguerite Porète, qui fut sage entre les femmes, l'exprime dans le miroir des simples âmes anéanties, qui lui valut le bûcher le premier juin 1310, sur le place de l'Hôtel de Ville de Paris, ville jolie – la semaine de l'exécution des Templiers :

Je vous en prie par amour : écoutez en grande application, de cet esprit subtil qui est en vous, et en grande diligence ! Autrement, faute d'être ainsi disposé, tous ceux qui entendrons cela le comprendront mal . (…)
Raison : au nom de Dieu, qu'est ce à dire ?
Amour : A cela, Raison, je vous réponds encore une fois : aucun maître dont la sagesse vient de Nature, ni aucun Maître en Écriture, ni aucun de ceux qui en restent à l'amour de l'obéissance et aux vertus ne le comprennent ni ne comprendront là où il y a quelque chose à comprendre ; soyez en certaine, Raison, car personne ne le comprend, sinon seulement celui qui poursuit Fin Amour . Certes si on trouvait de telles âmes (les âmes « ésotériques », intérieures), elles en diraient la vérité pour peu qu'elles le veuillent ; mais ne pensez pas que nul les puisse comprendre, sinon seulement celui qui poursuit Fin Amour et Charité
.

Ce don est parfois fait en un instant : qu'il en prenne soin, celui qui le recevra, car c'est le don le plus parfait que Dieu fasse à une créature (...)

Les savoirs ne sont pas voilés par une volonté maligne, ou un désir de puissance ; Certes si on trouvait de telles âmes, elles en diraient la vérité pour peu qu'elles le veuillent . Marguerite expose par amour, même si elle avertit par amour . Il le sont pour empêcher les interprétations fausses, qui sont causes de perdition . Elles sont fausses par excès de partialité ; elles divisent ce qui doit être réuni ; de ce fait, elles mènent l'homme à un aveuglement redoublé, l'aveuglement de celui qui ne sait pas qu'il ne sait pas, et qui croit savoir . Et la puissance de vision, celle qui permet de comprendre, et de comprendre où il y a quelque chose à comprendre – c'est à dire, la puissance de dévoiler sur la surface des choses, des lettres ou des mots les abîmes de l'intérieur, de l'ésotérique qui se manifeste comme une puissante lumière et une certitude – comme Böhme le compris en regardant le soleil se refléter sur un vase de cuivre, et en voyant apparaître l'Aurore naissante – la puissance de vision est une grâce, une grâce parfois donnée en un instant, l'alliance du temps et de l'éternité .

Il n'est pas de savoir de Nature ou d'Écriture, de savoir d'un des deux livres, qui tiennent ; il n'est pas de corpus et d'enseignement, pas d'ésotérisme, qui puisse être un objet d'enseignement indifférencié . Il n'y a pas de vulgarisation possible . La parabole du jeune homme riche raconte qu'à un jeune homme riche qui lui demandait s'il pouvait être son disciple, Jésus répondit : vas, donnes tout ce que tu as et suis moi . Le jeune homme doit s'abandonner, et cesser d'être ce qu'il est, mourir en tant que jeune homme riche pour renaître comme disciple . Devenir le réceptacle d'un savoir se paie du prix du sang . C'est cette dureté qui permet à Marguerite Porète d'avoir raison seule devant l'Eglise et l'Université, les Maîtres de Nature et d'Ecriture ; il n' ya là aucune place pour ce que les modernes nomment démocratie du savoir, sans pour autant qu'il y ait le moindre narcissisme, ou élitisme terrestre .



Le Maître de l'intérieur et de la remémoration est l'écoute, la grâce, le regard, le silence . Le Maître est celui qui veille sur l'horizon des mondes, sur le cap qui est la fin de la Terre, en direction de l'Île Verte – celui qui brille au dessus des eaux, comme un phare sur la mer, gardien des navires de la nuit . Il est celui qui, calme et recueilli, attend l'aurore – attend que sortent à nouveau de la mer les grandes naissances des mondes . Il est celui qui est le frère du Soleil et de la Lune, l'ami de Dieu et le frère du Diable . Il n'est rien, étant anéanti, et il est toutes choses dans les cycles indéfinis de la manifestation . Il n'est pas d'autre oui aux mondes.

