Lettre ouverte à J.C Michéa, frère lointain I . L'entéléchie comme exténuation de l'homme.




Pour continuer la discussion de la tradition anarchiste . Je suis conscient q'une lettre ouverte doit parvenir à son auteur ; si vous pouvez, faites suivre . Je trouverais bien une solution . Bye à tous.


Un travail tel que celui qui est mené ici, la destruction phénoménologique de l'idéologie du Système, ne pourrait être ce qu'il est sans le travail de Jean Claude Michéa, tant par ses oeuvres que par la diffusion des travaux de Christopher Lasch ou de Georges Orwell en France . Michéa dit « critique radicale de l'utopie capitaliste » . Mais évoquer Michéa est pour moi problématique, car cet auteur m'est parfois si proche qu'on ne pourrait glisser une feuille de papier à cigarette entre nous, et j'ai découvert Lasch à travers lui ; mais aussi si éloigné, si terriblement éloigné, que parfois je crains que nulle voile ne puisse apparaître à son horizon, provenant de mes mondes, « en ces temps étranges et difficiles ».


Temps étranges et difficiles où on peut à la fois éprouver un sentiment de fraternité et d'étrangeté extrême . Ainsi les maîtres traditionnels évoquent-ils ainsi les multiples voies vers l'Un, comme l'ardent rayonnement du soleil en largeur, hauteur et profondeur . La roue cosmique permet la communication unidimensionnelle sur son pourtour, c'est le syncrétisme, le ramassis de notions mal comprises, typique des pseudos religions modernes ; mais ceux qui sont sur les rayons ne peuvent plus communiquer, n'ayant rien de commun que ce qui est le fondement matériel de la vie humaine, c'est à dire ne peuvent qu'échanger des choses . La supériorité de l'inférieur pour faire communiquer des hommes de mondes éloignés, pour la mondialisation des mondes, est ainsi établie . Et ceux qui s'approchent du Centre sur des rayons différents, peuvent être spatialement proches, si proches, mais infiniment lointains en même temps, car séparés par la singularité ténébreuse de l'infini . Seuls ceux qui ont atteint le Centre peuvent parler à tous, mais aussi sont incompréhensibles à la plupart, et sont aussi l'Ange de la Face, la forme possible de la Révélation descendante, la forme possible pour l'homme . Car à celui qui sait voir, il n'est rien qui ne soit Révélation .


Voilà un court paragraphe et voici que, peut être, la mer rouge s'est refermée entre lui et moi . N'est-ce pas un étrange jargon mystique? Pourrait-il après ces mots me lire ? Et pourtant ce texte ne s'écrit-il pas comme un lettre ouverte? Aussi vais-je décrire ce qui nous rapproche, avant d'en venir à ce qui fait de nous des astres étrangers .


Le Système libéral et son entéléchie .


Dans ses oeuvres-celles que je connais-Michéa dresse un portrait clair et peu discutable du « libéralisme » ; il aperçoit très clairement les liens existant entre le « communisme » de l'URSS et le capitalisme . Il affirme le lien nécéssaire, l'appartenance à un système global unique, du libéralisme politique, économique, idéologique . Il dresse également une description précise de l'idéologie libérale « de gauche », montrant les liens étroits entre l' « extrême gauche », l'intelligentsia de gauche, et le libéralisme moderne . Il montre par exemple le rôle de précurseur du libéralisme que joue Sade . Sans l'utiliser de manière nette, je crois qu'il comprendrait très bien le concept d'entéléchie, comme finalité immanente et ni voulue ni nécéssairement représentée, ou connue des acteurs d'un système social global . « Je soutiens, en effet, que le mouvement historique qui transforme en profondeur les sociétés modernes doit être compris comme l'acomplissement logique (ou la vérité), du projet philosophique libéral,(...) la seule forme historique sous laquelle cette doctrine libérale originelle pouvait se réaliser dans les faits » l'Empire du moindre mal, p 14.


