Dédié à Eros,qui de son souffle fait onduler les cheveux de corbeau de l'aimé comme des algues.
« Synthèse de toutes ses oeuvres antérieures, et son dernier écrit ». On rencontre parfois un livre comme on rencontre un amour, une balle perdue . Je ne saurais me lasser de l'amour, me lasser de le chercher de par les rues . En juin 1990, je cherchais cet ouvrage étrange, intensité, extase et folie . Cette œuvre inconnue dont mon âme avait soif comme j'avais soif de chair, de la chair blanche d'une jeune femme brune, si éthérée alors, qui s'appelait Sonia, que j'avais aimé, follement, et que j'avais perdue . Le livre était sous plastique . Gullo Gullo est le nom du glouton,être polaire, animal d'enfance préféré, féroce, rusé, sans peur . Le récit semblait vide : « l'animal féroce sert d'emblème à un groupe de terroristes . Leur victime d'élection, un richissime industriel autrichien, Kurt Bodo Nossak, colosse inquiétant, se laisse convertir à leur nihilisme exterminateur et revient prêcher leur doctrine dans l'univers concentrationnaire des multinationales .(…) Le diable, présent dans tous les livres de B., devient ici le maître d'œuvre (…) ». Suivait l'avis d'un membre du jury Nobel : « Gullo Gullo est un livre très particulier, scandaleux, d'une effroyable cruauté . L'imagination de Bulatovic passe toutes les limites concevables ». C'est le diable qui m'a décidé . J'ai acheté ce livre . J'ai ouvert Gullo Gullo et je ne l'ai jamais oublié, portant le soleil noir de son baiser partout dans mes chemins . Je l'ai récité à Naples, dans le quartier de la Gare, fief de la Camorra ; je l'ai récité sur un navire déglingué dans l'Adriatique, en me lavant les dents avec du Whisky tiède, au lever du soleil . Je l'ai lu dans les trains turcs, sur des terrasses, en même temps que des classiques élégiaques grecs, sur les ruines de Smyrne . Je ne l'ai jamais fini . Je l'ai lu entièrement, par bribes, mais sans en comprendre l'ensemble . Et à la relecture, hier, j'ai compris . Ce texte c'est nous, ici et maintenant . Ce Gullo, être polaire et féroce, condensé de toutes les injustices et de toutes les tueries, est le blason du monde moderne . Ce monde était voilé en 1983, encore en 1990 . Notre monde est bien très particulier, scandaleux, d'une effroyable cruauté . Chacun a accès au savoir de ce scandale : Ce temps est en lui-même un crime: voilà le premier sujet de Gullo Gullo . « Que les hommes de ce temps participent également au crime qu'il constitue sans retour (…) il(le Système) refuse de le reconnaître comme un fait métaphysique (...) ». Tiqqun . Nous avons « de l'explosif dans chaque vaisseau sanguin » dit Bulatovic . Ce livre n'est pas une imagination qui passe les limites, il est la prémonition de notre guerre civile . L'ouverture est une description du monde moderne à partir d'un journal, entre fureur, destruction et nostalgie . « Le proche Orient recommence ses tours de cochon avec son pétrole (…) les cheiks noirs et blancs des clichés ont l'air menaçant et les Européens qui s'inclinent autour d'eux ressemblent à des putes du siècle dernier (…) les prix du plomb, de l'aluminium du cuivre montent à une vitesse vertigineuse (…) Grèves, ô snobisme ! Dans la corne de l'Afrique, on continue de s'égorger, de se tailler en pièces (…) Les hauts plateaux d'Abyssinie et d'Érythrée baignent littéralement dans le sang, l'urine et les excréments, et les vents venus du Soudan et du Kenya emportent les sanglots des noirs vers la mer rouge et les rives de l'océan Indien .(...) La confusion règne : « A Lund, en Suède, le professeur portugais Lima de Faria était parvenu à croiser une cellule humaine et une cellule végétale, et on s'attendait à voir apparaître un monstre humain . (…) L'hybride humano-végétal était crée, reste à voir si c'est du sang ou de la lymphe qui coulera dans ses veines .(...) « Quelle terreur va inspirer cette sorte d'homme ? Ce ne sera plus le temps de la terreur politique et pathologique que nous connaissons aujourd'hui, ce sera le temps de la terreur générale, et , ce qui est pire, naturelle . Aux caresses du clair de la une, de la femme s'ajouteront celles de la pierre, de la ronce, du serpent . (…) les propos humains prendront un autre sens, si toutefois ils ont encore un sens .