Les savoirs ésotériques ne sont pas distincts par la distinction entre les maîtres qui savent la réalité qui donne du pouvoir, et les esclaves victimes du Spectacle . Une telle conception ne peut relever que des hommes extérieurs, qui n'y entendent rien, et s'emparent de l'ésotérisme comme des brigands qui fondent des œuvres solaires faites d'or et de pierreries sans les regarder, pour en faire des pièces de monnaies et y frapper le visage de César, leur soleil . Les savoirs ésotériques ne sont distincts que par la science de celui qui porte le savoir . Le Cantique des Cantiques est un savoir ésotérique en soi ; et l'un le lit sans rien y voir, et sans même comprendre qu'il y à là quelque chose à comprendre, là où un nombre indéfini d'hommes spirituels parmi les plus grands ont bu le miel de la science des fleurs d'amour et des parfums célestes . Il serait aisé d'en dresser une liste indicative, qui compterait St Bernard, Origène, Abulafia, et tant d'autres de ces âmes qui savent écouter ; il serait également aisé, et vulgaire, de dresser une liste des jugements les plus sots sur le Cantique, de ceux, nombreux parmi les exégètes modernes, qui ne comprennent pas pourquoi le Cantique a été conservé dans les canons de l'Écriture . Le savoir n'est pas l'accident, la possession d'un ego immuable ; l'homme sujet d'une science ésotérique n'est pas le même que celui qui ne l'a pas, et l'acquisition du savoir est une grâce et une mort, une mort à l'ancien moi . Et les hommes de l'extérieur ne craignent rien de plus que la mort . Ils ne savent pas que la fontaine de vie est la même que celle qui donne la mort .

Un homme qui lit un livre, ou un savoir ésotérique sans la science ou les sciences qui leur correspondent, n'acquiert pas un savoir, mais une illusion de savoir, un poison . Dans Orient et Occident, Guénon montre ainsi avec humour que même Leibnitz – qu'il considère comme le plus savant des philosophes occidentaux - a lu avec une prétention déplacée le Yi-King, prétendant expliquer leur tradition aux orientaux, en n'en retrouvant qu'un sens considéré par les chinois comme d'ordre inférieur . Trouver et publier un livre secret n'emporte pas sa puissance cachée ; et elle est cachée d'être toujours déjà présente et manifeste, mais parfaitement insaisissable .

La qualité de la vision est le signe sûr de la qualité de celui qui voit . Et celui qui cherche dans le monde ou dans le Livre les signes, ne cherche et ne trouve que lui-même . Car tel est le fondement de la Sagesse : connais-toi toi-mêmecelui qui se connait lui-même connais son Seigneur .


***


Le couple exotérique – ésotérique traduit une opposition originaire que l'on retrouve dans la notion de Dieu caché dans la tradition d'Abraham, juive, ou chrétienne, ou musulmane . Je crois utile de répéter cette vérité : il existe un ésotérisme juif originaire - de plus, et selon les mots de Guénon parmi tant d'autres, la tradition juive est parfaitement légitime – ésotérisme vivant dès les parties les plus anciennes de la Bible . L'élément ésotérique s'enracine dans le Jardin, il est l'arbre de la Science du bien et du mal, c'est à dire l'essence de la séparation, l'essence même de l'Éden comme lieu éternellement perdu par l'homme . Cet ésotérisme toujours déjà présent est resté vivant, et se retrouve dans le Christianisme et dans l'Islam sous des formes et des esprits différenciés .

Dieu est le dieu caché . Ses bénédictions se transmettent par le souffle, le sang, la sève . Le souffle du monde, le sang et la sève, sont le souffle et le sang des baisers . Le monde est vivant, est un grand vivant ; il frémit de joie, dit l'Apocalypse, comme les mondes pleurent de désespoir . Dieu promet la vision radieuse des anges, il promet de porter l'homme au rang des anges, par le retour, le repentir des mondes . Car qui ne pourrait interpréter un tel texte que comme la garantie historique de la fonction de grand-prêtre aux descendants du sang liquide de Josué, et le Temple comme n'étant que le Temple historique de Jérusalem ignore le Temple qui est dans le cœur .

