Les possibilités de la discussion philosophique.

(Philippe Burne Jones-la femme vampire)

La discussion philosophique est l'exercice le plus rare et le plus vivant de la philosophie authentique. La discussion réussie porte les mêmes difficultés que la lecture réussie d'une grande œuvre. La discussion philosophique par elle même fait advenir l'Être dans le réel vécu. Rare, car souvent, le penseur ne vit pas en même cycle que son lecteur. Et surtout, parce que les conditions d'une discussion véritable sont très rares.

Pour qu'une discussion véritable s'élabore, les personnes tissées à partir du Verbe doivent s'enraciner dans un Univers commun, ou être curieux d'univers.

Tout d'abord, une indéfinité de textes peut faire légitimement référence au même objet de discussion. Cela peut paraître contradictoire avec des affirmations antérieures ; mais pas vraiment si la polarisation produit des attracteurs, en lesquels des êtres de même espèce se lovent de manière analogue, comme le Serpent, comme un lit peut être habité, dans un hôtel, par mille et mille destins de passage. Disons que le même objet de discussion ne désigne pas un singulier unique, mais une classe de particuliers analogues.

Ensuite, le texte contient de manière implicite et immanente une position quant à la vérité : ainsi cette position sera-t-elle très différente dans un roman et dans un rapport d'enquête. La vérité dans le roman est la cohérence interne et la réalité de l'attribution à l'auteur ; ainsi un texte faux sera un plagiat ou une mauvaise traduction, ou encore le texte authentique mot à mot mais lu, comme au théâtre, de manière fausse, comme quand un musicien joue faux. La vérité dans le rapport est référentielle, peut importe la personne qui l'a écrit. La position quant à la vérité est implicite dans le texte, dans sa forme et sa présentation ; on accepte un roman de présentation fantaisiste, mais une thèse universitaire revendique sa véracité par l'austérité.

Ainsi le tissage du texte produit-il son concept de vérité, et un malentendu sur ce concept est parfaitement vraisemblable. Simone Weil, dans sa "lettre à un religieux", 24 dit que la vérité du Dogme est d'ouvrir les portes du ciel, comme le voile du Temple, qui indique et qui voile ; et que cette vérité là ne doit pas être confondue avec une vérité d'ordre physique, comme "Salazar est vivant", d'autant plus qu'il est mort.

L'usage dogmatique des dogmes revient à l'usage de Tartuffe, de faire du texte mystérique, paradoxal par essence par référence au "bon sens", au sens "objectif", un moyen de pouvoir et de domination. En effet, le paradoxe permet d'ordonner la soumission pure et simple si on le prend comme une vérité physique : je dois croire ce que je ne puis comprendre, car je suis dominé. Je dois perdre confiance dans mes moyens, perdre tout critère, abandonner dans ma raison au sens transcendant, et me remettre pieds et poings liés au magistère ; et seul l'orgueil expliquera et culpabilisera ma perplexité. Le dogme ainsi instrumentalisé comme arme de l'Âge est une figure de la double contrainte. Les dénonciateurs de la religion ne sont le plus souvent que des caricatures de cette caricature d'époque.

Le paradoxe du Dogme est le reflet de son contenu, dynamique et contradictoire, qui doit me pousser à engager le combat spirituel en me faisant sortir des illusions du monde quotidien, normal, et pourtant construit et vidé par la préoccupation vitale ; le dogme est la porte de la gnose. En le posant comme une vérité physique, on me permet en fait de n'habiter que le monde ordinaire et de faire par fêtes une excursion sécurisée dans l'extraordinaire, rendu incompréhensible donc inaccessible, définitivement étranger au monde ordinaire. Il ne reste plus après qu'a le supprimer dans ses symboles et dans ses rites devenus incompréhensibles par ceux là même qui doivent les conserver et les accomplir, sans parler des autres.

