De l'essence du masque-voile et signe des précipices .



(Masque dit d'Agamemmnon)


"Ce qui existe est loin de notre conception, est abîme . Qui peut le trouver ?" Ecclésiaste .
"Ton absence m'engagea à composer ce traité, que j'ai fait pour toi et tes semblables (...)tout ce que j'ai mis par écrit te parviendras successivement, là où tu seras . Porte toi bien " Maïmonide .

Le vent souffle où il veut, et tu entends sa voix, mais tu ne sais d'où il vient ni où il va . Il en est de même de ceux qui sont nés de l'esprit . L'âpre désir fait progresser sur la crête des mots invaincus, des mots non-manifestés, vers les vertiges de l'indicible, à proximité de la folie et de la mort . Tel est Barbélô, chez les Gnostiques Séthiens, qui conservèrent l'Évangile de Judas : le nom de Dieu impliqué en quatre (lettres)."Puisse nos sens, du dehors, en recueillir le son fugitif, et notre esprit, au dedans de nous , en pénétrer la signification durable ! (...)Voix de l'oiseau de haut vol (...) de celui qui, par les regards d'une lumineuse et haute contemplation- s'élève au dessus de toute théorie, au delà des choses qui sont et de celles qui ne sont pas . Par "choses qui sont", j'entends celles qui n'échappent pas entièrement à toute pensée (...), comprises dans les limites des réalités(...) . Par "celles qui ne sont pas" j'entends celles qui dépassent absolument les forces de toute intelligence . (...) transporté au cœur même des réalités qui surpassent toute intelligence et toute signification (...) il est emporté au delà de toutes choses, jusqu'aux arcanes du Principe unique..."Jean Scot Erigène, Homélie sur le prologue de St Jean .

Erigène signifie : né en Irlande, Erin, l'Île Verte . Présent à la cour de Charles le Chauve, toujours soutenu par le Roi, vers 840, il est regardé avec suspicion, et plus, par l'Église établie . Jean l'Irlandais n'est pas un prêtre : il est un penseur étranger au clergé . Pur génie, pont entre l'Orient et l'Occident, traducteur de St Denys de l'Aréopage, il est aussi pont entre les Traditions celtique, et néoplatonicienne, et le christianisme gnostique . "Le nom de Jean est hébreu (...) il veut dire "celui à qui une grâce a été accordée" . La grâce est comme la grandeur, elle se constate comme une lumière propre à une personne, et ne se discute pas . Dans un monde où même le roi lit avec difficultés, cet homme fut un penseur d'exception, d'une redoutable originalité, amenant à la lumière l'indicible, faisant savourer par son Verbe les ténèbres et la douleur, et porteur de masques .

Les écrits attribués à Denys l'Aréopagite, philosophe fervent du Dieu Inconnu, et converti au christianisme par Paul, ne sont pas directement de cet homme . Ce Denys, notre St Denis, est un masque exprimant l'Alliance de la Tradition païenne avec la tradition chrétienne . Erigène, je le suppose, est un masque donnant l'essentiel de l'enseignement des Druides, sous les concepts dits "néoplatoniciens", c'est à dire la pensée païenne étroitement liée à la pratique des mystères et de la théurgie, dans le cadre du symbolisme chrétien, des siècles avant que la Tradition celtique ne philtre dans la matière de Bretagne . A titre d'exemple, son Periphyseon respecte la forme du traité druidique dialogue des deux sages, et par son sujet même, sans trêve se tourne vers la figure du Cercle, et l'interprétation symbolique du monde . Essentiellement, la voix de l'Erigène est sans cesse en cercle autour de l'indicible, comme le torrent de montagne qui creuse le roc impassible, lui arrachant les gemmes et les pépites germées au cœur des ténèbres .

Le masque n'est pas un mensonge, car la sincérité du christianisme de l'Erigène ne fait aucun doute . Il est aussi, analogiquement à ce que Léo Strauss, dit du Guide des Égarés de Maïmonide, un ensemble de délicatesses, d'indices, d'omissions, permettant de faire circuler dans les canaux de l'orthodoxie une pensée nouvelle, vivante, un corps et un sang nouveau puisant à des racines charnelles, indéracinables, selon la figure de l'arbre inversé .

Interpréter comme des manipulations ces masques est une profonde erreur, une méconnaissance des masques . Wilde a écrit : "les vérités de la métaphysique sont les vérités des masques". Le masque n'est pas rien . Et encore moins mensonge, sinon pour notre incapacité symbolique, propre à notre âge de la désymbolisation . Car qu'est ce qu'un masque ?

