L'homme moderne, un rat emmuré II . Photographies d'un hamburger de Lucien Cerise . La situation du spirituel en l'Âge de fer. (Interlude)


(Marina Abramovic : chair à canon)

La génération de Werther, comme celle de 1830 était portée par le sentiment d'être orpheline et perdue ; le malheur et la mélancolie étaient le fond de l'Aion de ces hommes . En 1888 un jeune auteur devint brutalement célèbre en critiquant une société froidement positiviste avec ferveur et mélancolie : il s'agissait de Maurice Barrès . La même époque vit le succès européen de Nietzsche...l'Âge de fer n'est pas contemporain, il est une réalité très ancienne, toujours déjà présente, comme le Kairos . L'Âge de fer, Le Kairos, comme enfin l'illumination, sont la rencontre, le foudroiement du Temps et de l'Eternité . Le sentiment de malheur, de vie comme fardeau, d'étrangeté au monde des hommes est une chose commune dans les textes de notre âge . Mais la haine de soi des intellectuels atteint aujourd'hui des sommets, car loin de pouvoir s'appuyer avec confiance sur des mondes spirituels partagés, les intellectuels modernes croient de plus en plus au miroir d'impuissance que la société de la fin de l'histoire leur tend . Comme tout le reste, l'intellectualité de l'Âge de fer dégénère, en cessant de croire en elle même .

Le monde que nous connaissons est le monde de l'exaltation de la puissance matérielle, au temps de l'impérialisme mondial comme au temps de la mondialisation . A ce titre il n'accorde pas de place à celui qui a eu le malheur de naître sous la teinture de Saturne, l'homme mélancolique, tourné vers les mondes intérieurs et la pensée . La pensée, le monde imaginal, sont des fictions pour la puissance matérielle ; et le penseur dépourvu de puissance est ainsi pur néant, même pas ombre vague sur l'onde des faveurs mondaines . Mieux vaut pour écrire un livre, et même faire voir une œuvre plastique, être un homme d'affaires pédant, ou une blonde à forte poitrine, qui s'apitoie sur les handicaps de sa condition pour publier, en croisant les cuisses à la télévision . De ce fait l'homme spirituel démuni, comme un débris d'échouage; n'accède à rien dans ce monde, qui lui apparaît comme pure hostilité . Partant de la pure hostilité, de l'écrasante nostalgie, il peut devenir homme banal, par désir effrayé de normalité, fondu dans la masse ivre de pain et de cirque modernes, ésotériste obscur et renfermé, psychotique pur et simple, criminel peut être, ascète retiré du monde, libertin porté à toutes les addictions, ou révolutionnaire ; mais de trop étroites perspectives risquent de rendre sa révolte assimilable, instrument de plus de l'entéléchie générale . Peut-on ici proposer des règles de discernement ?

Je travaillais sur Michéa, et de nombreuses questions me donnent du fil à retordre . Cela est bon, une bonne chose . La common decency est un des aspects qui me paraissait les plus fragiles, et si je le pense toujours, j'ai constaté avec plaisir que des questions fondamentales sur les intellectuels se posaient à travers ce concept, dans le livre de la décence ordinaire de Bruce Bégout . Aussi la suite de ma lettre ouverte, qui exige de se confronter à Kant, comme explicitant le support implicite commun de son éthique et d'aspects de celle Michéa, a-t-elle pris de l'ampleur et du retard . Mais la condition des « intellectuels » peut être abordée à part . Car d'une certaine manière, Orwell avec ce concept propose des règles de discernement .