Et cet usage du Dogme comme moyen de puissance est un élément du Système ; le lien aux Abîmes se ferme ; l'Âge de fer s'affirme par ses prétendus ennemis que sont les fondamentalistes littéraux. Ceux-ci ferment les voies du Paradis et de l'Enfer, autant que les philosophes matérialistes, et leur œuvre s'en distingue peu.

Car la vérité est que chaque parcelle des mondes est un reflet de l'Être, et porte l'unité, la vérité et la beauté, à l'œil qui sait voir. Et que chaque instant peut être braise, et feu, et non pas cendres, et production et consommation matérielles. La distinction entre le temps ordinaire, le monde ordinaire et le "Grand Temps"n'est que lâcheté indispensable à la survie humaine ; l'exigence absolue envers soi-même est de refuser l'ordinaire, non pour l'extraordinaire, mais pour la cime ou l'abîme-la vie ou la mort.
La méditation quotidienne de la mort, de sa mort, imaginée, vue et vécue dans ses tourments les plus concrets, dans sa face éperdue, paralysée et grimaçante, est ce délice qui cabre la puissance de l'âme, comme une puissante monture des ténèbres, au dessus des espaces terrestres. Le macabre est une discipline de saveur de l'âme.

Deuxième obstacle : un même texte peut avoir plusieurs références, et donc être à la fois vrai et faux selon l'Univers où il s'enracine et prend son sens. Debord dit avec raison que dans le Système, "le vrai est un moment du faux général" ; ou encore, une information exacte peut être l'argument d'un mensonge. Cela est vrai au delà des mots, pour les images, ou mille autres signes de la semiosis générale. Je donnerais comme exemple l'usage mécanique de Thomas d'Aquin, très éloigné de la vérité de l'effort de totalisation d'une vision de Thomas, et qu'il a qualifié lui même de "paille". Utiliser Thomas comme machine à argumenter et à nier est ignorer son entéléchie brûlante, ascendante, et incarnante, ignorer la masse de Thomas, ses affirmations de la conservation terrestre du Paradis terrestre, ou encore que le plaisir de l'amour des sexes était supérieur avant le Péché : ignorer que Thomas est homme de nôtre âge, incarnant la puissance sacrée dans tous les aspects de la vie humaine comme une totalité encyclopédique, un puissant désir de savoir et de totalité, d'assimilation-et l'énormité de son corps n'est pas contingente.

Thomas est le désir terrestre de Dieu ; un fruit de son époque, une époque de moisson, et un automne mélancolique et plantureux des mondes où la quête de la Sagesse, de plus en plus obscure et hors de portée, était, de l'avis unanime des hommes nobles, le destin même de l'homme noble ; et où cet avis créait un marché de la philosophie. Nous autres vivons l'hiver, et sommes bien loin de comprendre la puissance de ces temps pourtant proches.

Il est un autre exemple de ce mal, dans la lecture des textes sacrés ; les savants préoccupés de philologie et d'exactitude physique se croient dédouanés de l'usage des commentaires anciens, et en arrivent à s'aveugler absolument sur le sens du texte dans son Univers de naissance et de croissance. En effet, j'ai lu dans un dictionnaire universitaire éminent, catholique et encyclopédique de la Bible en un très fort volume, et fort récent, que ni le Cantique, ni l'Ecclésiaste, n'avaient vraiment leur place dans le Texte, étant "profanes", et que leur intégration avait des "causes historiques". A ce point, il est clair que la discussion ne peut trouver son sol, ni ses racines.