Pourquoi le concept d'entéléchie est-il supérieur aux mots « accomplissement logique » ou « vérité »? Parce que l'idéologie qui accompagne un système social-je dis bien l'idéologie, et non les idéologies, car il y a une matrice unique pour un système-est un sous système du Système global, et que le développement logique incontestable que l'on rencontre dans l'idéologie moderne, qui fait penser à une nécéssité interne au monde logique des idées, à une connaissance objective, ne doit pas masquer que ce développement logique est une conséquence et une condition du développement global du Système . Comme la nécessité du marché est une nécessité conditionnée vécue comme nature, ainsi la nécessité interne du monde symbolique est une nécessite conditionnée vécue comme nécessité logique universelle . La nécessité globale du Système, son entéléchie, dépasse la logique locale du sous système idéologique . Ce dernier n'en n'est pas moins une condition nécessaire du Système global .

Par contre le concept d'entéléchie contient la possibilité de la distorsion entre la finalité humaine posée dans la représentation et la réalité, et donc « la vérité » d'un système social . Ainsi se creuse l'écart entre « la doctrine libérale originelle » et « les faits » . Pour accomplir ses fins, l'homme pose des actions qui ont le plus souvent des effets très éloignés des fins posées . Ajoutons que les humains ne disposent à ce jour d'aucuns moyens de gouverner le mouvement historique actuel, et sont donc livrés par eux mêmes pieds et poings liés à l'entéléchie du Système . (A titre documentaire, ajoutons qu'un certain nombre de critères tend à laisser supposer que notre siècle sera celui d'une singularité, infléchissement chaotique, du développement du Système ; plus précisement que le Système entrera dans une singularité, et ce qui restera ne sera plus le Système . Voyez introduction au siècle des menaces de Jacques Blamont .) Pour parler comme Bernanos, nous sommes montés dans un train qui ne cesse de prendre de la vitesse, et non ne savons ni où il va ni comment l'arrêter, et nous ne pouvons plus descendre en route ; mais grâce à la Raison nous avons des Pangloss pour nous dire que tout cela est fort bien et que (c'est un fait) nous ne cessons de progresser, et que nous pouvons donc nous rejouir .


L'écart entre la fin posée et la vérité atteinte...Par exemple, l'écart entre la fête de la fédération de 1790 (où tout le monde s'embrasse hypocritement) et la guerre civile et la Terreur qui s'ensuivent ; entre les fins des communistes sincères et la terreur stalinienne, ou encore l'énorme Léviathan bureaucratique à l'agonie des années 80 . Entre les textes chrétiens et la réalité du gouvernement de l'Eglise . Il en est mille exemples . De telles observations ne doivent pas paralyser l'action, mais condamner toute pensée de réforme politique qui ne se poserait pas prioritairement la question des moyens et des processus, et qui se contenterait de bêler des fins morales . C'est vraiment trop facile d'être contre la guerre !


C'est vraiment trop facile d'être contre tout ce que la morale prêt-à-porter du Système condamne, alors que cette morale pratique sans cesse la condamnation de parties fonctionnelles de ce que par ailleurs elle exalte, ou aussi souvent, la déhiérarchisation .


Exemple de condamnation de parties fonctionnelles, on condamne les mécanismes du marché du travail avec un slogan comme « nos vies ne sont pas des marchandises » ; et en même temps on se prononce pour une liberté de circulation absolue des personnes, laquelle « liberté » ne pouvant pourtant qu' aboutir qu'a un marché du travail unifié ; et en faisant mine d'ignorer que la liberté de circulation des marchandises, et donc des personnes comme marchandises, est un fondement du Système . Exemple de déhierarchisation, typique de la linéarité unidimensionnelle du traitement médiatique de l'information, et donc caractéristique du traitement de l'information par le Système : militer contre les mauvais traitements aux animaux domestiques en période de famine et de guerre . Comme on ne peut pas régler tous les problèmes en même temps au même niveau, il est pertinent de régler médiatiquement des problèmes infimes pour que tout reste pareil . Gauche et droite l'ont parfaitement compris, qui considèrent à l'évidence les problèmes d'argent comme prioritaires pour eux, mais pas pour leurs électeurs, qu'ils voudraient beacoup plus préoccupés par le traitement des déjections canines, ou par les droits des « minorités sexuelles ». Il me paraît clair que des gens qui ont cet ordre de préoccupations, ou qui veulent interdire un rite communautaire vénérable comme la corrida, ne sont que des puritains autoritaires du Système-rien de plus .