Zacharie, III, 7 : « Puis le Seigneur me fit voir Josué, le grand prêtre debout devant l'ange du Seigneur : or l'accusateur se tenait à sa droite pour parler contre lui . L'ange du Seigneur dit au Satan : que le Seigneur te réduise au silence, Satan ; oui, que le Seigneur te réduise au silence, lui qui a choisi Jérusalem . Quand à cet homme là, n'est-il pas un tison arraché au feu ? (…) alors l'ange du Seigneur fit à Josué cette déclaration :
Ainsi parle le Seigneur, le tout-puissant :
Si tu marches dans mes chemins
Si tu gardes mes observances,
Toi-même, tu gouverneras ma maison,
Tu veilleras sur mes parvis,
Et je te ferais accéder au rang de ceux qui se tiennent ici
»

Comme Dante, le grand-prêtre est une créature tournée vers la terre, un tison arraché au feu de l'Enfer – et l'accusateur se trouve comme le Fils à la droite de l'ange de Dieu . Le grand prêtre du Temple est à la gauche de Dieu, parmi les réprouvés, un homme perdu ; et Dieu va chercher ce qui est perdu, dit l'Ecclésiaste . L'ésotérique originaire est la recherche des vestiges de l'Éden, la recherche de ce qui est perdu, une figure du désir et de la nostalgie du retour .

Se retrouve là, aussi, l'idée que les réalités du monde des choses, et plus encore de l'Écriture, manifestent symboliquement les splendeurs cachées du Tout-Puissant sont, pour les Pères chrétiens, les vestiges de la Trinité . Nous voyons en énigme, dans un miroir, selon le mot célèbre de Paul .

Il est une autre signature de l'Écriture, très simple sur le principe . L'homme est l'image de Dieu . L'homme lui-même est énigme et signe, et en tant qu'image, n'existe que dans la vision de Dieu . L'histoire racontée dans un texte de l'écriture est toujours l'histoire d'une âme, l'histoire de ton âme ; et cela est vrai de toutes les écritures . C'est une des racines de l'analogie du microcosme et du macrocosme . Ainsi, l'histoire du Diable, premier des Anges déchu par sa révolte, est pour Hallaj ou Blake l'histoire de l'âme de chaque homme, l'amertume et le douleur de la séparation primordiale .

Le caractère caché, occulte de l'ésotérique ne résulte pas d'une volonté de cacher, mais est constitutif de la réalité des signes : un signe est une différence creusée entre le signe et le signifiant . La structure du signe est la structure du vestige . Sur ce caractère caché, tout signe manifeste et voile son signifiant ; ainsi le poisson, signe du Christ, ne montre pas le Christ . Les pas sur l'estran montrent le passage des hommes, mais les hommes restent voilés dans le passé, et sont même inaccessibles en tant que passants, étant passés, et qui ne reviendrons plus à ce moment et en ce lieu . L'art le plus puissant est un mémorial de l'éternité de l'instant, et la seule marche qui vaille est la marche du retour et du retournement – seule l'éternité compte . Ils sont signes de l'inaccessible et de la vérité de l'inaccessible, les pas fossiles, vieux de millions d'années, comme les pas encore frais, les pas des orphelins de la guerre...ainsi le monde est, avec l'Ecriture, la trace des pas du Seigneur, dit Scot Erigène, citant le mot de Jean le Baptiste je ne suis pas digne de lacer sa sandale, c'est à dire de connaître le monde .

Si l'homme ne voyait pas partout l'évidence des signes de l'inaccessible, il ne pourrait comprendre l'espérance et le haut désir . L'Obscur dit : S'il n'espère pas, il ne trouvera pas l'inespéré; car il est hors de quête et sans accès . La perte, la nostalgie, la mort sont présents à chaque pas du mortel, qui préfère ne pas se retourner pour les voir, et se voir s'éloigner de lui-même, définitivement . Tout ce que nous voyons éveillés est mort . La fleur infime sur une prairie de montagne est absolue dans le temps et dans l'espace, est unique et ne reviendra plus . La lettre peut être le signe de Dieu, et n'est pas l'image de Dieu . Dire qu'il n'est pas d'image de Dieu qui puisse être faite, c'est dire que l'image de Dieu est en toi, dans ta vision – tu es l'image de Dieu . Il en est de même de toute image ; de tout parfum ; de toute saveur ; de toute douceur ; de tout chant . En vérité, toute manifestation est théophanie du même – y compris le diable lui-même .

