Déchainement de la pulsion de mort dans l'éros . L'intensification verticale de l'Éros comme spirale de crêtes et d'abîmes .


(Tokyo 1949)


"Il n'est pas bon que tous lisent les pages qui vont suivre...tourne tes pas en arrière et pas en avant".

Au delà d'un homme et d'un photographe, Araki, une photographie exerce sur moi une fascination, une fascination du regard indéfini du Serpent . Je ne saurais dire exactement pourquoi .

Sans doute l'écart à l'acte sexuel que pourtant tout suggère, la cambrure, les seins dressés et lourds, la tête penchée de la femme, inclination vers les souterrains des mondes et de l'âme, qui montre la victoire immense du désir et de la jouissance sur les illusions de l'ego, selon un signe analogue au symbolisme du lien, du bâillon .

Sans doute aussi, en harmonie avec la lévitation de la tête inclinée, comme un danseur de corde, l'exaltation inverse de l'insaisissable, de ce corps qui peut être embrassé de cordes et de tissus, qui peut être matière d'une œuvre d'art qui le redessine et s'approprie ses paysages, et au contraire de cette âme fiancée à la lune, qui échappe toujours au point de fuite, à l'indéfini des horizons éperdus, dans un mélange, une noire liqueur de terreur, d'aspiration à l'amplitude et d'exaltation vers la jouissance la plus absolue, verticale comme une falaise de marbre .

Sans doute la peau, sublimement, soyeusement pénétrée, et mise en valeur par la nudité nue ; sans doute la douleur, l'absolu exigé par cette douleur, sans doute le regard tendu de l'homme face à cette idole sublime qui se tord, muscles des bras tendus, mains serrées, ses seins opulents et fesses projetés au dehors non par offrande, mais par nécessité implacable délivrant de la culpabilité et de l'hésitation propre aux illusions de la souveraineté .

Et sans doute l'écart à l'acte cru, non parce qu'il ne doit pas être montré, non pas parce qu'il ne doit pas être consommé, mais parce que la ritualisation de la suggestivité extrême tant des corps que des gestes, que des paroles, avec l'écart, le comportement détaché exigé, provoque une tension qui porte à la folie les extases douloureuses du désir, l'ouvrant vers l'absolu, l'infini, élevant la courbe du sein jusqu'à la courbe nue de la voûte céleste- constituant la voie de la main gauche dans son caractère authentiquement cruel, cruauté de la pénétration de la chair, cruauté froide, concentrée, esthétique, détachée, cruauté de l'inassouvissement, selon aussi le rite de la nuit des Fidèles d'amour, nuit nu à nu avec l'aimée, sans aucun acte sexuel, ou peut être seulement l'océan des baisers de sa bouche, l'océan, le vieux célibataire parcouru par les tempêtes, qu'éblouit l'éclat pâle du ventre du requin, et les grands corps blancs des noyés, tournoyant vers les abîmes, sous la clarté entêtante de la lune, par millions et millions répétée sur la surface brisée de l'onde .

Sans doute cruauté enfin de l'assouvissement, qui est l'inversion vertigineuse du culte de la Dame - et nécessite donc l'élévation d'une Reine- qui est transgression, profanation, violence symbolique ritualisée, déchaînement symbolique et entrelacs des Nuits féminine et masculine, qui en tant que tel reste indéfiniment, éternellement inassouvi, qui mêle les délices de la jouissance hurlante avec le reflux fatal du plus ultra qui porte l'absolu contre son sein . Il n'est pas d'assouvissement sans larmes .

Creuser méthodiquement les écarts, les abîmes, tel est le sujet authentique que montre cette image . L'éclair le plus puissant naît des pôles les plus lointains, les plus intenses . Ne pas céder à la facilité, ne pas oublier l'absolu qui possède l'homme noble . Si je t'oublie, Jérusalem..Sur les rives des fleuves de Babylone, là nous nous assîmes, et nous pleurâmes au souvenir de Sion. Aux saules qui les bordent, nous suspendîmes nos harpes; car là nos maîtres nous demandaient des hymnes, nos oppresseurs des chants de joie. "Chantez-nous [disaient-ils],un des cantiques de Sion!" Comment chanterions-nous l’hymne de l'Éternel en terre étrangère? Si je t’oublie jamais, Jérusalem, que ma droite me refuse son service! Que ma langue s’attache à mon palais, si je ne me souviens toujours de toi, si je ne place Jérusalem au sommet de toutes mes joies! (...) tel est le sens secret de cette parole . L'homme noble n'a pas de patrie en Babylone . Il doit surmonter son essentiel exil, sa nostalgie sans aspirer à l'oubli . Non seulement je désire, mais je veux désirer, quand bien même mon désir m'écorche au plus profond de l'âme, quand bien même mon sang se répand dans la poussière à chaque battement de cœur, quand bien même je ne vois pas d'issue dans ce monde . Rester parfaitement calme, afin de dessiner d'infimes entrelacs à même la chair, face à l'objet même de l'affolement . Conquérir la puissance d'être en soi-même dans la forteresse de l'esprit, de ritualiser au plus fin ce qui est déchainement le plus puissant . Retenir dans la méditation l'expansion sauvage des forêts de l'âme . Ne peut-on penser plus grande ascèse envers soi même, plus grand désir de jouissance, plus grande science de la Main gauche que cette amplitude et exaltation des contraires, ce secret et froid délice de la plaie ? Ainsi je dois aimer la mort, s'il le faut, s'il faut boire ce calice d'amertume pour ne pas t'oublier . Mais quelle horreur me saisit au plus profond des tripes, au plus profond des labyrinthes intérieurs . Je suis écrasé par une tristesse de mort .

