Étoile de l'Alliance I Sur l'entrelacs de mélancolie et de schizophrénie dans la civilisation européenne, ou la dissociation comme principe dynamique.


(Beatus de Liebana)


La symbolisation naît à la racine de l'absence, comme le chant naît du silence . Le signe, le sémiotique, est l'index pointé vers l'absent ; il se substitue au signifié . Mais il permet l'implication du monde en moi par la présence du signe, et par l'absence du signifié . Ainsi par les mots le poète évoque le monde, un monde absent-précisément l'être du monde moderne qui file vers le néant comme file le pouls d'un agonisant . Le temps des crépuscules est le temps des poèmes du jour, ou le temps des poèmes de la nuit .

La question ontologique est fondement, racine intime de toute la vie que nous essayons de saisir par les mots . Si le signe n'est qu'une ombre sans signifié, juste pointé vers un signifiant fuyant à l'infini dans le système sémiotique de nos mots, des mots de la tribu, alors le verbe n'invoque rien, le verbe est fiction et arrière-monde . Le poète creuse l'abîme entre un réel dépourvu de sens et l'âpre désir de sens qui porte l'homme . Ajoutons même que dans l'idéologie racine, le puritanisme ontologique triomphe, puisque le désir est le principe même de l'erreur et de la tromperie de soi-même, selon l'idée même de la pensée du soupçon . Et justement le soupçon et le doute sont alors maîtres de vérité . Nous aurions même tendance à penser que plus une proposition est répugnante, plus elle est vraie, et plus elle interroge nos mécanismes de défense devant un réel révoltant par nature .

Je montrerais au contraire que le désir est le maître du savoir, et que le doute n'est pas une méthode particulière d'établissement de la vérité .

Le réel dépourvu de sens qu'évoque la pensée du soupçon n'est autre qu'un réel constitué d'objets physiques indépendants, le monde des choses de l'idéologie racine, celui évoqué par Borges dans l'histoire de l'éternité . Un monde fait d'objets en nombre défini dans un espace fini connaîtrait à coup sûr l'éternel retour du même . Le fond de l'éternel retour n'est autre qu'un monde fini, et susceptible d'être compté . Il est le monde des états de choses, un monde réduit en faits . Or le temps est justement l'indéfini, la puissance à l'œuvre dans le fini . Par exemple, le seul être humain défini-définitivement est le mort . Le réel dépourvu de sens est irréel, il est le rêve de l'idéologie racine comme processus d'aveuglement et d'obscuration .

Héraclite dit : Le dieu qui est à Delphes ne montre ni ne cèle, mais fait signe . Le signe, l'index ou le regard pointé, est la seule monstration possible de l'insaisissable . Le signe, en tant que substitut vide, est manque et tristesse, mais infiniment plus que l'absence pure non symbolisée, qui est souffrance sans expression . Le signe pointe vers un signifié, c'est à dire écarte la thèse de la folie, selon laquelle le signe provient d'une projection de l'interprétant humain, qui pose un objet isolé comme un signe d'étant autre que l'objet pris comme signe, et autre que le sujet interprétant, par reflet de lui-même dans son imagination, son délire .

Dans l'ontologie moderne, le poète délire . Dans l'ontologie d'Homère, le poète évoque la puissance des dieux avec tremblement . Et si le signe pointe vers une objectivité, vers un monde, alors le signe est aussi la trace tangible d'une voie d'accès, comme le Chérubin au glaive de feu qui garde le paradis terrestre, le jardin d'Éden .

Un monde dépourvu de sens est un monde fragmenté, où rien n'est lié par nature, où la fumée n'est pas signe du feu, la trace sur l'estran trace d'un passage, la lettre trace d'une pensée . Un monde où le signe, par sa part de non-être, n'est pas du tout . Mais le non-être pénètre l'être, la puissance envahit l'acte, des être porteurs d'un vide sont des places où s'abriter des tempêtes des mondes . Le signe est un être qui parle d'un autre, et cet autre qu'il pointe, n'est pas lui, mais il peut s'y substituer dans des figures analogues aux figures du monde . La métaphore n'est pas une figure littéraire, mais un dévoilement et une invocation .

Il demeure que dans le monde pensé par l'Âge de fer, le poète est très exactement dans la position du fou, qui regrette une absence d'un inexistant, selon les propos de Zizek . Il peut même se réclamer à divers titres de la folie .

Ce texte n'est qu'une mise en perspective de pensée . Cependant, ces perspectives me semblent nombreuses .