Toute sagesse est cachée, et toute sagesse est manifestée et offerte . Ce que tu ne vois pas, Dieu ne l'a pas caché par une intention maligne ; c'est que tes yeux ne sont pas ouverts, que tes oreilles n'entendent pas . Entendant sans comprendre, ils sont comme des sourds. Cette parole témoigne à leur sujet, que présents ils sont absents . Ce que tu peux voir dans le visible, tu pourrais le voir si tes yeux s'ouvraient . Le Sage, en vérité, ne voit rien dans visible de plus que le profane ; il le voit en largeur, hauteur, et profondeur, en amplitude et en exaltation . Ce que tes yeux cherchent dans le visible, ce trésor caché, c'est toi-même . Ce que tu ne vois pas, c'est toi-même comme créature .

Comme Ibn Arabi le dit lui-même, l'homme, en fonction de son élévation, ne voit nulle part de miracle, ou voit en toute manifestation un miracle . Le sage ne croit pas aux miracles : il les voit . Et pourtant il ne voit rien d'autre que le profane .

Ce qui est caché, c'est la compréhension, car tout est toujours déjà présent . Croire que le savoir est caché est une illusion et un obstacle . Savoir, c'est ignorer que le savoir est caché, c'est tout simplement et uniment voir sans séparation – Böhme dit, dans la vie au delà des sens : voir par les yeux de Dieu, en oubliant ta vision, ton ego . Plus même :

Lorsque tu te tiens dans le repos du penser et du vouloir de ton existence propre, alors l'ouïe, la vue et la parole éternelles se manifestent en toi, et Dieu entends et voit par toi .

Le sage véritable ne cherche pas à se montrer plus qu'une créature, ne cherche pas à être plus qu'une créature, et à imposer sa volonté à Dieu ; il ne cherche pas de pouvoirs, de magie, de lecture de l'avenir . L'avenir est à Dieu . Ibn Arabi dit : tout ce que je sais du Mahdi, je l'ai reçu par une grâce spéciale, sans la demander, car je craignais, en m'y intéressant, de me détourner de Dieu . Il serait aisé de trouver chez Sri Ramana Maharishi ou chez Guénon de telles condamnation de la recherche de « pouvoirs » ou de « connaissances spéciales » . Ibn Arabi pose même que les charismes manifestes d'un homme sont sans aucun lien avec sa stature spirituelle .
Je ne nie pas que de telles manifestations puissent apparaître ; mais elles ne sont pas à la merci de l'homme, c'est l'homme qui est à leur merci . L'homme ne peut s'en servir comme il peut se servir de la science moderne, en les allumant et en les éteignant à sa volonté . Le rêve qui manifeste la vérité, l'intersigne, la certitude de l'avenir, tu ne peux les saisir . Même le plus grand ne peut désirer une telle maîtrise, car le plus grand est le serviteur de Dieu .

Nous sommes certes à une époque de renversement des clartés, c'est à dire que des savoirs voilés sont manifestés ; mais la véritable occultation n'est pas dans la fermeture de l'accès aux connaissances, mais dans les voiles qui pèsent sur le regard des hommes et leur font perdre de vue des évidences du visible . Un des voiles de l'homme est de ne plus pouvoir rendre visible à ses yeux l'universel, tel qu'il se manifeste dans les paroles des sages . Ibn Arabi dit : toute croyance manifeste une vérité dans l'ordre de la profession de foi ; ou encore toutes les communautés font partie de la communauté de Dieu .