Il ne suffit pas de lire pour comprendre, il faut se mettre dans la position intérieure de le faire, dans l'écoute sans jugement . "Tu étais agité et saisi de troubles, et ta noble âme te stimulait "afin de trouver les objets de ton désir"(Ecc. 12 :10) (...) ton absence m'engagea à composer ce traité, que j'ai fait pour toi et tes semblables, aussi peu nombreux qu'ils soient (...) . Il faut savoir que, lorsqu'un des hommes nobles désire, selon le degré de sa perfection, se prononcer, soit verbalement, ou par écrit, sur quelque chose qu'il a compris en fait dans ces mystères, il ne lui est pas possible d'exposer même ce qu'il en a saisi avec une clarté parfaite et par ordre (...) je veux dire que la chose apparaîtra et se laissera entrevoir, et qu'ensuite elle se dérobera ; car on dirait que telle est la nature de cette chose(...)il faut savoir que la clef pour comprendre tout ce que les prophètes ont dit et pour le connaître dans toute sa réalité, c'est de comprendre les allégories et leur sens et d'en savoir interpréter les paroles . Tu sais que le Très Haut a dit : "et par les prophètes je fais des analogies" Maïmonide, (Rambam), Guide des égarés trad S.Munk, introduction .

Qu'est ce qu'un masque? La question porte sur l'être . Dans l'ordre de l'être, le masque est un signe . A savoir, il s'interprète comme s'interprète le texte .

Il n'est pas de vie humaine qui ne soit informée par une sémiotique, et d'abord par le langage . Les structures du langage et celles de la personne sont analogues, se répondent . Il s'ensuit que la parole n'est pas de la littérature, un domaine à part de la vie, mais le fondement de la vie même . Aucune thérapie, même le coaching comportemental le plus mécanique d'inspiration, ne se passe du verbe . Ceux qui croient ne pas avoir affaire à la parole, dans notre monde, sont asservis au texte de l'idéologie racine, au point qu'elle occupe leur corps et leur âme et se fait oublier comme étrangère . Ce sont ceux qui croient savoir, parce qu'ils ignorent qu'ils ne savent pas ; qui croient se connaître, parce que l'image que leur renvoie le Système adhère à eux comme un préservatif, qui les protège de toute contamination mal pensante . Œuvrer sur le texte qui structure et encadre la vie n'est rien d'autre que la reconquête de la souveraineté humaine, de la liberté essentielle .

Le masque est un index pointé vers le mystère de la personne . Rien n'est moins évident, rien n'est plus insaisissable que l'identité personnelle . Il est éminemment probable que la personnalité ne soit autre que le masque que l'on s'est habitué à porter, celui par lequel on est reconnu par les autres . Faite de rien, la personne est tissée de vide, habitée par l'abîme, ou course au divertissement et au mensonge, au mirages de "la recherche de soi", de "l'estime de soi" . J'avance masqué, et les autres ont aussi leurs masques . Masques parcourus, comme l'herbe de la steppe qui ondule par endroits, par des éclairs, des mouvements, des regards qui transcendent le masque, qui font l'authenticité d'une personne . Pour autant le masque n'est pas rien . Il est signe, non pas seulement par ce qu'il ignore, mais aussi par ce qu'il sait .

Le signe est un étant ambivalent dans l'ordre de l'être, il est entre la lumière et les ténèbres . Il est parce que son référent est absent . Conjointement de vide et de plénitude, absence et aussi présence . La signe est la plénitude de la créature, elle même tissée de néant . Le seul signe accordé par le Maître, le signe de Jonas, n'est autre que la prophétie, que le verbe de l'homme .

Dans la perspective la plus puissante, le masque fait signe, il n'est pas trompeur, il est un comme si de connivence . Face à un masque, je sais que cette face n'est pas une face humaine, n'en est que l'image sur un visage . Par le masque l'homme devient lui-même symbole, devient image de l'archétype qu'il joue . Tel est le fondement sacré du théâtre, l'invocation des dieux, le devenir autre, l'advenir des choses qui ne sont pas dans l'être . Le dépassement de l'homme est l'homme ; et ce dépassement implique la distance à soi, la réflexion, le reflet, l'image . Et comme dépassement vers le haut, l'image puissante d'un règne . Le masque et le blason sont très proches, d'une évidente proximité . Le masque est puissance, là où la personne est acte ; il est magie, là où la personne est cendres .