Enfin la discussion en général, où la lecture, peut s'arrêter à "l'art d'avoir toujours raison." Soit en effet l'auditeur ne conserve que des fragments utiles à renforcer son entéléchie, et croit comprendre et partager ce qu'il entend tout en n'y entendant rien, c'est à dire qu'il démembre et éviscère ce qu'il reçoit et s'en nourrit, soit encore la discussion et ses arguments ne sont que la forme d'un affrontement, qui suit alors les règles de l'affrontement, et non plus les règles de la discussion. Dans ce combat les plus hautes paroles deviennent des moyens des vanités, et toute vie supérieure fait alors défaut.
Le plus souvent on ne parle pas, ou on parle avec soi même ; la haute figure de l'Autre est ainsi un fantôme ténu que l'on évite, un être d'une substance d'obscurité.
Parfois même, comme l'atteste l'autobiographie d'Ignace de Loyola, est-il un démon familier et silencieux, immobile dans les silences et les abîmes de l'âme. On le trouve aussi dans d'autres textes :

"«[…] un démon d’aspect […] infernal était sans cesse à ses côtés sous la forme de son frère.»
James Hogg, Confession du pécheur justifié (Gallimard, coll. L’Imaginaire, 1987), p. 58."


Seul l'être porteur d'abîmes peut réellement ouvrir son âme à l'Autre, car il est lui même puissance, nœud dynamique d'opposés, et donc capable d'assimiler, comme le Serpent Dasypeltis, des formes et des entéléchies étrangères.

Enfin il y a l'objection de Nietzsche, qui est plus ancienne que son nom. On soutient que toute grande pensée est l'expression de la biographie de son auteur, et donc n'est qu'un masque qu'il faut interpréter. Cela clôt la discussion, puisqu'on ne peut parler alors des mêmes objets ; on prend de plus une position de supériorité avec aisance, le grand style psychanalytique. Cette objection est à rejeter pour le texte comme pour la musique ; chaque morceau s'enracine dans une idiographie mais s'exprime par des structures qui ne sont possédées ni produites par âme qui vive. Reste une passion de la pensée, un désir, une chair qui font le style.

A ce titre cependant je ne dirais qu'une chose, c'est que le phylum qui me porte porte aussi les contradictions des combats et des cendres, que j'ai entendu les combats et les cendres, et que je n'ai su quoi faire de toute cette douleur. Je n'ai su que faire de ces danses macabres des rives odorantes de la mer aux forêts de l'Est. Il me reste le mythe d'Odin, éborgné, une nuit infinie pendu sous Yggdrasil comme forme implicite de l'amour de Dieu. Il me reste que l'homme ignore la justice, connaît la douleur, le deuil et l'amertume mais ne doit pas renoncer ; que quand la guerre à mort surplombe une époque, la ligne de démarcation n'est pas entre les combattants, mais entre les combattants et les autres ; que le passé est cendres, qu'il ne mérite ni pitié ni tendresse.

Celui qui m'a bien compris sait alors que nos textes ne sont pas incompatibles. Le texte est entouré, déterminé, porté par tout ce qui n'est pas lui et plus que lui. Le texte ne reflète que spéculairement, et non face à face, l'objet de ses soins, de son désir et de sa mélancolie. Par analogie, le spectacle est vide à qui vit la vie dans les mondes. L'effort pour saisir l'objet, cette lutte avec l'Ange, aussi dure que les luttes humaines, est plus que le texte. Le texte est cet étrange labyrinthe de cendres, issues des hautes cimes de l'esprit. Le mémorial de Pascal est moins que le Feu qui l'habita.

A titre de joute, de jeu qu'on ne saurait négliger sans excès de sérieux, j'ajoute que de manière analogue l'être n'est que cendres par rapport à ce volcan dont veut rendre compte le nom de Tout-Puissant.

L'objet de mes soins est la guerre métaphysique. Et cela est comme les longs fleuves de l'amour, un réseau qui ne peut finir. J'y reviendrais.

2 commentaires:

Anonyme a dit…

Le vampire est un tableau de philippe Burne-Jones, le fils d'Edward.

lancelot a dit…

Merci, cher lecteur, je vous crois sur parole et je modifie, avec mes excuses pour cette erreur.

Nu

Nu
Zinaida Serebriakova