Celui qui ne cesse d'invoquer le Diable, la puissance du Diable, associe une puissance mauvaise à la puissance unique . Il oublie que « c'est Dieu qui vous a crée, vous et tout ce que vous faites » . Il est un païen, et sa voie est sur la pente du polythéisme . Le Diable est un ange, et sa nature essentielle est celle de l'Ange ; sa chute ayant commencé est temporelle, et n'engage pas l'éternité . Le jugement engage l'éternité ; c'est pour cette raison que l'homme ne doit pas juger – juger est folie pour l'homme, qui est poussière, et dont les paroles sont poussière de poussière .

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Il n'existe pas d'initiation qui donne des pouvoirs ; il n'existe que des initiations du serviteur ou du fidèle . L'initiation est une mort ; l'essence de l'initiation est la mort .

S'il est des Supérieurs Inconnus dans des organisations en dehors du charlatanisme, il ne peut s'agir, selon Guénon lui-même, que de signes du centre, c'est à dire de l'Un . Toutes les mythologies du complot ne peuvent se réclamer sérieusement de Guénon, sauf en ce qui concerne le thème de la contre-initiation . Mais il n'existe aucune symétrie entre initiation et contre-initiation en dehors de la sémantique – la contre-initiation est venimeuse et impuissante en dehors du monde, et l'essence du monde est maya . Guénon dit : la fin d'un monde n'est jamais que la fin d'une illusion .

Il en est de même du fatras empoisonné de l'ésotérisme moderne, que Taguieff ne peut distinguer des manifestations du Caché dans l'homme . Les discours du siècle sur l'ésotérisme sont des images projetées d'hommes mauvais – d'un ressentiment impuissant de l'homme naturel - sur l'écran blanc du silence du monde à leur égard ; et il n'est pas un vice ou un crime imputé aux illuminatis ou aux juifs qui n'ont pas été reprochés aux chrétiens dans les premiers siècles . Ils mangeaient les enfants, avaient des pratiques sexuelles mystérieuses, buvaient et mangeaient de la chair et du sang humain, adoraient un âne

Pour les modernes complotistes qui haïssent le monde moderne, il existe des sociétés secrètes démoniaques qui visent à dominer le monde et cachent aux profanes de telles pratiques « ésotériques », pratiques qui ne sont que les pratiques que le Spectacle ne cesse d'étaler à loisir dans les films d'horreur et la pornographie . Autant ne pas dire ce que peut signifier une telle conception de l'ésotérisme chez ceux qui la manipulent et la diffusent . On trouverait aisément de telles croyances, présentées comme positives, modernes et libératrices, chez des hommes qui ne comprennent que charnellement une Marguerite Porète et la station du Libre Esprit . Comme si les « hédonistes » modernes, caricatures du bloom, qui débitent à la scie dans des blocs de lieux communs sédimentés en blocs pesants, les tranches de leur « sagesse » pour le marché idéologique des cadres moyens, faisaient parti des hommes que Marguerite cite parmi ceux qui ont « l'entendement subtil » ! L'incompréhension est pourtant équivalente .

Je ne rapporte tout cela que par devoir, parce que le sujet est aussi inintéressant que possible pour l'homme du Fin Amor .

La compréhension de toutes les pseudo-religions modernes est celle de la psychologie du Bloom, qu'elle soit posée en bien ou en mal . L'incompréhension profonde du monde, liée au caractère pulsionnel de sa personnalité, crée une profonde angoisse . Le narcissisme moderne fait de chaque instant une frustration personnelle, l'œuvre d'une volonté maligne . La structure paranoïaque narcissique se banalise . La paranoïa est une manière de centrer le monde sur soi-même, typique du Bloom . Il faut ajouter l'incompréhension massive des logiques sans sujet du monde moderne .

Chez les anticléricaux et les « hédonistes » qui réécrivent l'histoire dans des universités populaires, les méchants sont les hommes religieux, qui ne cessent d'opprimer les instincts des pauvres hédonistes de tout les siècles, qui ont bien le droit de jouir et qui le valent bien . Eh bien non, les méchants religieux avides de pouvoir ne cessent de torturer, de brûler et de frustrer par des menaces infernales les pauvres hédonistes totalement désintéressés, multipliant à l'envi l'affreux procès obscurantiste de Galilée . Et cela depuis le début de l'apparition des religions, et c'est d'une méchanceté à peine croyable . Ce « nietzschéisme » de poulet d'élevage est fort bien porté par des milliers de philosophes toujours prêts à vous donner des conseils, où l'ignardise le dispute à la sottise .