(...) Tout le monde baisera, mais sans y trouver de plaisir (…) Les cheiks des pages du Kurier et leurs clients blancs iront ensemble brouter de l'herbe, siroter du sable, manger de la merde et vomir du pétrole . On parlera du péché, du remords, du repentir, comme de sentiments appartenant à un lointain passé . Il n'y aura ni égoïsme, ni haine, ni jalousie... » Caractère typique de Gullo Gullo, l'alliance d'un avant gardisme littéraire frénétique et d'un imaginaire abyssal . Hommes avides de parfum et de cruauté, Nossack comme les terroristes de Gullo Gullo sont des esthètes des formes naturelles, de l'odeur mêlée du sang et des roses : « Pour ne pas penser à l'écroulement de l'économie mondiale (...) Nossack porta son regard vers (...) la roseraie . Il aimait (…) la rose Lido de Rome, dont les pétales étaient parfumés, tendres et charnus comme les lèvres de Brunhild l'année où ils s'étaient connus à Salzburg (...).Mais (…) Nossack préférait les roses violettes, Blue Parfum, Mainzer Fastnacht (…) couleur de la mort et de la décomposition... » Les Gullo Gullo, groupe terroriste et nihiliste de l'âge sombre, comme Nossack, juif rescapé des camps, milliardaire nihiliste de l'âge sombre s'observent et se comprennent, vont expérimenter l'amitié avant même de se parler : « Dans la lunette de son fusil, le kidnappeur numéro un regardait Nossack fouiller dans le jardin alpin de ses bras longs comme ceux d'un singe . Tout comme il savait que son vrai nom n'était pas Luther, le kidnappeur numéro un savait que ce qui tourmentait Kurt Bodo Nossack, c'étaient, plus que tout, les mensonges, la falsification, la conscience que tout ce qui, hier encore, était naturel et unique était maintenant devenu hybride (...) Le kidnappeur numéro deux, l'Italien, visait . (…) Il ne faisait qu'un avec son fusil, qui établissait comme un pont entre lui et sa victime . (…) lui-même, l'Italien, le fusil et Nossack n'étaient plus qu'un seul corps, qu'une seule âme, et nulle pensée n'aurait pu les séparer .(...) » Livre visionnaire s'il en fut, Gullo Gullo ignore la guerre froide, mais prédit l'orgie exterminatrice de la purification ethnique . Le groupe Gullo Gullo lit les tracts de groupes terroristes : Grec : « Si tu es un vrai fils d'Hellas(...) tue tous les Grecs qui répondent au salut d'un Turc... » Basque, Breton, Palestinien : « Au nom de la fraternité musulmane (…) renverser tous les rois (…) leur trancher la tête devant le peuple assemblé(...) brûler toutes les ambassades, toutes les légations , toutes les compagnies aériennes où un juif ou un chrétien on put mettre le pieds, toutes les institutions (...) »Allemand, Italien : « nous rendrons à la couleur noire son éclat et sa gloire ou nous périrons jusqu'au dernier »Espagnol, Arméniens : « Nous tuerons des turcs partout où nous pouvons, (…) pendant les mille ans à venir » Juif dissident : « Nous sommes prêt à inonder Tel Aviv de sang, sans l'aide des (…) Arabes . Nous ferons un massacre inouï . (…) Serbe : « Nous, les Serbes, (…) nous combattons avec acharnement le communisme, l'Islam, le catholicisme(...) Croate : « Le loup est l'animal mythologique croate . Le temps de son retour est venu . Le temps est venu du loup croate qui défendra sa tanière croate . Le temps est venu du bond du loup , pour qui il n'y a ni pitié, ni hésitation, ni discussion. » Le temps de la danse macabre est venu, de l'orgie démoniaque de la mort et de la destruction : telle est l'évidence du monde, et tel est le miroir du livre . Mais ce temps est toujours déjà présent, involué dans le temps de l'histoire comme le serpent est lové au centre de l'homme, comme l'explosif dans chaque vaisseau sanguin . Il est l'essence du monde capitaliste, que Bulatovic ne distingue absolument pas du nazisme . Absolument pas distincts sont les cercles de l'Enfer, c'est à dire issu de la même racine de mandragore au plan de l'absolu, et non pas dans leur phénoménalité propre, mais dans leur finalité ordonnée au règne du Diable, le Prince de ce monde, l'Ancien des jours de Blake, sur le monde des hommes . Dans ce monde l'homme et l'animal sont des émigrés, qui assistent, fascinés et subjugués comme par une vague scélérate, à de telles horreurs que l'accès à leur parole, à leur âme est