Selon la règle de l'analogie, tout "bas" est à l'image et à la ressemblance de quelque archétype, selon l'archétype d'Adam, fait à l'image et à la ressemblance de Dieu ; ou encore, de la règle de la Table d'émeraude : tout ce qui est en haut est comme ce qui est en bas . La règle indique hiérarchisation et exténuation descendante d'une structure analoguon d'un analogué premier et principal . Premier désigne l'ordre du temps et ses analogons, comme notre calendrier ; et principal désigne un rapport analogue hors du temps, une principauté, la principauté d'un Ange . Ange n'est pas ici à penser à l'image d'une personne, mais d'une puissance principiante située au point de fuite des horizons des mondes, qui multiplie les reflets . Après Dogen, on peut donner l'image de la lune indéfiniment analoguée dans les gouttes de rosée de la Steppe .

Les maux de l'esprit et de l'âme de l'homme individuel connaissent des formes hiérarchisées . Les formes supérieures sont constituantes de l'humanité de l'homme, les formes inférieures sont des maladies, au dernier degré organiques .

Comme l'ontologie entre directement en ligne de compte pour la définition de la psychose - puisque la notion de "principe de réalité", d'"adaptation au réel"fait appel à la notion ontologique de réalité, il s'ensuit que la définition la plus banale de la psychose, et du délire, est liée directement à l'ontologie de l'idéologie-racine . L'ontologie n'est pas du tout questionnée dans la plupart des oeuvres psychanalytique, y compris en ethnopsychiatrie, où la règle habituelle est "on fait comme si", et non "l'ontologie de ce peuple est vraie", même quant il semble relever de l'évidence qu'un sorcier, par exemple, obtient des résultats matériels tangibles de son activité . "Comme si" et "suggestion", "construction de la réalité"... pour les autres, les barbares, mais notre réalité moderne vide n'en repose pas moins sur ces piliers, "comme si", et "suggestion". Par exemple, considérer Hölderlin comme malade, et non frappé par un dieu, relève non de la science, mais de l'ontologie, et en général les "spécialistes" n'y connaissent rien de rien .

Il a été posé qu'il existait une mélancolie essentielle (peut être faut-il l'appeler spirituelle, mais non), et analogue à celle-ci, d'une puissance ontologiquement inférieure, la mélancolie ou dépression réactionnelle . La mélancolie essentielle est la source vive du gnosticisme, et de la poésie, là où la dépression n'est que plainte plus ou moins articulée . La mélancolie essentielle est le vécu d'un puits d'angoisse rempli de bile noire, et reliée directement à la séparation du principe qui afflige toute créature, et à la séparation du moi et du non-moi qui fait être le monde, et sur l'horizon duquel se lève cet astre lunatique qu'est la personne . La mélancolie est donc un sentiment obscur et mal identifié, puisque la perte est indéterminée ; mais elle s'effectue dans une psyché relativement construite autour d'une identité . En soi, cela conduirait à poser que la classification de la mélancolie parmi les psychoses résulte des a-priori ontologiques de l'idéologie racine sur l'unicité du monde, monde des choses, et que dans une ontologie plus compréhensive posant une indéfinité de mondes, la mélancolie serait une névrose propre à l'homme noble . William James fait l'hypothèse que le même appareil psychique peut produire plusieurs identités, et que celle qui surnage sur la mer des possibles est maintenue par les corsets de la société et des proches-et je le crois plus près de la vérité que personne . N'est-il pas un auteur de l'agrégation de philosophie ?

Il est posé ailleurs que la schizophrénie est une psychose opposée à la mélancolie . La première thèse implique que la schizophrénie doit connaître une forme archétype, et ses diverses formes pathologiques plus ou moins organiques . Or le fondement de la schizophrénie est la dissociation . Mais cette dissociation, loin d'être vécue comme une blessure et une perte pour une identité, et donc d'être ressentie comme le manque de quelque chose dans le cadre d'un ontologie de la chose-là où il s'agit ontologiquement d'un lien et d'un signe-est vécue comme la dissociation de l'identité même de l'égo. Il existe à l'évidence un mythe archétype traditionnel de ce morcellement terriblement douloureux, s'accompagnant d'anxiété massive : c'est le mythe d'Isis et d'Osiris . Là où la mélancolie est la perte du lien entre le moi et le non-moi, qui sont issus d'une Union originelle et originaire, la schizophrénie ajoute une perte du lien entre les parties fonctionnelles du moi, un clivage radical-mais qui peut s'accompagner d'une conservation du lien entre ces parties et le non-moi . Il n'est pas élucidé de savoir si le morcellement schizophrène est plus grave que la séparation mélancolique.

