Lettre ouverte à Jean Claude Michéa III. La pluralité des mondes, des êtres et des lois comme point fixe de la liberté humaine.

( Nu colonial)

I- l'ontologie implicite comme posture coloniale .


Dans cette lettre ouverte, le tissage des liens par l'intermédiation symbolique était défini comme la poiésis humaine essentielle, la production commune de l'homme et de l'Univers, et il était affirmé que penser cette puissance de renouvellement, je dirais plus exactement cette puissance qu'a le monde de se regénérer cycliquement, analoguée dans l'ordre humain passait, pour un occidental moderne, par un changement d'ontologie fondamentale .


Car c'est une thèse fondamentale de ce travail que de poser que toute expression idéologique moderne, en tant que partie fonctionnelle du Système, est analoguée à une matrice combinatoire déterminée, et déterminée bien davantage que la grammaire, syntaxe et sémantique de la langue qui définissent le linguistiquement possible . Cette matrice, en tant que puissance, n'est atteignable que par ses actes, les discours ; et elle est peut être reconnue comme conformité ontologique, c'est à dire que tout discours sur le monde et ses constituants conforme à la matrice pose certains principes de l'être, toujours les mêmes, et dont les discours thématiques sont des analogons locaux . Cette thèse n'a rien d'original ; on peut la retrouver chez Heidegger, par exemple dans l'usage du terme historisch traduit par historial, qui pose des cycles historiques de la métaphysique ; et on en trouve une expression très fine chez André de Muralt . Sans être exclusivement constructiviste, il n'en est pas moins clair que la matrice ontologique intégrée à une personne filtre extraordinairement les perceptions elles mêmes, plus exactement les cadre, au sens de fixer à priori le cadre ontologique d'interprétation de celles-ci, au minimum ; ainsi on peut dire que selon leur information, au sens étymologique, les hommes ne voient ni n'entendent la même chose, et que l'on peut être aveugle par éducation .


J'en donnerais un exemple chez Michéa sur lequel je reviendrais . (l'enseignement de l'ignorance, 2006, p 90) :


« S.latouche montre ainsi comment la sorcellerie traditionnelle fonctionne en Afrique comme un frein qui protège la communauté des effets dissolvants de la modernisation . Celui (...) qui (...) prend la liberté d'interrompre les chaînes symboliques du don et de ne pas rendre ce qui lui a été donné, se place toujours sous la menace du « mauvais sort » (...)Le sentiment de culpabilité qui accompagne habituellement toutes les formes d'ingratitude, pouvant naturellement produire, dans la vie réelle du sujet, tous les effets d'auto-punition inconsciente que la psychanalyse permet d'imaginer, les menaces sorcières sont très dissusasives pour l'individualisme naissant . »