En tant que symbole de soi, par le masque, l'image ou le mot, l'archétype est une image au service de la transformation, comme cause finale, destinale, ou but dans le langage moderne, qui ne peut comprendre que la fin remonte dans le passé, comme une racine pour s'accomplir dans le futur . César se saisit de son destin en se posant César ; et l'ordre qui reconnait le nom, ou le blason, ou le masque pousse l'être humain à se conformer, se confronter avec son désir de devenir-autre, figuré par une image . C'est le sens de la prédiction auto-réalisante, de poser, de créer les conditions de sa réalisation en se posant . Le masque est le signe de la souveraineté de l'homme sur lui-même, souveraineté payée d'absence et de douleur selon l'ordre de l'image, douleur qui est, et douleur qui n'est pas - selon l'Erigène, celle de l'ordre de l'indicible .

Par nature, le signe a un référent, qui est ontologiquement consistant . L'ordre des signes repose sur un ordre ontologique non-manifesté . L'ordre des signes qui doit fonder un ordre, qui doit faire advenir l'espoir dans le réel ne peut être un ordre fictif, c'est à dire s'exténuant vers le non-être . Car fonder un ordre sur des êtres fictifs est un signe de démence, et rien de plus . De ce fait, la pensée moderne interprète tout ordre symbolique comme potentiellement dément, et s'enferme dans la démence unidimensionnelle de la désymbolisation . Le signe sans référent est exténué, l'ordre gratuit des signes est impuissant- tôt ou tard ce point doit être débattu avec la tradition lacanienne . Par exemple, l'ordre de la poésie sans auteur est la manifestation d'une matrice d'ordre immanente, d'une puissance qui n'est pas pur chaos et pures ténèbres, mais puissance de mondes . Le verbe parle à travers le poète ; et cet ordre est créateur d'ordre . Ce n'est ni hasard ni automatisme, mais créalisme . De même, le masque posé comme fin de la personne existe en acte comme puissance, comme force qui va, et qui impacte très réellement le réel vivant .

Je vais aborder maintenant différentes figures du masque . Il y aura plusieurs textes .



Le masque de l'artiste


Le masque est aussi le signe de la douleur essentielle . Le masque est une figure du désir de reconnaissance . Vouloir être regardé, aimé, est le propre de la créature séparée qu'affole sa solitude essentielle, et son clinamen au néant . Pour relier et la solitude et le néant aux mondes, l'homme la peuple de symboles, de masques . Et il les met au devant de lui . Regarde-moi . En tant qu'image et ressemblance, il n'est que si un regard se pose sur lui, ne serait-ce que le regard de Dieu . Sans regard, que reste-t-il de l'être qui est image et ressemblance ? Mais l'être séparé n'est rien, est néant, et n'attire pas lui-même son propre regard . Le centre de la personne n'est-il pas l'abîme dévorant, le puits d'angoisse et de douleurs – et la boîte de Pandore, le Graal, corne d'abondance, un et mêmes ? Car la personne n'atteint l'être, la conscience et la félicité que par l'abandon complet de soi . Le masque concilie cet abandon à la préservation d'une face, d'une présence au monde et aux regards .

Sans masque il sait, il est conscient qu'en soi, le vide qu'il est ne peut être aimé . Ce qui peut être aimé, c'est ce dont il est l'image, l'Un . Rien est aimable que l'Être, qu'il n'est pas . Ce que j'aime et j'admire dans les créatures, c'est l'Un ou le signe de l'Un . L'Un dans les signes se montre et se dérobe "je veux dire que la chose apparaîtra et se laissera entrevoir, et qu'ensuite elle se dérobera ; car on dirait que telle est la nature de cette chose". L'Un n'est pas, est une chose qui n'est pas, insaisissable, et je ne peux aimer que des figures, des signes, des images de l'Un .



« Toujours il s'est passé ceci
De ce que j'aimai je n'ai joui
Je ne le ferais je ne le fis
C'est très sciemment que je fais
Tant de choses dont le cœur me dit
Tout est néant ».


La plénitude de la créature est l'écriture, l'amour de l'écriture, de chaque lettre comme baiser de sa bouche, des musiques, des couleurs et des parfums intimes des lettres . Car ce qui est nommé écriture, lettre, n'est autre que la plus grande généralité des signes . La splendeur elle même est un masque, un signe à interpréter . Ainsi la jouissance n'est-elle pas la plénitude, ne serait-ce que par son caractère d'évanouissement . Aussi est-elle recherchée, car elle est la nourriture de la vie la plus intense . La jouissance des mondes, des âmes et des corps est l'expression humaine de l'âpre désir de l'Être . Mais l'intensification consciente du désir essentiel ne peut éviter la confrontation aux puits de l'angoisse, à la nuit obscure, à la morsure de la murène parmi les tripes . La recherche de la splendeur se paye à prix d'homme . « Je suis noire, moi, filles de Jérusalem, le Soleil m'a brûlé... »