Et sur l'épaule de la femme de dos, qui n'a pas l'échine et le regard tendu que l'on devine de l'homme, la figure de la spirale posé sur le cœur, posée à gauche comme un vampire . La spirale est le symbole de cette amer délice, l'intensification indéfinie de l'Éros, cette radicalité sans retour, dans les lacs noirs des yeux, dans les silences qui prennent demeure parmi les mots, dans les larmes qui ne coulent pas, ou occultes, sur la surface de la même gorge qui éclate de rire ; ou encore sur l'indéfini parcours de la peau, le découpage de l'épaule, la naissance des seins, la finesse du cou, la volonté de percevoir les fragrances, les parfums sans montrer le moindre signe, le masque du calme et de la discussion partagée dans un groupe avec le soleil noir, qu'il ne faut ni regarder, ni écouter, ni ressentir, et qui aspire le regard, aspire l'écoute silencieuse, par le ressenti total de la seule présence réelle du corps céleste charnel au monde, dont les échos se mêlent au plus infime ressenti des mondes .

La spirale est un chemin, une voie qui peut être parcourue en un double sens, une figure analogue à Janus . L'intensification peut envahir le champ de la conscience, le monde ténébreux des instincts, le soleil noir de la mélancolie, en partant d'un point de départ infime, et devenir un incendie et une explosion qui mène à une dissociation, à l'ouverture de la bouche de l'Abîme sous les pieds, au vertige surressentiel qui naît à la source des Ténèbres, dans une analogie de destruction apocalyptique, d'effondrement, de dévoration des mondes par le loup céleste . L'intensification peut être la contre clef, le retour vers l'unification, en abandonnant le monde déplié de la manifestation vers les ténèbres intérieures . Et assurément, comme dit Héraclite, le chemin vers le bas et le chemin vers le haut, un et même ; autrement dit, la même voie d'abîme, le même chemin de crête de la grande folie, peut m'écarteler, m'emmener puissamment vers l'incoercible, comme la lame scélérate qui brise le grand navire ailé par le mouvement de ses mâchoires, ou me rassembler, me donner la concaténation atroce, dans les déchirements de la douleur, qui me reprendra l'héritage de Babel, l'héritage de Caïn, l'héritage d'Adam, l'héritage de la division des sexes, qui fera de moi une source unique de paix, selon la figure du roi de Salem-qui fera de moi un gardien de la Terre Sainte, dispensateur du pain et du vin des mondes .

L'initiation, comme son nom l'indique, est le Retour, le Repentir ; et le repentir est l'abandon de tout ce qui a servi de fondement éphémère à la vie . Au regard du vivant enfermé dans la morne perspective du réel chosifié, le Repentir est une mort, et une mort étrange . Sans avoir accès à la lumière qui philtre indiciblement dans les ténèbres, comme d'infimes larmes de lumière, l'immense douleur et l'immense désespoir du vivant rendent la mort désirable, selon la figure des ancêtres pendus au long de cordes, selon la figure maudite d'Odinn, pendu sous l'arbre de Vie, dérisoire feuille morte agitée par le vent mauvais des songes, des grandes espérances, des illusions qui tissent les vies humaines, et les rendent vivables comme vies animales, mortes à la source de vie, fermées sur elles-mêmes dans des mondes morts, pièces vides décorées de cartes des mondes, où parfois philtre un rayon de lumière et un courant d'air, qui comme chacun sait, rendent malade, malade à ces boîtes, ces cercueils qui se déplacent que sont les vies humaines modernes .