Voilà un étrange texte où les problèmes ontologiques prennent toute leur signification . Il est clair que Michéa ne connait rien à la sorcellerie africaine et à son ontologie . Mais ce qui est sûr, c'est que son ontologie de blanc raisonnable ne lui permet d'y voir qu'illusion, illusion dont il lui faut expliquer les effets réels . Si un auteur africain comme Amadou Hampâté Ba lui raconte les coutumes de mariage des peuls, Michéa ne va pas prétendre mieux savoir que lui ce qui se passe, je lui accorde cette honnêteté . Si maintenant, dans l'étrange destin de Wangrin, Hampâté Ba, homme sage, pondéré, cultivé, rapporte des faits de sorcellerie en disant que de nombreux témoins peuvent le confirmer, Michéa, soudain, sait mieux que l'Africain ce qui se passe réellement . Pourquoi ?
Parce qu'on touche aux limites de l'ontologie du blanc, de l'Européen ! Voyez comme l'expression devient lourde pour notre pauvre Michéa : le sentiment...qui accompagne habituellement (on peut en douter, mais il faut nous amadouer, nous faire comprendre que c'est vraisemblable!) pouvant naturellement (et non surnaturellement, nous sommes rassurés de rester dans les limites de l'objectivité occidentale) produire, dans la vie réelle (nous sommes ainsi informés avec insistance que Michéa bien sûr, et nous, restons entre toubabs, ne partage pas ces archaïques superstitions) du sujet, les hommes étant ainsi regardés du point de vue du dominant techno-médical, tous les effets d'auto-punition inconsciente (l'inconscient devenant ainsi l'enfer de la conscience, mais alors pourquoi trouve-t-on tant d'hommes qui paraissent inaccessibles à l'auto-punition? et permettant d'expliquer pourquoi ces pauvres sujets n'ont pas l'impression de culpabiliser et sont pourtant atteints par le mauvais sort ; bref il permet de dénier leur auto-expression au nom de l'auto-punition) que la psychanalyse permet d'imaginer . Ici on atteint un sommet d'inconscience coloniale : on (nous, occidentaux rationalistes) a le droit à l'imagination libre dans le cadre de la psychanalyse puisque le cadre de la psychanalyse respecte l'ontologie de l'homme occidental : la sorcellerie, ça n'existe pas vraiment, c'est dans la tête . L'idée qu' Hampâté Ba sache mieux que Michéa ou Latouche ce qui se passe réellement dans la pratique de la sorcellerie suppose d'admettre l'idée que l'ontologie habituelle de Michéa est fausse, et que si son milieu de vie est vide d'esprits, ces démons toujours présent dans la littérature grecque et latine, ce n'est pas parce qu'ils n'existent pas vraiment, c'est parce que le Système ne peut utiliser pour son entéléchie que les puissances matérielles, et qu'il est une formidable puissance de négation des autres mondes . Quant on vit dans une idéologie, on a l'impression de l'expérimenter réellement tous les jours, tout naturellement...et pour Michéa il n'existe pas de démons évidemment, comme pour Augustin il en existe évidemment . L'idéologie moderne n'a pas là dessus de supériorité avec les sociétés traditionnelles : elle s'illusionne autant, sur sa supériorité, son évidence, sa condescendance...notre idéologie fondamentale qui permet tant de variantes n'a rien non plus à envier aux aveuglements totalitaires, sinon la distance qu'avait la caste dominante à l'idéologie officielle, que montre Arendt . Il semble bien que notre caste dominante y croie, et même ses opposants...


Je pose la question à Michéa : si la sorcellerie africaine est un frein efficace à la destruction libérale des cultures et des sociétés africaines, que pourrait-il en dire s'il devait enseigner à des jeunes Africains ? S'il dit ce qu'il en pense, alors ses élèves n'y croiront pas plus que lui ; l'efficacité réelle étant basée sur des croyances fausses, la fin des croyances fausses implique la perte de l'efficacité réelle . S'il dit qu'il faut y croire, il ment, et pense que la vérité doit être cachée . S'il propose de remplacer la sorcellerie par un « dispositif rationnel », il introduit une modification sociale dont les effets cumulatifs sont imprévisibles . J'affirme très clairement : la foi dans les autres mondes est un frein au développement du Système bien au delà de tout ce que la psychanalyse permet d'imaginer, c'est à dire, en réalité, pas grand chose . Et c'est pourquoi le Système a mis tant de soin à extirper les mondes anciens des Bretons, par exemple, assimilant leur langue au crachat . Autant que Latouche, j'y reviendrais, Michéa a besoin de lire William Blake...