Je m'appuierais aussi sur une œuvre qui est un tableau à la fois réaliste et fantasmatique de la souffrance et de la solitude moderne de « l'intellectuel isolé», qui s'intitule photographies d'un hamburger de Lucien Cerise . Ce livre montre tous les aspects destructeurs que la domination de la puissance exerce sur celui qui en est dépourvu . Je veux dire, un être physiquement faible et peu formé à lutter par la force, et avec des préoccupations d'ordre intérieur . Un tel homme est incapable dans le monde de comprendre sa voie sans très grands efforts et échecs, là où un boxeur narcissique et efficace, ou un footballeur, atteindront rapidement une immense reconnaissance sociale, financière et sexuelle . Mais sans aller jusqu'au sportif pur et simple, on peut citer des personnages chimériques comme Jack London ou Ernst Junger, plus adaptés à notre âge, puisque dotés de puissance physique ou mentale . Et donc capables de lutter, même illusoirement, contre le talon de fer du Système, malgré le suicide de London .

Globalement la figure de l'homme possédé par les mondes est celle d'un marginal, mais d'un marginal intégré et reconnu dans les sociétés traditionnelles, et donc lui-même capable de reconnaître et de poser les liens et les symboles de l'Univers de civilisation qu'il honore de sa présence, comme le dirait Socrate, qui lui même est une des premières et des grandes figures de cet homme de démon, acculé à la mort . Et Socrate put s'exprimer, et affronter son destin avec sérénité, ce qui ne peut même plus arriver aujourd'hui, dans la plupart des parties du monde . Ainsi la croix est-elle visible d'un point de vue cyclique, comme Nietzsche le comprit .

Un tel homme, c'est évident, aura de la peine à gagner de l'argent, ne participant à l'expansion matérielle ; il aura ainsi un logement chez ses « parents » en lesquels il ne peut se reconnaître, très longtemps, et dans un quartier et un type d'habitat où l'existence de la rêverie ou du travail intellectuel sont purement et simplement niés, comme dans les cellules des prisons où la télévision tourne 24h/24-ce qui permet de diminuer les psychotropes . Dans ce monde dominé par la force physique et son exhibition, et la puissance de consommation, cet homme ne pourra avoir qu'un sentiment d'humiliation et d'isolement aussi complets que possibles, ne serait-ce qu'en se faisant taxer à chaque pas, et en vivant dans l'inquiétude, en rasant les murs .

Les femmes étant d'abord pour les dominants forts ou riches, un tel homme ne pourra éprouver qu'un sentiment de laideur et d'incapacité à séduire tout à fait abyssaux, qui ne seront pas rachetés par quelques occasions sordides de déballer . On finira par retrouver une esthétique de la haine de soi, passant par la description minutieuses de ses indignités physiques et morales . Lautréamont en a justement écrit :

« Les perturbations , les anxiétés, les dépravations, la mort, les exceptions dans l'ordre physique ou moral, l'esprit de négation, les abrutissements, les hallucinations servies par la volonté, les tourments, la destruction, les renversements, les larmes, les insatiabilités, les asservissements, les imaginations creusantes, les romans, ce qui est inattendu, ce qu'il ne faut pas faire, les singularités chimiques de vautour mystérieux qui guette la charogne de quelque illusion morte, les expériences précoces et avortées, les obscurités à carapace de punaise, la monomanie terrible de l'orgueil, l'inoculation des stupeurs profondes, les oraisons funèbres, les envies, les trahisons, les tyrannies, les impiétés, les irritations, les acrimonies, les incartades agressives, la démence, le splëen, les épouvantements raisonnés, les inquiétudes étranges, que le lecteur préférerait ne pas éprouver, les grimaces, les névroses, les filières sanglantes par lesquelles on fait passer la logique aux abois, les exagérations, l'absence de sincérité, les scies, les platitudes, le sombre, le lugubre, les enfantements pires que les meurtres, les passions, le clan des romanciers de cours d'assises , les tragédies, les odes, les mélodrames, les extrêmes présentés à perpétuité, la raison impunément sifflée, les odeurs de poule mouillée, les affadissements, les grenouilles , les poulpes, les requins, le simoun des déserts, ce qui est somnambule, louche, nocturne, somnifère, noctambule, visqueux, phoque parlant, équivoque, poitrinaire, spasmodique, aphrodisiaque, anémique, borgne, hermaphrodite, bâtard, albinos, pédéraste, phénomène d'aquarium et femme à barbe, les heures soûles du découragement taciturne, les fantaisies, les âcretés, les monstres, les syllogismes démoralisateurs, les ordures, ce qui ne réfléchit pas comme l'enfant, la désolation, ce mancenillier intellectuel, les chancres parfumés, les cuisses aux camélias , la culpabilité d'un écrivain qui roule sur la pente du néant et se méprise lui-même avec des cris joyeux, les remords, les hypocrisies, les perspectives vagues qui vous broient dans leurs engrenages imperceptibles, les crachats sérieux sur les axiomes sacrés, la vermine et ses chatouillements insinuants, les préfaces insensées , comme celles de Cromwell, de Mlle de Maupin et de Dumas fils, les caducités, les impuissances, les blasphèmes, les asphyxies, les étouffements, les rages, --devant ces charniers immondes, que je rougis de nommer, il est temps de réagir enfin contre ce qui nous choque et nous courbe si souverainement.»