Car d'avoir survécu à sa propre mort, de s'être fait arracher l'œil d'atroce douleur et de hurlement de loup, Odinn est devenu Barde, c'est à dire Voyant . Aveugle au monde des ténèbres, il voit les autres mondes déployer leur splendeur comme des spirales infinies ; baptisé par la douleur, il accède à l'invocation suprême, le pain et le vin des mondes, l'Alliance primordiale qui fait tourner le Soleil et les Étoiles, la puissance véritable de l'Éros absolu dont le nôtre n'est qu'un reflet fugace .

Newton ne dit rien d'autre : les corps s'attirent en fonction de leur masse et en raison inverse du carré de leur distance - analogie matérielle de l'Éros spirituel, où la masse est la puissance érotique issue de la semence des dieux, et la distance justement cette intensification provoquée par la douleur, le drame dans le Ciel, cet immense et sanglant déchirement qu'est la naissance même de la liberté - liberté sublime, image même de la puissance des dieux, et immense réservoir de ténèbres, source nécessaire de tout mal et de toute malédiction . La souveraineté humaine a partie liée dès l'origine avec le crime, la violence et la haine-tel est le secret de la main gauche, tel est le fondement de son ésotérisme .

La beauté n'est autre que l'écho du désir essentiel, l'écho du repentir, et donc des ténèbres, de la dévoration et du crime . Car on déchire autant pour la beauté que l'on la contemple dans la lumière de la sagesse . La beauté n'est pas une puissance de paix sans être aussi une terrible puissance de déchirement . Le chant des plus puissants Bardes est le chant de Tristesse et de Peine, de Mélancolie . Ainsi est croisée la beauté de la plus belle des femmes, signe fascinant, soleil noir et insigne de mort et de condamnation, selon la dyade originelle du bonheur et du malheur, dont le secret n'est pas la distinction, mais l'unique racine, l'unique tronc, l'unique délice . C'est ainsi que le culte de la main gauche est la manifestation du jour et de la nuit de la beauté, les délices des jours se mêlant aux fleuves des ténèbres de l'âme pour reformer l'arbre unique, et se libérer des origines, dans le désir sombre et sévère d'être à nouveau sans père ni mère . Ce que Blake, ce que Milton savaient, en l'appelant le Diable, l'ivresse des ménades, la révolte luciférienne de Faust et de la sorcière .

En tant qu'image des commencements, le féminin est figure de la douceur et de l'Un, de l'enveloppement, de la fleur qui accueille au plus profond d'elle même dans la fusion ; en tant qu'objet du désir et fondement de la séparation, le féminin est à la fois objet d'immense désir et d'immense haine, déchirement et blessure infinie, selon la parole "l'homme quittera son père et sa mère...", analogon de la perte d'Eden . En tant que puissance, force qui va, le masculin est puissance d'attraction et de dissociation, de multiplicité, de destruction : la pénétration est aussi prédation, cruauté, implicite dévoration, assimilation et retour . Homme comme femme portent en eux un sexe lumineux et un sexe sombre, à savoir qu'ils réunissent nécessairement les deux principes, et en échos infinis . En effet, dans une polarité, la seule unité est le double qui forme le lien unique, le mâle et la femelle liés ; car si je désire une femme, si je la reconnais, c'est que j'ai en moi son image, laquelle porte mon image, à l'indéfini ; et de même pour une femme qui désire un homme . Très simplement, tout être humain porte comme un abîme en lui l'image de la totalité infinie du cycle du mâle et de la femelle, donc de l'Eden, et ne peut l'accomplir seul-il n'est pas bon que l'homme soit seul . Je n'évoquerais pas ici, pour l'instant, l'homosexualité .

Homme et femme dans le désir absolu sont une spirale indéfinie d'être, une spirale indéfinie d'échos du même et de l'autre, de commencements, d'aurores secrètes ; une intensification extrême de l'être au monde qui fait de ces êtres tissés de songes des objets durs et coupants comme des gemmes, et aussi d'une fragilité extrême, comme d'immenses constructions de verre en filaments infimes . L'intensification transforme la peau en chair à vif, le contact en délice et en blessure, la parole en hymne, en oracle, en étouffement, en malédiction incompréhensible en un instant . Alors j'entends dans chaque vague de la mer l'écho de ta voix, je vois dans chaque galet au soleil l'éclat de tes yeux, alors l'absence et la plénitude s'embrassent dans le temps . Puis je sombre dans l'abîme, et mon corps tournoie vers les profondeurs comme une feuille morte . Alors je vois la vérité, ton corps est le résumé, l'implication des mondes ; alors promener mon visage sur la fleur de ta peau est comme absorber l'espace et le temps infinis des trois mondes, retrouver les traces effacées par le temps de l'Eden, goûter aux aurores des mondes, regarder se lever l'éclat invaincu du Soleil, comme au premier jour . Alors le goût de ton sang est celui des quatre fleuves du paradis, alors le battement de ton sang est la musique originaire des mondes indéfinis . Alors je peux me noyer dans ta bouche, dans tes yeux, comme dans l'espace infini . Puis les plus innocentes paroles m'écorchent sans raison, puis je te voie et ne te vois plus, et en un instant je porte l'infinie tristesse des mondes, je pleure sur toutes les mélancolies, la vie s'échappe à travers moi comme la source s'insinue sous le sol .