Le critère de puissance d'une mesure politique pourrait-être : en quoi cette mesure enrayerait le Système ? Il est clair que l'interdiction de la corrida (ou le mariage homosexuel) sont des mesures nettement anticapitalistes . Leur application couleraient les bourses mondiales . Posez vous maintenant la question : et de véritables restrictions à la circulation générale des personnes et des marchandises ? Restrictions juridiques, et non financières, c'est à dire sous la forme de taxes ? Par exemple l'extension à la sphère de la production et de la consommation du principe de subsidiarité, qui permettrait d'interdire l'importation de tout produit dont on puisse produire un équivalent fonctionnel au niveau local? (bien entendu, "équivalent fonctionnel" et "espace local" seraient à définir...) Et le retour au programme du CNR pour les règles de collectivisation des secteurs non concurrentiels de fait ?


Combien de guerres ont été menées de manière impitoyable pour éradiquer définitivement la guerre, je veux dire le terrorisme, du genre humain, ou pour assurer la sécurité d'un Etat, avec pour effet d'augmenter la force, le nombre et la détermination de ses ennemis ? C'est ainsi que l'action humaine est paradoxale : ce qu'il veut obtenir, il ne peut l'atteindre sans nier ou oublier ce qu'il cherche ; ainsi il ne peut que réaliser l'inespéré, chercher ce qu'il a déjà trouvé ; Michéa citant avec raison le jeune Marx p.206 de l'empire du moindre mal : « le monde possède, depuis très longtemps, le rêve d'une chose dont il ne lui manque que la conscience pour la posséder réellement » ; souffrir d'atteindre ses buts, et de voir que rien n'a changé . Ce qui paraît si loin, si éloigné de soi, est toujours déjà réalisé .


« Question faussement simple : comment se fait-il que des gens sérieux continuent de croire au Progrès alors que les évidences les plus massives auraient dû, une fois pour toutes, leur faire abandonner cette idée ? »(Lasch, cité par Michéa dans sa préface à la culture du narcissime) . Lutter contre l'aliénation qui fait de chaque destruction produite par le développement du Système un progrès, de toute résistance à ce développement un archaïsme instinctif et jamais la décision d'une raison éclairée, c'est contre ces idées à déraciner une fois pour toute du logos commun que nous, moi et lui, travaillons avec un engagement du coeur et de l'esprit . J'ajoute que je crois être assez réaliste en caractérisant l'entéléchie du Système général par la maximisation du déploiement actuel de la puissance matérielle, production et destruction étant au fond deux faces de la même machoire de fer, de manière assez conforme au mode de calcul du PIB . En effet, la lutte de tous contre tous sur le terrain de la puissance matérielle ne peut qu'aboutir à cette maximisation, sur le modèle de la course aux armements redéployé dans le domaine économique . Cette caractérisation de l'entéléchie me permet de montrer ce qui est commun entre la mobilisation totale du travail humain dans le capitalisme du XIXème siècle étudié par Marx, et sa facette impérialiste, la mobilisation totale de l'ère stalinienne en URSS au service de la production, la mobilisation totale pilotée par Speer et Goebbels dans l'Europe Nazie, la mobilisation totale permise par la guerre froide dans chaque camp, et celle de la mondialisation actuelle . Cette maximisation passe par l'extensivité, le vol d'oies sauvages japonais, comme par l'intensivité, l'araisonnement des constituants matériels des mondes, la productivité, la recherche développement, etc . Dans le cadre de l'intensivité, la motivation des hommes par l'intérêt devient aussi importante que par la force, ce qui explique l'importance déterminante du Spectacle de la liberté, l'importance massive de la manipulation du Désir, pour avoir une motivation par « adhésion au projet personnel ». Ou pour parler comme Polocolo, par son mythe personnel, curieusement tout à fait conforme à l'entéléchie générale, en raison d'une curieuse harmonie préétablie, qui n'est que le masque d'une aliénation du moi par le désir, l'idée que je décide ce que je désire-un mensonge utile .