Comme par les gardes, comme par les filles de Jérusalem, ce prix a été jugé excessif par la plupart des hommes . Cette puissance primordiale, cette splendeur fait apparaître la vie humaine comme vanité, comme vacuité . Cette puissance est foudre, tonnerre, éclair . Quant elle s'abat sur l'ordre laborieusement mis en place par les fils d'Adam, par le travail et la sueur de leur front, elle le brise comme un fétu . Aussi les forces d'ordre ont-elle fermé l'accès à la puissance primordiale de l'Eden, mesuré le monde, et très naturellement, travaillé à la désymbolisation, à la fermeture des Livres . Aussi ont-elle appelé Satan la force primordiale de jouissance des mondes . Tel est le récit de William Blake, et voici pourquoi Blake écrit que tout vrai poète est du parti du Diable-comme celui qui a écrit le Cantique . Ainsi l'artiste, au sens de William Blake, avance-t-il masqué .

Rien ne m'appartient de ce qui est aimable en moi, malgré l'indéfinité du désir de reconnaissance . Le fond de l'homme comme artiste est le rapport, l'abîme entre le désir de reconnaissance propre à la personne, et l'illégitimité de ce désir . Là est la place du masque, entre indéfini désir d'amour et indéfinie haine de soi . Je me hais, je me hais avec fureur, c'est le fond de ma relation à moi-même . Entre les deux est la terreur d'être mis à nu, d'être privé de masque, d'être enfin vu comme l'usurpateur que l'on est si l'on se rend témoignage à soi-même . Le Maître a dit lui-même : je ne serais rien si je me rendais témoignage à moi-même...terreur d'être une déception insurmontable, atroce, définitive . Terreur de se voir au miroir de tes yeux un misérable objet de dégoût . Ainsi le sens le plus profond d'une œuvre est d'être un masque .

Alors je porte ce que j'aime au devant de moi, comme un voile, le masque . Un phylactère portant les Lettres . Pour ne pas te supplier : regarde moi, malgré mon infini néant, ma tristesse indicible . Regarde moi, voyageur égaré dans la nuit obscure, qui a longtemps marché accompagne de la haine et de la rage, et qui a soudain soif d'humanité . "Je suis maintenant l'un de ceux-ci, un banni et un homme errant loin des dieux, car je mettais ma confiance dans la Haine insensée." Tel le roi vêtu de ses ornements, dont la mort de la personne n'est rien, cette personne n'étant que le support du masque royal . Le Roi est mort, vive le Roi ! Le poète, le Barde ne dit pas autre chose . Regarde dans ma direction, que j'évoque pour toi la splendeur du monde . Que la splendeur du monde soit le masque de mon bannissement . Maïmonide . "Sur Râm et sur nasâ (élever)

"Râm est un homonyme pour désigner l'élévation du lieu, ainsi que l'élévation du rang, je veux dire la majesté, la noblesse et la puissance ; on lit, p. ex : "Et l'Arche s'éleva de dessus la terre"
(Genèse, 7 : 17) ce qui est du premier sens ; dans le deuxième sens, on lit, p .ex : "J'ai élevé l'Élu d'entre le peuple" (Ps 89 : 20.)"

De sa parole le Barde se revêt, de la splendeur indéfinie des mondes, des vies et des morts, de la femme, et de la douleur et de la mélancolie . Par son évocation il intensifie, exalte cette splendeur, comme le musicien exalte la splendeur toujours déjà présente de la musique, comme le parfumeur exalte la splendeur toujours déjà présente des parfums du monde . Il est sagesse, sapere, saveur des mondes, maître de la saveur des mondes, de l'âpre saveur de la vie, où tout est servi pour le banquet moderne, et où tout manque, où "ce qui manque ne peut être compté", et que même l'être puissant ne peut entièrement remplir, sans auparavant avoir la miséricorde de te faire passer par la mort, par milles morts .

Ainsi se forme la spirale intensificatrice du Barde et de la Muse : je désire en toi l'Un que tu désires, tu désires en moi l'Un que je désire ; comme un miroir, je te montre en toi ce que tu désires, et tu me montres en moi la Splendeur . Nos pensées et nos mots deviennent nôtres, et figures de l'Un, une synthèse de la merveilles des mondes dans des sphères de larmes .

Pour l'artiste, l'œuvre est-elle même un masque . Soi, le masque, l'œuvre, un et même . Wilde écrit : «Révéler l'art et dissimuler l'artiste, tel est le but de l'œuvre ».


Ainsi le masque est-il par excellence l'oeuvre de soi, l'art de soi-même comme Vivant.

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Nu

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Zinaida Serebriakova