En portant sur lui le caractère négateur de l'Âge, l'homme se pose comme négativité : impuissance, amertume, laideur, névrose -ce qui en outre est un cercle vicieux . Un aspect particulièrement douloureux et humiliant de cette situation est la misère sexuelle, terriblement accentuée par l'exhibition, le harcèlement que représente l'imagerie sexuelle omniprésente des modernes . La misère sexuelle est impuissance ; pour sentir une possibilité de femelle, on peut suivre des filles dans le dédale de Paris, mais cette filature reste à la frontière entre le néant et l'existant, car Lucien, auteur et narrateurs mêlés, ne peut aborder personne . Ainsi le désir, le phantasme, restent-ils cruellement inexistants, et la force brute de l'existant, qui écrase déjà le pauvre et l'humilie, est-elle confirmée par l'humiliation sexuelle . Cette humiliation sexuelle organisée est je crois un aspect souterrain de la domination du Système, comme tend sans doute à l'indiquer le taux énorme de personnes emprisonnées pour mœurs : le Système actuellement exerce sa domination par les mœurs, domaine plus consensuel que la défense de la propriété . La figure de l'éventreur est la figure de l'Ogre et du voleur maléfique de notre cycle . Comme le terroriste suscite ne nous de secrètes connivences, de même le tueur en série, qui humilie et détruit avec rage la prétention phallique des femmes aux seins pointus et aux tenues provocantes . Le succès du sadisme chez les intellectuels et les artistes n'est-il pas équivoque ?

La domination déléguée à la jeune fille de Tiqqun n'est pas une domination féminine, mais une domination du Système, une fonction phallique transférée sur les zones érotiques-iconiques du corps féminins, toujours soulignées par des couleurs ou des voilements qui en font des leurres de type militaire, ou de vénerie . Dans ce contexte, la liberté de la femme est une foutaise, puisqu'on lui interdit, au nom de sa liberté, de se soustraire réellement par ses vêtements au jeu du désir des mâles . Là encore l'Islam va fasciner comme contre modèle . Mais le vêtement des religieuses est fonctionnellement comparable, comme d'ailleurs le corps déformé des femmes qui craignent l'amour . La domination phallique du Système va si loin qu'elle féminise le « héros », le conduisant aux plaisirs de la passivité, liés à l'abdication du phallique, dont le caractère cosmologique ne lui échappe pas entièrement .

Dans photographies d'un hamburger, l'auteur invente une organisation "féministe", les hystérocrates, désireuse de détruire la masculinité occidentale par le développement du Système, d'ailleurs assez exactement décrit, à travers la tradition anarchiste . J'y vois deux caractéristiques de la perspective de l'intellectuel dominé : la théorie du complot, faute de concevoir l'entéléchie immanente et transcendante, impersonnelle du cycle ; et aussi le décalage entre la description véritable et l'appréhension véritable des enjeux spirituels du cycle . La destruction du principe mâle par la haine de femmes au fond identifiées au désir de puissance et de domination phallique est un élément fonctionnel du Système global, avec l'idéologie qu'elles véhicule . La destruction des mâles, par la critique de leur fabrication, est un exemple précis de l'idéologie moderne de la réalité naturelle .