Le processus de réduction du Symbolique à la chose, ou la dissolution.
Un aspect déterminant de l'entéléchie.


Le point précis où je commence à me séparer de Michéa est en germe dans cette détermination de l'entéléchie . Car si le Système est maximisation du matériel, il est alors une formidable puissance de négation du spirituel, du symbolique, le complot contre toute forme de vie intérieure dont parle Bernanos, remplaçant le langage et le symbolique vertical comme médium unificateur des communautés humaines, par l'argent et par l'échange concurrentiel . Dans l'Union Européenne, les deux principaux liens effectifs entre les hommes ne sont ni le langage, la langue latine, ni l'adoration, la religion justement appelée catholique comme fondatrice d'un Univers commun à tous les mondes si variés des européens, comme dans la Chrétienté latine, mais la monnaie unique et la concurrence libre et non faussée .


Cela permet de faire comprendre pourquoi en dehors de l'Anglais, le niveau d'enseignement des langues dans l'UE est si médiocre : il suffit bien de savoir et compter et l'Anglais .
Dans un monde unifié par la langue et l'adoration, les hommes de langage, poètes et penseurs, les hommes de symboles, les artistes, et les spirituels, théologiens, batisseurs d'édifices de culte sont évidemment les hommes les plus éminents, et sûrement pas en tant que personnes, mais en tant que serviteurs du lien vertical, garant du lien horizontal, d'Athènes à Rome ; et la puissance matérielle ne peut qu'être regardée avec un mélange de méfiance et de condescendance .


Parenthèse pour des amis : dans le cadre de l'entéléchie globale du Système, ces hommes, comme nos professeurs d'université en Lettres et Sciences Humaines, ne sont plus que des survivances parasitaires, des scories à traiter, à mettre au service de l'entéléchie par « l'évaluation ». Evaluation dont l'essence est de mettre tout ce qui est « évalué » au service des finalités du Système . Et la valeur ajoutée de l'enseignement de de l'amour d'Ovide, ou de la Vie de Saint Antoine d'Athanase, est absolument nulle quand leur connaissance n'est plus un signe de distinction sociale, puisque personne, et surtout pas (pas de nom!) ne le connait . Alors on a plein de respect pour des tas de cultures, mais on en laisse l'étude à « la fraction dominée de la classe dominante », pour parler comme Bourdieu . Il est évident que la suppression (informelle, bien sûr) est très proche . Fin de la parenthèse.


Comme le dit quelque part Aristote, il est considéré comme suffisant d'être à l'abri de la pression du besoin matériel pour pouvoir penser ; mais cela suppose l'acceptation d'une vie très austère pour la plupart . Le confort matériel d'un universitaire médiéval est très éloigné de celui offert aux habitants des pays développés . Ce que le Système moderne offre de paradoxal, c'est que sa formidable puissance de production ne libère pas l'homme du règne de fer de la nécessité matérielle, mais au contraire l'asservit toujours plus totalement, intimement, puisque c'est progressivement la totalité antropologique qui ne trouve sa finalité que dans la compréhension de l'entéléchie globale du Système, ainsi qu'on peut le monter tant pour la structuration de la psyché, avec la personnalité de base du Système, narcissico-hédoniste, que pour les relations entre les sexes, et tant d'autres sous-systèmes analogiques du Système général . Loin d'être indépendance au servage des besoins primaires, détachement donc liberté, le loisir, l'otium, est devenu une industrie de production et de consommation, où le temps est compté .


La pensée humaine a vu dans le cadre du Système son ontologie envahie par la puissance de négation : progressivement rien n'a existé que la chose, l'objet matériel, la seule chose qui compte pour son entéléchie, la chose érigée en mesure de tout être . Le matérialisme est un aspect idéologique en ligne directe du Système général . De même que pour Aristote la substance est le modèle de l'Être, et que rien ne peut être dit être valablement que comme substance, ou analogie de la substance, ou par référence à la substance (comme l'accident), dans l'ontologie moderne modelée sur l'Aristotélisme vulgaire le modèle de l'être est la chose existante : or...