Les positions de l'esprit de l'homme, en tant que constituantes de l'humanité, sont des essences qui se retrouvent dans les symboles des principales civilisations . Ces positions n'ont rien d'idiosyncrasiques, ou personnelles, et c'est pour cela qu'elle sont universelles, en tant que puissances et principes d'humanité pour chaque homme noble . L'ordre humain est lui même analogon d'ordres célestes, ou archétypes . La perte des puissances principiantes d'ordre est une perte d'unité, l'unité étant la forme, et la quantité d'individus la matière . La conséquence inévitable de ces considérations est que la dissociation ne frappe pas que les personnes, mais aussi la civilisations .

Notre âge, l'Âge de fer, est par excellence l'âge de la dissociation . Le progressisme est la rupture de l'unité du passé et de l'avenir ; l'éclatement de l'Empire au profit des nations, puis des communautés, puis des micro-communautés est la dissociation politique ; l'individualisme idéologique et le nominalisme des formes ontologiques de dissociation . L'unité supérieure des deux sexes est perdue . Le corps est opposé à l'âme sans recours .

Enfin, la dissociation touche au spirituel quand l'héritage traditionnel de l'Europe, l'entrelacs des anciennes alliances adamique et noachique du paganisme ancien et du judaïsme mosaïque dans le christianisme-à travers les figures d'Abraham et de Melkitsedeq-se scinde, et que certains veulent purifier le christianisme de son héritage juif, comme Simone Weil, ou purifier le paganisme de son héritage chrétien, ce qui est une forme de folie qui brise le cycle de la Tradition, et brise encore le lien originel de la dette de l'homme envers Dieu et envers son frère, que retrace le mythe de Caïn .

Le monde européen souffre d'une schizophrénie essentielle .

Âge de la dissociation, notre âge est celui que Jakob Taubes appelle l'époque de la guerre civile mondiale . En réalité, cette volonté de purifier ceci ou cela résulte d'une impuissance de l'interprétation des textes sacrés-par exemple, chez Simone Weil, d'une lecture littérale unidimensionnelle des textes sur la vengeance divine, en oubliant que l'ennemi est d'abord en soi, et que la séparation moralisatrice de soi comme "bon" et des autres comme "barbares" est une illusion du narcissisme .

Cette dissociation qui frappe la culture européenne se traduit par des massacres, par la volonté d'exterminer ceux qui sont identifiés d'un coup comme les ennemis . Les guerres de religions inaugurent les crimes du XXème siècle, cette capacité à trouver l'ennemi à côté de soi, cet aveuglement à l'ennemi en soi qui est un symptôme de la folie européenne . La puissance de la nostalgie de l'unité provoque une fuite en avant de recherche de substituts d'unité, comme la race ou la nation, qui sont en réalité des facteurs aggravants de dissociation ; et l'anxiété qui naît de la dissociation est ainsi instrumentalisée au profit de son aggravation . Mais la recherche d'unité a aussi produit un Pic de la Mirandole, un Guénon, des hommes capables de penser l'unité de la Tradition européenne, et même de la Tradition tout court, comme un principe de départ .

L'antisémitisme est un des symptômes les plus éclatants, les plus évidents de cette volonté de rupture du cycle de la Tradition . Le fond de l'antisémitisme est lié à la perte très ancienne de l'idée de l'héritage et de l'Alliance, qui a fini par devenir une perte radicale, et dont le caractère démoniaque est éclairé par le leitmotiv du journal de Goebbels : nous avons coupé les ponts . Ainsi notre monde a-t-il pu se couper de toute source vive et devenir le bloc errant, obscur, haineux que nous voyons . Une nef des fous.

Dans les cycles du temps, il existe une analogie intime de notre époque et de la Renaissance. Nous redécouvrirons la perpétuité des Alliances . Ainsi se justifie le titre du livre clef de Stefan George, l'Étoile de l'Alliance.

J'invoque pour clore le symbolisme de l'Arche . L'arc en ciel ferme le cercle des mondes au dessus de l'arc qu'est l'Arche. Ainsi se forme le cercle des Alliances . Ainsi se conserve l'héritage immémorial, qui est le céleste pays et la grande amitié.

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Zinaida Serebriakova