Dans la fabrication des mâles, ouvrage mineur et haineux dont il est inutile de dire plus précisément l'origine, l' auteur(-e) dénonce la construction anthropologique, symbolique du rapport entre les sexes comme étant la preuve de leur caractère artificiel, et donc pervers . Que l'on apprenne dans une société les valeurs de son sexe lui paraît la preuve d'une forfaiture, d'une oppression . La réponse est simplement que l'auteur(-e) se trompe en adhérant à la croyance d'une réalité naturelle du rapport des sexes comme réalité matérialiste, c'est à dire sans médiation symbolique . Pour l'être humain, les mondes symboliques sont parfaitement naturels ; le tissage de liens par la médiation symbolique est parfaitement naturel . Toutes les civilisation ont tissé une enveloppe symbolique des relations entre les sexes . Et après ? Pourquoi faut-il s'en scandaliser sottement ?

Lucien Cerise décrit parfaitement le caractère de négation des oppositions que revêt le discours féministe ultra . Au fond ce discours est celui de la fin des différences significatives, la désymbolisation caractéristique du monde ; au point de vue quantitatif, c'est l'exténuation de la signification, ou entropie, qui en est la description rapprochée . La destruction du mâle, du Ying, est la destruction de la femelle, du Yang, ou encore purement et simplement le nihilisme qui se dévoile en son essence, comme désir d'indétermination, matérielle, aquatique et nocturne, la perspective féminine laissée à elle même, sans forme . La différence entre le haut et le bas est déjà perdue . La fin de la différence, de la différence entre la vie et la mort, de la différence entre le jour et la nuit, l'infertilité masculine croissante, le refus du risque et du danger sont des aspects qui paraissent parfaitement déconnectés de ces discours, dont la simple évocation est irrationnelle, et pourtant sont synchronisés . Or comprendre, c'est relier . Déjà Huizinga, dans « l'automne du moyen âge », livre sublime s'il en est, montre que « leur nuit était plus noire, leur jour plus éclatant... ». Faute d'opposés, que le politiquement correct nie avec ferveur, la vie moderne est vide, là où se vivait l'âpre saveur de la vie, l'odeur mêlée du sang et des roses . Dans un monde qui le nie en son essence, la vie de l'intellectuel dominé est totalement monocorde et envahie par le vide . Pour retrouver contact avec le réel, il lui reste des avatars, le fanatisme, le meurtre comme volonté brutale de retrouver les déchirements de la vie réelle, face à la passivité destructrice où l'enferme le Système.

Au fond, l'intellectuel dominé doit mourir . Je cite : (p 284)

« Il devait s'enfoncer cette vérité dans le crâne, de toutes ses forces . (...)il devait réussir à se persuader qu'il vivrait toujours seul, et il devait réussir à y trouver du sens . Ou alors, accepter le non sens de sa vie, faire le deuil du sens, le deuil de sa propre vie . Ne plus se faire d'illusions, surtout ne plus se faire d'illusions . Ne plus espérer, ne plus fantasmer . (...) vivre sans rêve . Accepter le réel tel qu'il est .(...) Non pas y survivre ; il était déjà mort (...). ».

Ce qui est extraordinaire dans cette situation, c'est que le réel est bien là dans sa fonction rectrice, et que pourtant son aveuglante proximité ne permet pas de s'en emparer . Le sens, la construction imaginale, traitée d'illusion, tout ce qui pourrait libérer est jeté hors de l'existence par ceux là même qui devraient avoir les yeux pour voir et les oreilles pour entendre . Le « réel » parlé et parlant par et dans la société n'est pas donné, il est une construction symbolique de la civilisation, ce que prouve sans aucun doute le fait qu'il parle par la bouche des « experts » ; et ce réel construit détermine les liens entre les hommes . Même son apparence de donné est construite ; le réel comme donné apparent est la première nécessité qui fait la nécessité moderne du spectacle . Le "réel" est un spectacle de donné, de puissance inexorable . Derrière l'inexorable réel est l'entéléchie immanente de l'âge de fer . Le réel de l'Âge de fer est cette outils de domination négative qui nie tout ce qui, pour un spirituel, pourrait faire sens, et qui l'accule donc à la mort .