Tout ce qui est n'est pas une chose et n'existe pas selon les modalités de la chose : une amitié, un amour sont, et ne sont pas des choses.


Dans le cadre étriqué de l'ontologie de la chose les liens perdent toute substance et rien ne peut être pensé de supra-individuel .Cette ontologie provoque le morcellement indéfini d'un monde de purs fragments autonomes en lutte, le nominalisme, voyez par exemple le Tractatus de Wittgenstein . « 1.21 une chose peut être ce qui arrive ou n'être pas ce qui arrive et tout le reste demeurer égal (fragmentation du monde) ; 2.01 l'état de choses est une liaison d'objets (entités, choses) (conditionnement du lien par les choses, et donc détermination du lien par les choses) ; 2.0124 dès que tous les objets sont donnés, tous les états de choses possibles sont également donnés (le lien ne peut rien créer de nouveau dans ce qu'il lie) ».


Le mot « monde » et le mot « un » ne se disent que par référence à « l'esprit » (mind), à la conscience, à la « subjectivité » justement opposée, comme exténuation de l'intensité d'être, à l' "objectivité ", aussi bien dans le langage vulgaire du Système la « réalité », ou « caractère de chose » qui est le maximum d'intensité d'être, l'apanage de la Science et de l'Expert étant de réaliser le tour de force (un oxymore de plus!) de doter une parole de la puissance de la « res ». La conscience, ou le « mind », ces étranges épiphénomènes des choses cérébrales, sont capables de lier des choses et des représentations par nature éparses, lier dans un monde, mais ce monde, cette mondéité, n'est plus qu'un « phénomène subjectif », les « choses réelles » étant disjointes comme le varech sur l'estran, fragments issu des ténébreux naufrages des hommes . Au morcellement du monde pensé comme une plage de sable indéfinie, lieu vague de désirs et d'ébats corporels infantiles, aveugle à la puissance de la mer, soeur de l'amour du lointain et du Voyage, route de la baleine et des vaisseaux des morts, aveugle encore à la terrifiante puissance du Grand Océan, le vieux célibataire du monde, fait pendant analogiquement, par transfert de structures de pensée analogues, la dissolution de la communauté humaine et de son Univers symbolique, principe de communion des hommes .


Le libre marché des croyances, nommé laïcité, rendant d'ailleurs incompréhensible le caractère constitutif de la communauté que possèdent les mondes symboliques . Pour ne pas parler d'autres applications locales de cette structure ontologique fondamentale, comme le « darwinisme », qui ferment également à la structuration symbolique des mondes animals et humains, au témoignage de Lascaux, et au lien symbolique envers le Loup, que je porte . A tel point que le terme de raison, qui signifie rapport, lien, et donc analogie de proportionnalité, entre des états de choses de manifestation très divers, ou qui signifie encore poétique, métaphore comme méthode d'exploration, ce terme de raison a dérivé pour devenir, sous la forme du « rationalisme », une pensée opératoire, basée sur le calcul, la version software du matérialisme . Le rationalisme condamne la poétique pour vous remettre au travail, à la réa-lité, au monde fermé sur soi des choses : aux cercles carcéraux du Système . L'angoisse, oppression, étouffement de l'esprit est soeur de cette incarcération réelle et symbolique .


Ainsi je porte beaucoup plus loin que Michéa les effets de structure du libéralisme ; je les porte en particulier à tout ce qui concerne « le désenchantement du monde » et le réductionnisme . Ainsi je pose l'ouverture à la pluralité des mondes, pluralité verticale comme pluralité horizontale, comme condition nécéssaire du travail de lutte contre l'idéologie et contre le Système . A titre d'exemple provocateur, je pose qu'un étant confirmé par des documents considérés comme assez nombreux et fiables pour toute description de choses ou d'évènements, comme les registres des cours de justice, qui permettent à nos historiens modernes de faire de savantes statistiques de la criminalité médiévale et moderne, doit être considéré comme aussi argumenté que l'existence de tant de faits acceptés sans discussion, sur la base de sources d'autorité analogue. C'est pourquoi l'existence de la sorcellerie, de pactes diaboliques et de sabbats me paraît aussi indubitable que celle de la Révolution Française . Il en est de même des « fantômes », et des intersignes . William James lui même a collationné de nombreux faits de ce genre . Il aurait caractérisé des insectes, que nul n'en douterait ; mais là il n'est soudain plus crédible .