tranché dans une blessure inguérissable . Gullo Gullo s'est adjoint les services d'un émigré des Sudètes, le Dr Ott . Cet homme étrange livre des clefs de ces temps étranges et difficiles : « Ott avait déclaré n'avoir jamais trouvé de représentation satisfaisante des mondes parallèles, et surtout du Démon . Hanaff et Luther (du Groupe Gullo Gullo) avaient demandé quel aspect de Satan n'était pas suffisamment mis en évidence : « Le côté politique, Herren ! » Avait-il répondu, en précisant que seule l'émigration (…) de l'Est pourrait dessiner et expliquer le Démon . (…) disant qu'il était content, dans le désert de ce monde suspendu au dessus de l'Abîme, rencontré des âmes soeurs (…) . A ce mot (…) Hanaff avait rougi, ce qui avait plu au docteur . » Hanaff lui demande de parler des oiseaux : «Les oiseaux sont des émigrés et l'homme, le pauvre, se prépare le même sort . Les oiseaux sont des malheureux, sur une terre qui est toujours à quelqu'un d'autre . Les oiseaux, mes jeunes amis, sont comme nous qui sommes loin de notre foyer . (...) On pourchasse les oiseaux, on les persécute, on les maudit, et ils piaillent, gémissent, sanglotent . Les oiseaux pleurent, et les hommes, ceux qui n'ont pas émigrés, pensent qu'ils chantent, quelle erreur, quelle horreur, saints du paradis ! (…) personne ne concrétise simultanément comme les oiseaux la mort et la liberté, le mysticisme et la beauté, l'Ange et le Diable, l'agonie et le désert au dessus de l'abîme..." Le thème de l'étranger errant sur le monde est un thème gnostique qui est l'involution de la nostalgie, celle-ci étant explication de l'étrangeté, arrachement aux mondes angéliques, enveloppés dans un voile de neige et d'étincelles d'or . Dieu a élu un peuple pour être me être le peuple errant, mais cette errance est bénédiction, car elle est vérité du Royaume, et négation de la fausseté du monde, du monde de la puissance et de la domination de la Terre . Mais tant les hommes "qui n'ont pas émigré", que finalement les errants eux-même ont perdu le céleste pays et la grande amitié . Pour leur malheur, ils ont pris cette bénédiction secrète pour une malédiction, et ont aspiré à la terre, en payant le prix du sang : sang de leurs ennemis, sang de leur peuple, sang de leur crimes, de leur âme . Un chef de guerre gît, silencieux, sans parole et sans voix, le sang versé par lui a rejoint le sang versé en lui . Au delà du peuple, tant d'hommes furent des oiseaux à l'Orient . "-La liberté qui vous tient à cœur, Herr Ott! -Ah oui, elle me tient à cœur, cette liberté qui a y regarder de plus prêt, diminue de jour en jour...(...) ce que nous nommons le ciel , les hauteurs, la seule chose qui nous appartienne après tout... ». Bulatovic, comme Ott, identifie avec justice la liberté avec le Ciel et l'Enfer, car Adam a gagné sa liberté en s'écartant du Ciel, et donc en y trouvant un accès . Que signifie de chercher une porte, un accès, pour celui qui est dans le Jardin? Seul celui qui s'éloigne peut envisager le retour . L'adieu est le miroir du retour, et c'est le désir du retour qui empreint l'adieu de son voile de nostalgie . Et à travers chaque adieu et chaque embrassement, et chaque enlacement imprégné à chaque instant du souvenir et de la mémoire, l'homme revit cet essentiel adieu d'Adam . Le parfum, les splendeurs du parfum sont de retrouver l'évocation des amours perdues, de les retrouver dans les plis d'une écharpe, d'un drap . Adam et Ève quittent leur père et leur mère, les faces féminines et masculines de Celui qui Est, pour ne faire qu'une seule chair . L'unité perdue par le déchirement est retrouvée dans la chair . L'acte de chair est une image du retour . Et par la suite des temps, c'est l'adieu qui permet de retrouver l'âpre saveur du retour . Le Sacrifice et la foi sont aussi cette certitude que mon sacrifice est agrée, que Caïn est pardonné . A la foi Tristan, qui cherche l'éveil dans l'œuvre d'amour, en abandonnant les noms et les formes pour faire retour à l'unité de l'unité, et Don Juan, qui cherche à revivre à chaque instant la puissance du départ et du retour toujours déjà présents . Mais comprendre cela est sortir "du désert de ce monde suspendu au dessus de l'abîme" .

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