La place nodale du réel dans la guerre idéologique explique que l'opposition la plus forte au Système ne puisse se construire plus facilement qu'à l'abri des bastions d'ontologies étrangères au Système, c'est à dire soit de tradition spirituelle, ce qui fait toute la force de Guénon, soit de religions encore consistantes, particulièrement dans l'Islam . L'assimilation de Guénon à l'islamisme à mes yeux ne peut que résulter de la perspective du Système, en ce qu'ils sont ensemble d'apparence étrangère . Mais je crois Guénon réellement étranger, et l'islamisme étranger dans le Spectacle trop souvent .

Cette construction décalée risque de rendre aussi ces oppositions externes, ennemies, opposées au Système, et donc finalement favorables à l'entéléchie, au déploiement maximal de la puissance, en particulier quand elles passent par le rapport de force qui maximise par course réciproque à la puissance . Tel fut l'effet des attentats du ...

Les limites de la perspective ontologique de l'intellectuel aliéné, opprimé par le Système et éduqué dans son ontologie, et donc autonome au sens sinistre du terme, portant en lui même la loi qui fait son exténuation, l'enfermement dans le cercle de fer de l'idéologie, l'empêchent de saisir l'importance de la métaphysique dans l'opposition islamiste au Système . « Les divergences restaient marginales et concernaient essentiellement l'aspect métaphysico-théologique des idées » . En réalité, là, dans la métaphysique, est la clef de la guerre . Mais cet aveuglement informé par l'idéologie racine ne l'empêche pas, bien au contraire, d'éprouver pour l'islamisme, et non l'Islam, une fascination ambivalente . Et cette fascination interne au Système pour l'Islamisme en montre assez le caractère terminal, l'éloignement de l'Islam le plus authentique . Je cite :

« (...) La violence de ce système occidental était manifeste, pour peu que l'on fasse preuve d'un minimum de sensibilité . Ce modèle de société avait déclaré une guerre impitoyable, une vraie guerre d'extermination, à toutes les valeurs authentiquement spirituelles et humaines, et par extension à tous les êtres qui partageaient ses valeurs.(...) Ce n'était ni plus ni moins que de la légitime défense de déclarer en réponse une autre guerre impitoyable à ce système (...) »

Vérité et vanité, car celui qui déclare une guerre symétrique reste à l'image du Système qui le détermine, et nourrit l'entéléchie de celui-ci .

L'homme cultivé, dominé du Système tend à devenir un démon, par l'assimilation forcée de son ressentiment, qui en font une chair venimeuse et stérile, comme le montre Dostoievsky . Nous retrouvons ici des observations d'Orwell sur la condition de l'intellectuel . Je vais en commenter quelques unes prises chez B. Bégout . Je ne pense pas que les très intéressantes remarques de l'auteur soient très rigoureusement construites, sans doute par incompréhension principielle ; mais la qualité demeure .

P 49-50 :

« L'attirance pour une politique de la table rase témoigne chez l'intellectuel de la dénégation violente de sa propre réalité quotidienne... »