Non pas que nos sources ne puissent se tromper, et très largement, sur ces sujets ; mais pas inventer tout ces fragments qui réfutent l'idéologie moderne, et n'ont d'ailleurs d'importance que par cet enjeu et cette référence, étant donc parfaitement négligeables dans une perspective plus puissante . Je récuse la césure entre « l'imaginaire », à savoir tout ce que notre ontologie juge inexistant à priori, et « la réalité », à savoir tout ce que notre ontologie juge existant à priori . Je crois stupide de penser que la créativité humaine excède de beaucoup la puissance de l'Univers entier ; je soutiens que l'impensable idéologique peut parfaitement être . Aussi puis-je compter la démonologie, la sorcellerie, l'angéologie comme des sciences, avec conviction, et en particulier celle que le statut de ces sciences est un signe de l'ouverture d'une civilisation humaine aux autres mondes, et avec la délectation supplémentaire de consterner les biens pensants .


« Ce qui peut être évoqué, dessiné de la main de l'artiste, posé par une opération logique, nommé par les mots de la tribu, tout cela est né et a accédé à l'être.Ce qui est devient une demeure pour l'homme, un foyer de sacrifices, un lieu où planter au profond ses racines, un centre immobile de sa liberté. »


Et comme illustration, je préciserais que l'Auteur humain par excellence, Shakespeare, ne peut être pensé, par expérience de pensée, comme positiviste, « athée » ou « rationaliste » que réduit au nain de jardin moderne . Si une civilisation historique ne permet pas l'épanouissement de ce l'homme contient en puissance de plus grand, alors elle est perverse en sa racine : tu jugeras l'arbre à ses fruits . Une idéologie qui est amenée à condamner toutes les grandes civilisations de l'histoire (où il existait de telles sciences) pour des raisons ontologiques comme pour des raisons morales doit être rejetée : elle est étouffement, elle est congre et murène pour ton esprit .


Être pleinement un homme est avoir accès au monde imaginal, avoir les cieux ouverts pour son âme et son esprit, par l'ouverture au symbolique ; est pouvoir se représenter, se distinguer du monde vécu de la nécessité, par le relâchement de la pression vitale, moment indispensable de la poiésis humaine ; être un homme est la représentation du possible comme opposé à l'actuel ; est goûter, sapere, la sagesse, le délice de la puissance de produire du monde, la volonté de puissance comme réalisation de l'imaginal . C'est d'ailleurs la seule liberté authentique . Là encore on retrouve explicitement chez Michéa l'idée que l'être humain du Système est un être infra-humain, que le Système « exige des hommmes qu'ils cessent de « se sentir hommes» et se résignent enfin à devenir de pauvres monades égoistes » (empire...p208) . Tout ce qui interdit la manifestation de la part la plus haute de l'humain est mauvais ; et l'homme est le dépassement de l'homme .

Si un auteur d'exception, comme Shakespeare, si une grande civilisation de l'histoire te choque, ou te porte à condamner, c'est que tu as à éduquer ton ouverture d'esprit ; que ta morale est bornée ; l'illusion de supériorité que tu éprouves-je sais mieux que SankaraCharya ce qu'est la sagesse, que St Augustin ce qu'est le christianisme, mieux que Shakespeare que les étoiles n'ont aucun lien avec le tissage des destinées humaines par exemple-ne peut être que la manifestation en toi de la consternante supériorité morale du sot . Pour la bonne bouche, je citerais ici un long mais formidable passage de Lautréamont, poésies, I :