Parfois, tant chez des idéologues de droite ou de gauche, les méchants religieux sont patriarcaux, et oppriment surtout les femmes avec un machisme lié à leurs frustrations vraiment atroces . Personne ne se pose la question pourquoi, en dominant ainsi l'histoire depuis des centaines de milliers d'années, en exploitant et en opprimant et humiliant les autres au mépris de leur propre respect estime d'eux-même et des autres, ces horribles prêtres auraient des frustrations aussi puissantes, alors même qu'ils disposaient des richesses immenses et ne pratiquaient aucune forme particulière d'ascétisme sexuel ou alimentaire – mais poser une telle question est bien compliqué, et on ne va pas s'intéresser trop longtemps aux méchants quand on est capable d'écrire l'immortelle histoire du Bien . Chez les « théoriciens » antisémites, qui peuvent se réclamer sommairement de Freud, c'est la Bible qui contient le plus féroce contenu patriarcal de tous les temps, et les Juifs transportent indéfiniment le poison de la frustration sexuelle des hédonistes ; chez les théoriciens progressistes, l'Islam occupe très bien cette place caricaturale, en lapidant et en voilant les femmes .

Je ne veux pas en effet reprendre ou résumer le livre de Taguieff, qui a encore une fois des qualités de cabinet de curiosité dans le fatras de « l'ésotérisme », entre les néo-païens qui manifestent principalement leur incapacité à comprendre que leur sentiment du divin dans la nature est attesté dans l'Écriture de la lignée d'Abraham comme l'unicité de Dieu est attestée dans les religiosités mystériques, c'est à dire leur incapacité à ne pas confondre les symboles et le fond immuable de la métaphysique – divisant ce qui ne doit pas être divisé ; les satanistes retournés qui prêtent à Satan la puissance de Dieu, élaborant une gnose ignorante et dualiste ; les magiciens, qui cherchent la puissance du Siècle, alors même que la puissance du siècle de cesse de s'exténuer jusqu'à l'extrême ; et tout le fatras du faux pur et simple des marchands d'illusions associés du Spectacle .

Le seul point de complément que je peux apporter, c'est la très étroite analogie structurelle entre le complotisme antisémite ou anti-maçonnique et le complotisme anticlérical et moderniste ; il s'agit de relectures idéologiques de l'histoire vue comme la lutte entre des bons innocents et des méchants coupables, emplis de noires intentions cachées ( puisque les religieux disent vouloir le bien, tout comme les ordres issus des Lumières) et accomplissant une persécution sans faille ni justice des gentils . La ressemblance atteint même le style, et les complotistes de droite et de gauche partagent aussi l'incompréhension radicale de leurs sources, qui peut atteindre des niveaux ahurissants . Cette ressemblance doit sans doute se comprendre par le marché idéologique . Et aussi par une certaine analogie de puissance, ou plutôt d'impuissance de comprendre, que l'on retrouve même chez des ésotéristes très savants, qui rapportent des traditions excessivement importantes sans complètement les comprendre .

J'étais un trésor caché, et j'ai désiré être connu . Il n'est d'autre voie ésotérique que celle que fonde ces mots, mots issus de la tradition abrahamique mais parlant d'une saveur de la vie essentielle à l'homme de nostalgie, issu de toutes les montagnes embaumées, des montagnes de l'horizon, à l'Est, à l'Ouest, au Nord, au Sud .

Il est bien des voies, et donc des voies qui ne sont pas exprimées et décrites ; mais elles le sont pour éviter des incompréhensions massives . Les sages placent des cerbères de mots et d'images pour écarter la curiosité vide, mots qui sont des vérités brutales . Ainsi la Voie décrite par le De Vita Nuova de Dante . La première discipline d'un disciple est d'apprendre à se taire, d'apprendre à faire le silence pour écouter, voir, entendre .

Tout est manifesté . Rien n'est caché, sinon sa propre ignorance . Le monde autour de moi est la Splendeur même .

La mort est l'essence de la Voie .

Vive la mort !

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Zinaida Serebriakova