L'intellectuel ne peut vivre réellement dans « sa propre réalité quotidienne », analogon local du Système, et qui nie à tout instant ce qui pourrait le faire vivre, et dont il a à chaque instant l'insaisissable impression d'être proche à le toucher : « Qui, toujours, nous laisse apercevoir ce qui aurait pu être?.. » tant dans l'amour que dans l'art . Simplement, en prononçant « fleur » dans une cage d'escalier...Enfermé, fait comme un rat emmuré, l'intellectuel moderne rêve de destruction pour passer de l'autre côté du miroir . Dans Arizona Dream comme dans tous les films valables de Kusturica, ou encore dans le Maître et Marguerite, l'autre côté du miroir est toujours déjà présent, enroulé autour du monde de nôtre âge comme un lierre secret au front des ménades ; et c'est ce levier imaginal qui montre l'enfermement de la seule perspective où il peut être compris, de l'extérieur ; car celui qui n'a connu que l'enfermement ne peut le concevoir . Ainsi les marins du Bounty ne comprirent le caractère carcéral de leur monde qu'à Tahiti, mais dès lors ne purent l'habiter sans grande souffrance . « Qui augmente le savoir augmente la douleur ».

p 51, citation d'Orwell :

« Les réalistes nous ont conduit au bord de l'abîme, et les intellectuels chez qui l'acceptation de la puissance a tué d'abord le sens moral, puis le sens de la réalité, nous exhortent à aller de l'avant sans faiblir... »

p54 et suivantes :

« Mais surtout (...)l'intellectuel aime follement le pouvoir (...) dépourvu de capital économique, délaissé par le pouvoir politique (...) il vise à acquérir une position sociale par ses seules compétences théoriques . (...) (les intellectuels) occupent une place centrale dans la planification de la production matérielle et intellectuelle des régimes totalitaires » (et j'ajoute aussi non totalitaires...).

Humilié par le Système, envahi par le vide et la vacuité, l'intellectuel peut abandonner l'ardent désir du Haut tant désiré, et désirer la reconnaissance des autres hommes . Il peut se mettre au service de la puissance ; soit de manière légaliste, dans le cadre de l'oligarchie technocratique, soit par la révolte organisée que représentent les totalitarismes . Mais ces révoltes contre le Système sont des spectacles de révolte, puisque leur entéléchie est celle là même du Système, l'exaltation de la puissance matérielle . D'où leur cynisme destructeur, leur machiavélisme excessif car réactionnel, puisque la puissance mondaine n'est obtenue qu'au prix de la fermeture des mondes supérieurs, et que cette fermeture reste une cicatrice sanglante parfois, et du moins reste comme une commémoration obscure chez l'homme en qui reste une étincelle . Il leur faut alors broyer tout ceux qui pourrait leur rappeller ce qu'il ont adoré, et qu'ils ont brûlé . La haine et l'expression redondante du journal de Goebbels, « nous avons coupé les ponts », me paraît très riche en significations emboitées . La production et la destruction, deux faces de la même pièce, la domination, sont l'obsession commune du Nazisme et du Communisme, mais aussi de notre propre monde, toujours à dépasser la Loi par la puissance immanente de l'histoire libérale, de manière illimitée . L'homme spirituel ne reconquiert sa propre puissance qu'au service de la puissance générale, c'est à dire en se perdant . Cela est tout à fait conforme à l'entéléchie, à sa prodigieuse capacité d'assimilation, d'abaissement, d'humiliation .

Mais tout cela ne s'arrête pas là . Plutôt que de subir et de s'empoisonner, l'homme spirituel peut s'ouvrir et accorder une valeur ontologique aux tissages de signes qui font les liens symboliques . Vivre comme si les signes et les symboles n'étaient rien, ou au contraire en tenir compte comme des êtres de plein droit, n'est pas une illusion, mais une décision . Car même dénié dans la pensée moderne, ils sont, car ce sont des signes et des symboles qui dans la pensée moderne dénient les signes et les symboles et construisent le « réel inexorable » (voyez l'œuvre d'immense portée de Quine, portée à laquelle lui même était aveugle), réel inexorable mythique dans lequel aucune grande civilisation de l'histoire n'a pris conscience d'avoir vécu . Le caractère paradoxal, la double contrainte systématique du Système gisent dans ces congres qui se tordent et se déchirent dans les esprits des penseurs qui cherchent obscurément la libération, dans les contradictions ultimes d'une entéléchie qui nous emporte comme une vague scélérate, aveuglément .