« Par cela seul qu'un professeur de seconde se dit : « Quand on me donnerait tous les trésors de l'univers, je ne voudrais pas avoir fait de romans pareils à ceux de Balzac ou d'Alexandre Dumas », par cela seul, il est plus intelligent que qu'Alexandre Dumas et Balzac . (...) Les chefs d'oeuvre de la langue française sont les discours de distribution pour les lycées, et les discours académiques . En effet l'instruction de la jeunesse est la plus belle expression pratique du devoir et une bonne appréciation (creusez le mot appréciation) des ouvrages de Voltaire est préférable aux ouvrages de cet auteur -naturellement ! »


Ne ressent-on pas jusqu'aux tripes la consternante supériorité morale du sot, de la bêtise au front de taureau épidémique en notre époque étrange et difficile? Et nos modernes professeurs de seconde ne répètent-ils pas ces pensées en colorant de noir tout le passé « réactionnaire », « ténébreux », disqualifié? Lequel ne se sent pas supérieur, et n'incite pas ses élèves à se sentir supérieurs aux hommes des siècles passés ? Ne les montre-t-on pas cruels, stupides, aveugles? Comment ont-ils pu avoir pour descendance des êtres humains si supérieurs à eux, que le premier crétin de collège puisse rire légitimement d'Héraclite, qui croyait le soleil large comme un pied d'homme? Et ceux qui croyaient la terre plate? Mon jeune ami, rappelle toi le sage qui a prononcé ces paroles, « tout ce que je sais, c'est que je ne sais rien », et en son honneur rappelle toi que quand on ne sait pas qu'on ne sait pas, qu'on est le dernier des sots, on croit savoir . Alors commence par t'ouvrir au doute, sors de la cave sombre où on a enfermé ton jeune esprit . Tu t'éveillera dans un labyrinthe, où partout des forêts de symboles te fixent de leurs regards familiers . Glassy essence...poor man ! N'est-il pas tellement plus simple de ruminer son herbe dans son enclos ? Qui veut réellement de la liberté, qui n'en n'est pas encombré ? Et cet être domestiqué que produit le Système, est-il encore complètement humain?

Il en est ainsi du destin de l'être issu de l'homme et de la femme que son plus haut désir désigne à l'accomplissement des puissances de l'homme : aussi bien dans l'occident du XXIème siècle (comme aux deux siècles précédents) que dans l'URSS, ce penseur supérieur est amené par la force des choses à devenir un dissident, un refuznick, un homme qui ne peut se déterminer que par le Grand Refus . Non pas que le refus lui soit essentiel, selon l'illusion ontologique qui ferait de lui un simple inadapté, un être de ressentiment, le porteur d'une angoisse pathologique susceptible d'un traitement médical ; très simplement, face à la puissance qui menace de l'écraser ou de l'étouffer lentement, et « avec amour », il ne peut que dire non-pour survivre avec ce qu'il porte en lui . Et cela fut le cas de Marx comme de Nietzsche, de London comme de Maistre, de Beaudelaire comme des situationnistes, de Guénon comme de Rimbaud ou de Lautréamont, de Céline comme des chefs de l'Orchestre Rouge . La principale démarcation des derniers siècles, amis, fut celle qui sépara les combattants des non-combattants . Et à n'en pas douter, Michéa est de la race des combattants, et il mérite les hommages, même et surtout de ses « ennemis ». Pourquoi ennemi ?


Parce que je crains que Michéa ne conserve, malgré la fine pointe de sa critique du Système, les thématiques pricipielles de l'idéologie-racine du Système, et ne puisse donc proposer de transformation réaliste . Car si mon diagnostic est juste, c'est l'ensemble du système anthropologique moderne, son anthropo-poièse, ou production de l'homme par lui-même, qu'il nous faut transformer . Et donc tout particulièrement son idéologie métaphysique, principielle, dont tous les discours thématiques sont des analogons locaux . Car un changement localisé n'empêchera pas les analogons de proliférer à nouveau . Par exemple, l'URSS n'est-elle pas si facilement allée vers le modèle « occidental » de l'entéléchie, lui était-elle vraiment étrangère?


Je n'en suis pas sûr, et je veux en discuter.
Je continuerais ma lettre ouverte à Jean Claude Michéa sur le thème de l'ontologie-racine du Système . A bientôt!

Aucun commentaire:

Nu

Nu
Zinaida Serebriakova