Plutôt mourir .

(Von Stuck)


La philosophie est à la fois l'objet d'une guerre de domination, pour en définir le contenu, et donc le marché – le marché de toutes les envies de mener une vie en largeur, hauteur et profondeur – et le lieu d'un bavardage, le lieu de l'oubli d'une essence . Car l'objet de la philosophie, originairement, est sophia, la sagesse, le logos héraclitéen, la gnose pythagoricienne . Le désir de gnose est la philosophie, dit Platon .

Ce qui m'importe, ici, est de poser la distinction de deux axes de développement du projet de l'amour de la sagesse . Le premier est de l'ordre du Manuel d'Epictète : il s'agit d'un manuel pratique de vie humaine, dont le modèle le plus puissant est le Hagakure . Le deuxième est de l'ordre du développement d'un savoir systématique, comme chez Aristote . Il est est vrai que ces deux axes sont organiquement liés . Car c'est selon la nature du monde qu'il faut vivre . Mais une philosophie sans vie est mort . La sagesse doit mordre sur l'existence concrète – car ton amour est un feu dévorant . Je dis doit, c'est à dire qu'elle doit non seulement être, mais exister dans le monde . La sagesse doit être puissance pour n'être pas fantasmagorie ; feu pour n'être pas fumée .

La science est puissance et jouissance – tel est de devenir comme un dieu, connaissant l'arbre de la science du bien et du mal . Puissance de fonder, et jouissance du savoir qui s'exprime pleinement dans l'érotique, dans le regard posé sur les splendeurs de la chair, sur les secrets du sexe . Le séducteur qui regarde une femme follement désirée nue à ses côtés, abandonnée, endormie, sait ce qu'est la puissance et la jouissance . Mais cette jouissance et cette puissance, et cette jouissance de la puissance, ne sont pas celles d'un oiseau de proie . Le tueur qui détruit ne trouve pas la félicité, mais une soif éternelle de destruction et d'humiliation qui sont la haine de sa propre destruction et de sa propre humiliation . L'homme cruel est un homme détruit, ou même minable . La jouissance du sage est l'image de Dieu, de l'être conscience félicité, image indéfinie du dieu inséré dans les cercles du temps .

Il est possible que Casanova soit un plus puissant philosophe du savoir et de la liberté que Kant, en proclamant l’homme ne peut jouir de ce qu’il sait qu’autant qu’il peut le communiquer à quelqu’un . Le savoir qui vaut est jouissance commune du savoir . Et Saint Simon un philosophe politique bien plus exact que Rousseau . A quel point la vérité de la torsion des sentiments occultes des politiques, leur désir si intense de la mort de leurs adversaires et le froideur et l’impassibilité du désir qui ne peut s'avouer – car l'aveu du désir politique est une faiblesse - est supérieure aux contes puérils du Contrat Social . Imagine-t-on Kant s'évader de prison par les toits vertigineux de Venise, comme Casanova s'évadant de la prison des Plombs de Venise ? Et quel plus grande preuve du haut désir de liberté, que de l'affronter à la mort ?

La sagesse qui n'éprouve pas la rage du désir, comment peut-elle s'assurer de sa puissance et de sa profondeur? Celui qui confronte sa terreur organique à son désir éprouve la violence viscérale de son désir . Celui qui offre son corps dans le combat, celle qui offre son corps à un homme aimé qui est aussi un fauve brûlant de consommer sa chair et son désir, mesure en lui-même la réalité de son désir, et par cette réalité produit l'intensité de sa vie, à la mesure de la peur et des défenses surmontées par le déchainement de la puissance . La puissance est par nature ambivalence, destruction et terreur, création et intensification ascendante comme le panache du nuage d'orage .

Sans exposer son corps – le serment féodal le disait, qui parlait d'exposer son corps pour son Seigneur – il n'est pas possible de s'assurer de ses liens . Je sais que j'ai confiance dans mes mains en escaladant sans m'encorder, je sais que je devrais sortir mes tripes pour passer là où je ne passerais pas encordé, parce que je m’aiderais . Je sais que j'ai confiance en ma vue, en mes réflexes, que je m'oblige à une concentration extrême et à un souffle court, quand je roule à la limite de la glissade, la nuit, sur une route de montagne battue par la pluie . Et que j'entends, comme en rêve prémonitoire, une sirène lancinante . Non, je ne mourrais pas aujourd’hui . Ou encore quand je porte au maximum la charge de fonte sur un geste dont l'échec serait l'explosion des articulations, des os de mon corps . La volonté, la rage se concentrent en un point unique, en une explosion secrète . La différence entre l'homme noble et le fol est que le premier sait frôler les limites, frôler la mort, sans toute fois se briser . Car il s'agit de chercher aux frontières de la mort le souffle d'une vie plus puissante .

La puissance de liberté, cet invisible qui rend les hommes indomptables par la terreur la plus extrême – ne peut s'expliquer que par une pensée intime, formulée ou informulée, qui est : plutôt mourir . Et la certitude de se tenir dans cette décision est le fondement de l'héroïsme humain . Il ne suffit pas de faire des théories éthiques, mais de se tenir dans la vérité . Il ne s'agit pas de connaître la loi, mais de savoir si je me pencherais vers l'étranger blessé, si je pourrais fermer le cercle de mes bras sur mon ennemi au jour de sa mort .

Il ne s'agit pas d'une pensée ou d'une volonté au sens classique . Si je tombe dans une rivière en crue qui me balaye comme un corps mort, je combattrais jusqu'à l'extrême de mes forces pour respirer et regagner la rive, par une puissance qui me traverse et dépasse la volonté, comme celui qui court jusqu'à l'agonie devant un fauve, ou un homme qui veut le tuer . Oui, j'ai couru jusqu'à m'en écorcher la gorge, et à l'épuisement je me suis retourné pour me battre par la force du désespoir, au delà de toute réflexion, avec l'intense volonté de tuer et de déchirer, moi le pacifique . Plutôt mourir, c'est ce qui traverse l'homme qui sait qu'il perdrait toute dignité humaine en refusant un affrontement à des forces qui menacent sa vie, et cela dépend profondément de sa culture, de sa philosophie inscrite en lui comme la saveur de son sang ou le soleil de son désir, qui l'entraine bien au delà de la raison et de son ego .

Tristan dit plutôt mourir que de perdre Iseult ; le Spartiate plutôt mourir que de reculer ; le vassal ou le résistant soumis à la torture jusqu'à la mort plutôt mourir que de trahir . Sentir une telle puissance en soi, je crois que c'est une des plus hautes dignités de l'homme . L'homme a cette puissance redoutable de brûler ses vaisseaux . Et toute grandeur de la pensée est la recherche de la dureté d'affirmer jusqu'au bout la grandeur infime de la dignité . Je le retrouve dans la mort de Socrate, la mort du Christ ou l'austérité du Manuel, dans l’âpreté du Hagakure . La mort est l'essence du Bushido , l'essence de la Voie.

La puissance de la liberté est la puissance même de la dissidence . Plutôt mourir ! Tout le poids de ce monde réuni sur un point ne peut l'écraser, ni même l'atteindre .

Viva la muerte !

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Zinaida Serebriakova