Bien sûr, le simple fait de ne plus croire au « réel inexorable » n'est en aucun cas la même chose que d'acquérir la puissance permettant de recomposer une configuration matérielle défavorable, par exemple le fait de croire une conquête possible ne signifie pas d'avoir les moyens de la réaliser en réalité . Dans le désert, croire qu'il est possible de trouver de l'eau ne sauve pas de la mort de soif .

Mais la foi est ce qui rend la victoire possible .

Face à des forces écrasantes, prendre conscience que le « réel inexorable » est une construction symbolique est ce qui permet, alors que les eaux des abysses recouvrent la face normalement ouverte au ciel, comme un couvercle pesant, une pierre tombale, ou encore comme une arche de ténèbres, de sentir le fond argileux sous les pieds, de relâcher les fardeaux inutiles de la pensée, et de rejaillir au soleil invaincu, toujours déjà présent . La mort est toujours déjà vaincue, et la victoire peut advenir par le travail et la grâce . La même Roue qui a mené au sommet le Système l'enverra poussière dans la poussière, avec les livres et les idées mortes qu'aucun vivant ne porte plus, et qui sont pur néant . Le monde libéral sera néant comme l'immense URSS de 1975 est devenu néant en moins d'une génération . Jean n'a-t-il pas peint avec exactitude la puisance et le luxe de Babylone, et la fumée de son embrasement ?

Face à un monde corrompu, les hommes du refus ne peuvent pas perdre, car le monde a perdu le sens de la Justice originelle, et de la justification symbolique ; trop sûr de lui, il regarde faire les petits hommes, les chrétiens sous l'Empire Romain, les ordres mendiants, les réformateurs au crépuscule de l'Église, les hommes des Lumières au déclin des monarchies absolues . Et ces mondes orgueilleux s'effondrent sans coup férir, pour le châtiment d'avoir, néant, voulu faire adorer leur chiffre et leur nom, en ayant perdu tout lien vivant avec leurs sources fondatrices et nutritives . Ces sources des mondes ne sont rien d'autre que la nostalgie du Suprême chez les hommes nobles, et même chez Voltaire, qui les ont fondés, non pas seuls, mais comme multitude formant une unité . Car l'homme ne vivra pas seulement de pain .

Cette difficulté des organisations traditionnelles à conserver la substantifique moëlle de la Tradition qui les justifie est une constante de notre âge ; elle ne date pas du XXème siècle . A titre d'exemple, la monarchie de 1789 était déjà le fruit d'une longue dérive .

Déjà la taupe creuse et fouaille les racines . Et cela, le grincement lointain et tenace de la roue de l'Ankou des mondes, tu l'entends comme moi, lecteur, quelles que soient tes attaches, tes amours ou tes haines, ta nostalgie, ta peur, ton espoir . Valéry, écrivain bourgeois s'il en fût, a parlé de la mort des civilisations . Un temps pour vivre et un temps pour mourir...

Ajoutons pour conclure que le style n'est pas une chose négligeable, ni même une forme sur un fond ; écrire comme un préposé des postes à son receveur est faire de son lecteur un homme de même horizon, de même teinture . La métaphore est puissance non seulement de mots, comme une poésie stérile, mais puissance de mondes ; et celui qui invoque la puissance des mondes, le Verbe, se pose pleinement dans le premier ordre, qui ne tient pas sa force des eaux d'en bas mais des eaux d'en haut, qui n'est rien en ce monde mais reconnaît la lumière de lumière, celle à qui appartiennent le règne, la puissance et la gloire pour les siècles des siècles, et non pour la poussière . « L'Être est ; le non être n'est pas ».

Prendre conscience des décisions de la Tyrannie, c'est penser pouvoir la changer, en dehors comme dans la fascination pour le pouvoir . L'Encyclopédie est ainsi le projet d'une archéologie et d'une ontologie de libération des hommes de la tyrannie de la puissance .

Aucun commentaire:

Nu

Nu
Zinaida Serebriakova