En effet, que ce soit pour les peuls ou pour les bretons, le Système est très tolérant pour tout ce qui N'A PAS d'importance : libre à vous de manger de la nourriture ethnique, des vêtements ethniques, d'avoir la religion de vos pères, d'écouter votre musique, et même de défendre votre langue à condition d'être bilingue, à condition d'éduquer vos enfants dans le Système, d'être mobile et flexible, et de ne pas s'attacher à des croyances, des rites ou des pratiques « archaïques, obscurantistes », des « pesanteurs sociologiques » qui gênent votre développement . « Vivre et travailler au pays » que Michéa cite pour le Larzac et qui valait pour la Bretagne, c'est déjà trop pour beaucoup . Mais le Système a mis un soin extrême à détruire et à humilier la culture populaire, liée à la langue et à la religion, en une totalité anthropologique qui justement a permis une vraie Résistance . Totalité symbolique qui posait un peuple, unifié symboliquement par sa langue, ses types de liens, familiaux, personnels et politiques, et ses mondes, attestés par la culture populaire, les rites, la musique . Et comme l'atteste assez la Légende de la mort, l'ontologie des anciens bretons est très éloignée de celle des antilibéraux modernes . La situation coloniale au point de vue ontologique est le mépris, le rejet que manifestent les maîtres pour les mondes du peuple occupé- le texte de Michéa est structurellement colonial, comme le sont les textes antichrétiens des romains .


Revenons à l'ontologie de la matrice . L'ontologie de la matrice est composée de décisions anciennes, oubliées comme telles . Dans le discours idéologique ces décisions sont implicites et sont en quelque sorte pour les locuteurs, l'Être même, la vérité, tout naturellement, réellement . Ces décisions sont l'indiscutable et le fondement de tout implicite indispensable à la communication . Chez la plupart des peuples, les intersignes, ces annonces symboliques ou oniriques de la mort d'un proche sont attestées, et n'ont rien de surnaturel ou d'étrange : l'ontologie culturelle les reconnaît, et l'intersigne est reçu comme naturel et réel sans discussion . J'ai lu et entendu trop de récits d'intersignes, et de première main de personnes dignes de foi, dans trop de cultures différentes, pour personnellement en douter . Ainsi chez William James, un rationaliste . C'est avec raison que c'est un problème pour vous, mes amis rationalistes .


Car la matrice qui vous constitue, l'idéologie racine, se dévoile particulièrement dans l'expression du possible, de ce qui est « naturel » et donc de ce qui doît être renvoyé dans le « surnaturel » ; le « surnaturel » des modernes, ou « l'impossible » des rationalistes, domaines identiques de toute manière, est inconnu de l'ontologie implicite de la plupart des peuples . La force d'impact de l'ontologie de l'idéologie -racine est énorme en général, comme en politique . Car c'est tout un domaine de possibilités, d'orientation de l'homme, la voûte étoilée, la fenêtre d'Orient, qui devient voilé et voué à l'oubli, à priori et en aucun cas par expérience, puisqu'on ne peut expérimenter que ce que l'on croît possible . Si cette ontologie te constitue, tu es aveugle à la manifestation de l'être qui pourraît t'en libérer, te faire sentir la relativité de ta perspective, et donc sa vanité . Et si ton monde de possible change, ton expectative, les chemins envahis de ronce s'ouvrent . Voie le cas de Jeanne d'Arc . Quel rationaliste aurait pu écrire cet acte, et donc ce possible ? Ce ne pouvait être une expérience, puisqu'il fallait mettre sa vie et le salut de la multitude dans la balance . C'est un sens de la parole : « la foi soulève des montagnes ». Revenir par l'archéologie à la nature véritable de l'ontologie, qui est un tissage de décisions anciennes, oubliées comme telles et assimilées à l'être, est un retour au principe, reconquérir une puissance pour la pensée et liberté fondatrice pour l'homme . Michéa le réalise pour la pensée politique, mais il est souhaitable d'aller au delà .


Ainsi on reconquiert la Liberté par rapport au monde des choses : le plus important de la vie humaine n'est pas l'entassement des richesses terrestres . La simple lecture du manuel d'Epictète peut donner une idée de la dignitée perdue, sans parler, pour ce qui est des puissants, des pensées de Marc-Aurèle...mais cela reste au plan individuel . Un autre domaine essentiel, étroitement lié lui même à l'ontologie, est celui des relations entre les hommes, la science des liens . Ce domaine particulièrement délicat est sous la dépendance de l'ontologie générale, et doit maintenant être abordé.

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Zinaida Serebriakova