L'illumination est la rencontre de l'instant et de l'éternité, a dit Dogen . Le savoir est éternel, non l'état originaire qui s'explique dans l'instant . Tu as reçu, j'ai reçu ce pouvoir infini de don, l'espace d'un instant . Que j'hésite à donner, donner, donner à nu ma vie et ma douleur, et je ne peux recevoir, et je ne peux donner, décrire l'aurore à venir pour les hommes nobles . Ma chair et ma douleur sont l'argile dans le creux de mes mains, qui creusent de son vide terrifiant une forme hantée de hurlements, pour y couler le feu de métal pur, et ériger l'œuvre qui sera pour eux un signe . Car qui demande donne, et qui veut donner reçoit . Nul ne l'a mieux dit que Maïmonide, dans son sublime Guide des égarés :

Il faut savoir que, lorsqu'un des hommes nobles désire, selon le degré de sa perfection, se prononcer, soit verbalement, ou par écrit, sur quelque chose qu'il a compris en fait dans ces mystères, il ne lui est pas possible d'exposer même ce qu'il en a saisi avec une clarté parfaite et par ordre (...) je veux dire que la chose apparaîtra et se laissera entrevoir, et qu'ensuite elle se dérobera ; car on dirait que telle est la nature de cette chose(...)

La foudre d'Éros ouvre des portes fugitives, mais si profondes que le fidèle d'amour peut laisser la foi et le doute pour la Gnose . La gnose d'Éros est ivresse et jouissance des ténèbres, de la douleur et de l'océan du désir . La Gnose d'Éros, comme toute Gnose, est calme regard sur l'abîme après la Géhenne, où sont le feu, les pleurs et le grincement des dents .

Cela, je ne peux que le croire . Sur la paroi de l'abîme, sur le mur de feu aveuglant, les ongles déchirés, il est trop tard pour reculer, après avoir commis tant de fautes . Quel atroce courage, quel désespoir intime faut-il pour affronter le Serpent qui a déchiré et vaincu ses pères, suspendus à une corde, une nouvelle fois, avec la rage mélancolique et tremblante d'être, enfin, le Sauroctone . Quel breuvage de larmes, quelles brouillard de mercure sur les yeux faut-il surmonter pour se surmonter dans cette voie abrupte et désolée . Tel est l'essence d'amertume des avertissements de Lautréamont :

"Hélas ! qu'est ce donc que le bien et le mal ! Est-ce une même chose par laquelle nous témoignons avec rage notre impuissance, et la passion d'atteindre à l'infini même par les moyens les plus insensés ? Ou bien, sont ce deux choses différentes ? Oui...que ce soit plutôt une même chose...sinon, que deviendrais-je au jour du jugement !"

Rappelle-toi : en tant que pôles, bien et mal sont liés par leur opposition, et le bien porte en lui l'analogie inverse du mal, qui lui porte l'analogie inverse du bien, à l'infini-à l'infini le bien est tissé d'interstices de ténèbres, à l'infini le mal est tissé de rayons de lumières des mondes . Tu ne peux trancher, séparer, sans te trancher, te blesser, te blesser l'âme, sans finalement te mettre à mort, sombrer par passion de la clarté . Toujours tu danseras sur l'abîme- Dieu est un danseur de cordes, un éternel joueur de liens . "sinon, que deviendrais-je au jour du jugement ?"

"Il te sera beaucoup pardonné parce que tu as beaucoup aimé". Cela, je ne puis que le croire, il est trop tard pour moi . Le sol rassurant est trop éloigné, il faut garder les yeux vers l'orage, fontaine du ciel, vers l'arbre inversé, promesse d'un nouveau ciel et d'une nouvelle terre . C'est ainsi que j'embrasse la lune avec les dents . Ou l'intensification de l'Éros comme monde à l'envers...je laisse les morts enterrer leurs morts . Sinon, ne suis-je pas mort, moi ?

Vive la mort !

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Nu

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Zinaida Serebriakova